1Les êtres humains ne se font pas comprendre seulement par le langage, ils communiquent aussi par le corps et par ses diverses formes d’expression et de représentation. On compte les rituels parmi les formes les plus efficaces de la communication humaine. Les rituels sont des actions dans lesquelles la mise en scène et la représentation du corps humain occupent le rôle central. Par les rituels, des communautés humaines se créent, des passages à l’intérieur de celles-ci et d’une communauté à l’autre s’organisent [1]. Les rituels diffèrent des formes purement langagières de communication, car ils constituent des dispositifs sociaux dans lesquels il y a création d’ordre et de hiérarchie par le biais d’une action sociale commune qui produit du sens. Les cérémonies, les fêtes, les liturgies, les différentes formes d’accord et de convention relèvent des actions rituelles. On peut citer les rituels religieux, les rituels de passage, par exemple ceux qui scandent les événements et les âges de la vie (naissance, mariage, mort), les rituels d’institution, qui assignent des places et des fonctions, et l’ensemble des rituels qui règlent l’interaction sociale quotidienne. Phénomènes sociaux complexes, les rituels sont un objet d’étude pour de nombreuses disciplines scientifiques, mais il n’existe ni théorie communément acceptée ni même de définition des rituels au niveau de la recherche internationale. Les positions divergent trop d’une science à l’autre. Selon le domaine de recherche, la discipline ou l’approche méthodologique, on mettra l’accent sur tel ou tel aspect. Cependant, on s’accorde aujourd’hui généralement pour penser qu’il n’est pas souhaitable de privilégier une approche théorique au détriment de la multiplicité et de la richesse des perspectives. Il importe de thématiser la variété des points de vue afin d’aborder dans toute leur complexité les rituels et leur étude.
2Un exemple suffira à démontrer toute la puissance des rituels en termes de communication: celui de la mort et des funérailles du pape Jean-Paul II. Dans un laps de temps très bref, on assista à la mise en scène et à la représentation de nombreux rituels; des millions d’êtres humains se rendirent à Rome afin d’être présents physiquement et de prendre une part active au déroulement du processus rituel. Nombreux furent ceux qui éprouvèrent des émotions intenses et des sentiments fraternels. La mise en scène et la représentation de ces rituels au niveau des médias a créé une réalité médiatique perçue et éprouvée simultanément sur toute la planète par plusieurs centaines de millions d’hommes et de femmes. Cette forme de participation a également suscité des sentiments d’une grande intensité chez de nombreuses personnes; elle leur a donné la possibilité de discuter avec des parents, des amis et des connaissances du sens à donner à ces événements rituels. Des millions d’êtres humains ont ainsi parlé ensemble de la religion et de la mort, de la question du sens de la vie, du pouvoir politique et spirituel de l’Église. Même si tous n’étaient pas partie prenante dans ces rituels, ils participaient, par la perception et l’assimilation de la réalité médiatique, au déroulement d’un rituel et partageaient des images qui devaient être comprises et interprétées. Il se forma donc une communauté limitée dans sa durée, formée d’êtres différents qui appartenaient à des cultures hétérogènes.
3Dans le contexte de l’importance croissante de l’individualisme et de l’idée de l’autodétermination du sujet dans les sociétés modernes, certains théoriciens pensent que les rituels sont superflus et peuvent être remplacés par d’autres pratiques sociales. Une telle position ne résiste pas à l’analyse, même dans une acception très traditionnelle du rituel. Aujourd’hui comme hier, la vie en communauté n’est pas possible sans rituel ni ritualisation. Tout changement, toute réforme d’une institution ou d’une organisation nécessite une modification des rituels. Les rituels sont des produits de l’histoire et de la culture ; la culturalité des phénomènes sociaux et l’historicité de l’étude des rituels se superposent dans notre perception (Wulf, 2002, 2004, 2006), car les rituels sont également une construction de la recherche qui pense et analyse les pratiques sociales comme des rituels.
Histoire et rituel
4Historiquement, on distingue dans la recherche internationale sur les rituels quatre positions ; cette pluralité d’approches montre à quel point les présupposés et les hypothèses de base sont déterminants pour la recherche. Pour la première, les rituels sont principalement étudiés dans le contexte de la religion, du mythe et de la culture : ainsi chez James Frazer (1996), Rudolf Otto (1979), Mircea Eliade (1959). La seconde considère que les rituels servent à analyser les structures et les valeurs de la société.
5La recherche vise dans ce cadre à dégager le rapport entre les rituels et la structure sociale (Émile Durkheim, 1968 ; Arnold van Genepp, 1981 ; Victor Turner, 1966). Dans le troisième courant, les rituels sont lus comme des textes ; l’objectif est de décoder la dynamique culturelle et sociale de la société et d’analyser l’importance des pratiques rituelles dans la symbolisation culturelle et la communication sociale (Clifford Geertz, 1973 ; Irving Goffman, 1974 ; Marshal Sahlins, 1976). De nombreuses recherches récentes sur la pratique des rituels et des ritualisations s’appuient sur ces résultats (Catharine Bell, 1992 ; Ronald Grimes, 1995 ; Victor Turner, 1982) et préparent le courant suivant. Ce quatrième courant souligne essentiellement l’aspect pratique et performatif de la mise en scène des rituels. L’observation se concentre sur les formes de l’agir rituel qui permettent aux communautés de se former, de se maintenir, de négocier leurs conflits (Pierre Bourdieu, 1972 ; Stanley Tambiah, 1979 ; Richard Schechner, 1977 ; Christoph Wulf et alii, 2004 a et 2004 b).
6Les tenants de cette dernière position conçoivent les « rituels » comme des dispositifs incarnés, dont le caractère performatif crée les communautés et leur permet de régler leurs conflits. Par le biais de l’action rituelle, les institutions inscrivent leurs objectifs, les valeurs et les normes sociales dans les corps. Il se constitue ainsi un savoir rituel pratique qui est un présupposé de la performativité de l’action rituelle. Ce savoir permet de se comporter de manière adéquate dans les institutions.
Les rituels dans la culture moderne
7Dans la situation politique actuelle, marquée par les débats sur le déclin du social, sur la perte des valeurs et sur la quête d’une identité culturelle, rituels et ritualisations prennent une importance croissante. On a longtemps mis l’accent sur le caractère stéréotypé, sur la rigidité et sur la violence des rituels. On considère à présent que les rituels doivent servir de pont entre les individus, les communautés et les cultures. Il se dessine une conception du rituel comme forme fondatrice de cohésion sociale dans la mesure où il offre, en vertu de son contenu éthique et esthétique, une certaine stabilité dans ces temps de désordre. On attend des rituels qu’ils compensent les expériences de perte liées à la modernité: perte du sens de la communauté, de l’identité, de l’authenticité, de l’ordre et de la stabilité dans le contexte de la montée de l’individualisme, des phénomènes de virtualisation et de simulation et de l’érosion des systèmes sociaux et culturels.
8Les rituels sont indispensables à l’avènement et à la pratique de la religion, de la société et de toutes les formes de la vie collective, de la politique et de l’économie, de l’art et de la culture, de l’éducation et de la formation. Ils aident l’homme à ordonner et à interpréter le monde et sa situation propre, à en faire l’expérience et à la construire intellectuellement. Les actions rituelles établissent un rapport entre l’histoire, le présent et l’avenir. Elles rendent possibles à la fois la continuité et le changement, la structure et le lien social, les expériences du passage et de la transcendance.
9Dans la mesure où ils sont des mises en scène et des représentations des corps, les rituels ont en général plus de poids que de simples discours. La corporéité en effet incite les acteurs du rituel à s’investir dans la situation sociale plus qu’ils ne le feraient par le biais de la communication langagière. Ce « plus » s’explique par la matérialité du corps, par sa présence et sa vulnérabilité physiques. C’est par la mise en scène et la représentation scénique des rituels que les différends peuvent se régler, des bases communes se trouver. Un tel processus ne s’inscrit pas seulement dans le langage et la communication, mais aussi dans le corps et la matérialité. L’être humain se met en scène, il met en scène son rapport à autrui et crée le social. Il le crée dans la mise en scène et la représentation scénique du social. Il instaure un ordre et la hiérarchie qui lui est liée. L’ordre, en effet, traduit des rapports de pouvoir : entre les membres de différentes couches sociales, entre les générations, entre les sexes. Du fait qu’il est représenté et exprimé dans des dispositifs corporels, cet ordre donne l’impression d’être naturel et accepté par tous. Les dispositifs rituels invitent autrui à « entrer dans le jeu, ce qui incite à accepter comme une donnée la hiérarchie et les rapports de pouvoir qui s’y manifestent. Tout membre d’une communauté qui refuse d’entrer dans le jeu se singularise, il est exclu et court même le risque de devenir un bouc émissaire, offrant ainsi une surface de projection à la négativité et la violence » (Girard, 1982).
Communication et rituel
10Les communautés sociales se sont constituées par des formes ritualisées d’interaction et de communication verbale et non verbale (Wolton, 1997, 2005). Les dispositifs rituels sont accomplis comme sur le plateau d’un théâtre. Par le biais de la mise en scène et de la représentation scénique, on assiste à l’avènement des diverses formes de cohésion, d’intimité, de solidarité et d’intégration d’une communauté. Une communauté n’est pas seulement caractérisée par le partage collectif d’un savoir symbolique, mais aussi par un agir communicationnel résultant de la mise en scène et de la représentation scénique du savoir symbolique qui exprime l’autoreprésentation de l’ordre social et sa reproduction. Les communautés sont des champs d’action dramatique qui, par le biais des rituels, se constituent comme mises en scène symboliques dans des lieux d’expérience sensibles, créant ainsi un système de communication et d’interaction.
11Les êtres humains communiquent et interagissent dans et par des actions et des dispositifs rituels. Les rituels sont corporels, performatifs, symboliques, ils ont fonction de règles, ils ne relèvent pas du domaine instrumental, ils sont efficaces. Ils sont répétitifs, homogènes, expriment un moment de passage, de seuil, ils ont un caractère ludique, public et opérationnel. Les rituels sont des modèles institués par lesquels un savoir et des pratiques collectivement partagés sont mis en scène et représentés, où se voient confirmées l’auto-représentation et l’auto-interprétation de l’ordre d’une communauté.
12Les actions rituelles ont un commencement et une fin, donc une structure temporelle de communication et d’interaction. Elles ont lieu dans des espaces sociaux qu’elles organisent. Les processus rituels incarnent et concrétisent des institutions et des organisations. Les rituels ont un caractère prégnant, ils sont ostentatoires et sont déterminés par leur cadre (Goffman, 1974). Ils introduisent une solution de continuité entre les situations et les institutions sociales et traitent les conflits entre les hommes et les situations.
La performativité des rituels
13Les rituels ont au moins trois dimensions performatives. Si on les comprend comme des représentations culturelles d’ordre communicationnel, ils sont le résultat de mises en scène et de processus de représentation corporelle. Leur déroulement consiste en un arrangement de scènes dans lesquelles les participants accomplissent différentes tâches et créent ensemble de l’action rituelle en se prenant mutuellement comme référent par la parole et l’action. On peut considérer ces rituels, à l’instar des œuvres artistiques ou littéraires, comme le résultat d’un processus culturel au cours duquel des forces sociales hétérogènes sont placées dans un ordre accepté.
14Le caractère performatif de la langue lors des actions rituelles a une importance cruciale. Ceci apparaît notamment dans les rituels religieux (baptême, communion), dans les rituels sociaux de passage et de prise de fonction, lorsque les paroles prononcées lors de l’accomplissement du rituel contribuent pour une grande part à l’instauration d’une nouvelle réalité sociale. C’est également le cas des rituels qui régissent les relations entre les sexes, lorsque l’enfant est désigné de façon répétée comme « garçon » ou comme « fille » et est ainsi assigné à une identité de genre.
15La performativité a enfin une dimension esthétique, constitutive des performances artistiques. Une telle perspective montre les limites d’une conception fonctionnaliste des actions rituelles. De même que la contemplation esthétique des performances artistiques porte à s’interroger sur leur caractère d’agir intentionnel, de même elle rappelle que les rituels sont « plus » que la réalisation d’intentions. La manière dont l’acteur d’un dispositif rituel poursuit ses objectifs participe de ce « plus » de l’agir rituel.
16Bien qu’elles partagent la même intentionnalité, on constate souvent des différences considérables entre les différentes mises en scène des représentations corporelles des rituels. Ceci s’explique par des raisons d’ordre historique, culturel et social, ainsi que par des conditions particulières, liées au caractère unique des acteurs. D’où le caractère performatif de l’agir langagier, social et esthétique des mises en scène et représentations rituelles. Les limites de la prévisibilité apparaissent en effet dans ce caractère d’événement et de processus. Lorsque l’on prend en compte la dimension esthétique, on se rend compte de la signification du style des représentations rituelles. La différence entre l’intentionnalité consciente et la polysémie des dispositifs scéniques des corps devient manifeste. Le caractère performatif de l’agir rituel sert de prétexte à des interprétations et à des lectures différentes, sans toutefois que les dispositifs rituels perdent de leur efficacité ; au contraire, une partie de celle-ci vient justement de ce que les actions rituelles peuvent recevoir une lecture polysémique sans que le rituel ne perde rien de sa magie sociale.
17La communication sociale dépend essentiellement de la manière dont les gens engagent leur corps lors de l’acte rituel, quelle distance ils observent d’un corps à l’autre, quelles positions du corps et quels gestes ils adoptent. L’être humain dit à autrui beaucoup de soi-même par l’intermédiaire du corps. Il l’informe du sentiment qui l’anime, de sa façon de voir le monde, de le sentir et de le vivre. De nombreuses théories traditionnelles sur les rituels ne prennent pas en compte ces aspects de la performativité corporelle, elles continuent à réduire les acteurs à leur dimension cognitive et à faire abstraction du contexte et de la réalité sensible de leurs actions. Afin d’éviter ces opérations réductrices, il convient d’étudier comment apparaît l’action rituelle, quels sont ses liens avec la langue et l’imagination, comment les modèles culturels et sociaux permettent son caractère unique, et d’analyser les interférences entre le caractère événementiel, et donc singulier du rituel, et sa dimension de répétition.
Principales fonctions des rituels
18Les rituels ont des fonctions multiples et diverses auxquelles ils ne sauraient cependant se réduire. Le rôle qu’ils jouent pour la communication humaine peut se décliner en au moins dix fonctions :
- Ils créent le social en faisant naître des communautés dont ils sont l’élément organisateur et dont ils garantissent la cohésion émotionnelle et symbolique.
- Ils créent de l’ordre en fabriquant des structures sociales qui garantissent la répartition des tâches et leur planification, tout en préservant des marges d’adaptation.
- Ils créent de l’identification en garantissant aux acteurs sociaux une cohérence temporelle, garante de continuité mais également ouverte sur le futur.
- Le rituel comme mémoire et comme projection.
- Ils permettent de surmonter les crises, en enclenchant des processus de réparation ou des mécanismes de maîtrise de la crise, à la suite d’expériences douloureuses ou pour répondre aux questions liées au domaine de la vie et de la mort.
- Ils ont une fonction magique transcendantale en garantissant la communication avec l’« Autre » et avec le sacré.
- Ils permettent de traiter les conflits en introduisant des césures, des seuils et des cadres dans le social qu’ils abolissent ensuite le cas échéant.
- Ils déclenchent et intensifient des processus mimétiques en répétant tout en modifiant les dispositifs sociaux.
- Ils sont créateurs d’un savoir pratique dans la mesure où ils contribuent à l’incarnation de formes d’actions, d’images et de schémas sociaux.
- Enfin ils développent la subjectivité en donnant à l’individu la possibilité de faire l’expérience de soi-même et de se développer par l’intermédiaire des dispositifs sociaux.
1 – Le social inséparable du rituel
19Les communautés ne peuvent être dissociées des rituels, car elles se forment et se modifient dans des processus et des pratiques rituels. Les rituels assurent et stabilisent les communautés par le biais du contenu symbolique des formes d’interaction et de communication, et surtout par les processus performatifs de l’interaction et de la génération du sens. La communauté est à la fois cause, processus et effet de l’agir rituel. Les rituels encadrent des pratiques spécifiques de la vie quotidienne en transformant, par les limites et les contraintes qu’ils imposent, des comportements indéfinis en comportements définis. Dans ce contexte, on peut dire que les rituels ont un déroulement stable et relativement homogène. Les techniques et les pratiques utilisées garantissent les formes de l’accomplissement du rituel, elles assurent qu’il peut être dirigé et contrôlé, que les moyens et les ressources nécessaires à sa mise en œuvre sont simples et que l’on peut en prévoir les effets et les perturbations éventuelles.
20Qu’elles prennent la forme d’institutions ou qu’elles relèvent de modes d’organisation moins contraints, les communautés sociales ne se distinguent pas seulement par l’existence d’un espace de savoir symbolique commun à une collectivité, mais aussi par des formes ritualisées d’interaction et de communication qui contribuent à la représentation scénique de ce savoir. On peut comprendre de telles mises en scène comme des entreprises d’auto-représentation et de reproduction de l’ordre et de l’intégrité du social, comme instauration d’un savoir symbolique par la communication et comme création d’espaces d’interaction et de champs d’action dramatique. Les rituels créent la communauté en faisant appel à l’émotion, au symbolique et à la performativité du geste et de la parole. Dans les champs d’action ouverts par la représentation et l’expression scéniques, les participants harmonisent réciproquement leur univers perceptif et imaginaire ; ils ont recours à des processus mimétiques, sans toutefois parvenir à un accord parfait étant donné la polysémie de la symbolique rituelle. En garantissant l’intégration d’un contexte d’action interactif, les rituels visent à la formation de la communauté.
2 – Le rituel comme ordonnateur du social
21Se présentant comme des modèles d’action, les rituels instituent une régularité, une conventionalité et une exactitude spécifiques de l’activité sociale. Ils définissent pour les communautés un horizon cognitif et perceptif pratique. Le rituel naît-il de l’ordre social ou celui-ci se génère-t-il par les rituels ? La réponse reste « indécidable ». Les rituels sont des pratiques sociales qui déterminent, réduisent et augmentent, canalisent et transforment les formes et les contenus de l’expérience, de la pensée et du souvenir. C’est pourquoi ils créent une forme particulière de réalité. L’enjeu dans les rituels n’est pas la vérité, mais l’action exacte. Parler d’un agir commun « exact » signifie que les participants sont en mesure de décoder le caractère symbolique de la situation selon certaines règles, elles-mêmes instaurées par les rituels. Les rituels ont pour objectif l’exactitude et par là l’ordre dans un agir commun qui devient contraignant pour tous les participants. Si le caractère commun de l’agir rituel se fonde sur une asymétrie structurelle, les rituels peuvent s’utiliser à des fins d’adaptation, de manipulation ou de contrainte. Ils tombent alors au rang de formes purement stéréotypées de mise en scène et de comportement.
3 – Le rituel créateur d’identification
22Lorsque les rituels insistent sur les changements d’ordre spatial, temporel ou de condition sociale, on parlera de rites de passage (van Genep, 1981). Ceci renvoie à la fonction de création qui définit les rituels induisant une transformation. Ce potentiel d’innovation et de métamorphose réside dans le caractère symbolique et performatif des rituels et dans leur aspect de création de la réalité. Ils rendent possible l’avènement d’institutions, comme la circoncision ou la scolarisation, dont l’enjeu est la suppression et le traitement des conflits. Dans les rites d’identification et d’institution, on tente de transformer les êtres humains en ce qu’ils sont déjà. C’est pourquoi les rites de passage ont une structure paradoxale. Ils permettent l’avènement d’un nouvel ordre, fixent un nouvel état et font émerger une réalité sociale nouvelle qui semble aller de soi : aussi est-il difficile de prendre ses distances et de se défendre de cette réalité-là. Dans nombre de ces rituels, on « invoque » une compétence, un savoir-faire ou bien on l’attribue à quelqu’un. Les rituels identificatoires sont des actions performatives qui produisent ce qu’elles désignent en engageant le sujet à faire preuve d’un savoir-faire dont il ne dispose pas encore ; en le désignant comme expert dans la tâche qu’il doit accomplir, ils le reconnaissent déjà comme celui qu’il doit devenir. Dans un tel processus, l’être social naît par le biais de l’assignation, de la désignation et de la catégorisation.
4 – Le rituel comme mémoire et comme projection
23Les rituels servent à réassurer une communauté sur son existence, à confirmer par la réitération la validité de son ordre intemporel en même temps que son inscription dans la durée et son pouvoir de transformation. Leur finalité est autant la mise en scène de la continuité, de l’intemporel, de l’immuable que la mise en relief du caractère processuel et de l’orientation vers le futur de la communauté. Les rituels opèrent la synthèse entre la mémoire sociale et la projection vers l’avenir de la communauté. La gestion rituelle du temps développe des compétences temporelles et sociales. Les ritualisations temporelles constituent un médium de coexistence sociale: l’ordre rituel du temps ne structure-t-il pas la totalité de la vie dans les sociétés industriellement avancées? Le temps du rituel constitue un présent commun pour les membres d’une communauté qui partagent également les séquences qu’il impose. Aussi, les actions rituelles favorisent-elles certains souvenirs et en vouent-elles d’autres à l’oubli. Leur structure répétitive donne à comprendre ce qui est durable et qui échappe au temps, la représentation scénique produisant la mémoire sociale et le contrôle de cette mémoire. Les représentations rituelles font entrer dans le présent les événements passés et permettent d’en faire l’expérience au présent. Par l’intermédiaire du travail que le rituel accomplit sur la mémoire, il s’instaure un lien entre le présent menacé d’oubli et un passé qui, à la fois tradition et histoire, est d’une importance cruciale pour les communautés. Les rituels continuent à se développer pour la simple raison qu’ils ne peuvent jamais être repris à l’identique et qu’ils trouvent leur potentiel créatif dans les processus mimétiques dont ils relèvent et qui concilient répétition et modification (Gebauer, Wulf ; 2004, 2005).
5 – Le rituel comme dépassement des crises
24Les rituels sont nécessaires lorsque les communautés connaissent des conflits internes ou des crises. Ils constituent un processus relativement stable et homogène permettant aux communautés de négocier le passage à un autre statut et de surmonter les expériences d’intégration ou de ségrégation qui en résultent. Dans une situation sortant du cadre quotidien et ressentie comme une menace, les rituels peuvent servir à se comprendre sur le plan communicationnel. N’appartenant pas aux dispositifs d’action de nature instrumentale, ils ne se prêtent pas à une utilisation technique et ne permettent pas de résoudre des problèmes concrets. L’énergie produite dans l’agir rituel commun dépasse l’individu singulier et contribue à la création d’une communauté solidaire. Un rituel de crise comme la désignation et le sacrifice d’un bouc émissaire offre la possibilité de canaliser la violence sociale et de la détourner de la communauté (Dieckmann, Wulf, Wimmer ; 1997).
6 – Le rituel comme action magique
25Dans les pratiques rituelles communes, on expérimente des situations qui ne sont pas totalement contrôlables et maîtrisables dans la situation réelle. On les « répète ». Les rituels sont des dispositifs réducteurs de complexité qui permettent au sujet de se situer par rapport à ce qui est extérieur à lui-même. Il est à même de tracer des lignes de partage et de surmonter les distances, car il est convaincu de la validité du rituel. Les énergies mimétiques et performatives en jeu dans le rituel n’agissent pas seulement vers l’intérieur, mais aussi vers l’extérieur, vers la « réalité ». Ainsi dans le rituel, il devient un « autre », il se comporte en tant que tel par rapport au « tout autre ». Cette altération est soutenue par une symbolique qui autorise la transformation des expériences sur le plan de la signification sociale ou religieuse. Elle est en outre induite par l’agir performatif commun, créateur de nouvelles réalités. Dans les interactions rituelles, le sacré est garant de la solidarité et de l’ordre. Principe organisateur, le sacré instaure des limites et des tabous qui rendent sensible, dans ce qu’elle a d’exceptionnel, l’expérience du temps, de l’espace, des objets, des actions. Le sacré peut se concevoir comme la représentation d’une forme spécifique d’efficacité et de puissance transcendante s’appliquant à des objets, des actions, des écrits, des êtres humains et des communautés. Le sacré est entouré de sentiments de respect et de crainte, il est régi par un code de règles, de normes et de tabous. La communauté ne peut se passer du sacré, car le rapport rituel au sacré a pour fonction d’organiser l’intégration, la différenciation et l’échange dans une communauté. Ce qui est fondamental pour le rituel, c’est la foi dans le caractère transcendantal et sacré de la communauté, c’est ce qui confère à celle-ci assurance et confiance et l’immunise contre les fausses attentes ; « the very notion of ritual ist ment to render belief and practice inseparable » (Butler, 1997, p. 120). D’où l’importance des cérémonies sacrées pour les communautés.
7 – Le rituel comme moyen de régler les conflits
26Les rituels sont des systèmes d’action pour traiter les conflits. Garantissant un contexte d’action interactif, ils ont pour finalité l’intégration et la constitution de communautés. Le concept de communauté performative ne renvoie pas à une unité organique ou naturelle précédente, à une appartenance émotionnelle, à un système symbolique ou à un consensus sur des valeurs, mais au modèle rituel de l’interaction. Lorsque l’on s’interroge sur la façon dont les communautés se créent, s’affirment et se modifient, la question de la forme des mises en scène rituelles, des pratiques corporelles et langagières, des cadres spatiaux et temporels et des formes de circulation mimétique vient au premier plan. La communauté apparaît alors moins comme un espace proche, homogène, intégrateur et authentique que comme un champ précaire où le sujet connaît des tensions et des limites et fait l’expérience de processus de négociation. Le concept de « communauté performative » recouvre celui d’espace d’expériences et d’actions ritualisées, caractérisé par des aspects de mise en scène, de mimesis, de jeu et de pouvoir (Wulf et alii, 2004, 2004 b).
8 – Le rituel comme inducteur de processus mimétiques
27L’action rituelle n’est pas la simple copie des rituels déjà accomplis. Chaque représentation bénéficie d’une nouvelle mise en scène modifiant les actions rituelles précédentes. Entre les actions rituelles passées, présentes et à venir, il existe un rapport mimétique où de nouvelles actions sont produites en référence aux actions passées. Le rapport à un monde rituel s’établit au cours de processus mimétiques. Il repose souvent sur la ressemblance des situations, des personnes qui agissent, de la fonction sociale du rituel. Pourtant, ce n’est pas la ressemblance qui importe, mais l’instauration d’un rapport à cet autre monde. Lorsqu’une action rituelle se réfère à une action précédente et qu’elle s’accomplit de façon analogue, il y a désir d’agir comme les acteurs du rituel en question et de se rendre semblable à eux. Il s’agit du désir de se substituer à l’autre, tout en se distinguant de lui. En effet, le désir d’être semblable coexiste avec la volonté d’être distinct et autonome (Gebauer, Wulf ; 2004, 2005). La dynamique des rituels induit à la fois répétition et différence et génère des énergies qui font progresser la mise en scène et la représentation des actions rituelles. La répétition consiste à prendre, au cours du processus mimétique, l’« empreinte » d’actions rituelles précédentes et de l’appliquer à la situation nouvelle. La répétition de l’action rituelle ne mène jamais à la reproduction exacte d’une situation antérieure, mais toujours à la création d’une nouvelle situation rituelle où la différence par rapport au passé est un élément constructif. La productivité des actions rituelles s’explique par cette dynamique. Tout en préservant la continuité, l’action rituelle ménage un espace pour la discontinuité. Les dispositifs rituels permettent d’équilibrer le rapport entre continuité et discontinuité. Mais les conditions respectives des individus et des groupes, des organisations et des institutions influent fortement sur les différentes mises en œuvre des modèles et des schémas rituels.
9 – Le rituel comme générateur d’un savoir pratique
28Pour être en mesure d’agir avec compétence dans le social, il est nécessaire de disposer d’un savoir pratique plus que théorique. Le savoir pratique rend l’homme capable de répondre aux exigences qui se posent à lui dans différents champs sociaux, dans les institutions et les organisations. Une part importante de ce savoir s’acquiert dans les processus rituels mimétiques. Les acteurs enregistrent dans l’univers imaginé les images, les rythmes, les schémas et les mouvements appartenant aux dispositifs rituels. Ils s’en servent pour représenter scéniquement les actions rituelles nécessaires dans un contexte nouveau. L’appropriation mimétique entraîne chez les acteurs un savoir pratique transférable à d’autres situations. Du fait du caractère rituel de cette appropriation, ce savoir acquis par mimétisme s’éprouve, s’exerce et se modifie dans la répétition. Le savoir pratique ainsi « incorporé » a un caractère historique et culturel et, en tant que tel, il est ouvert aux changements (Wulf, 2002, 2004).
10 – Le rituel comme générateur de subjectivité
29On a longtemps opposé ritualité et individualité, pratique rituelle et subjectivité. On constate depuis peu que ces oppositions ne sont pas tenables dans les sociétés modernes. L’action des individus résulte d’un savoir social pratique dont le développement nécessite des dispositifs rituels. Cela ne signifie naturellement pas qu’il n’existe pas de tensions et de conflits entre l’individu et la communauté : il y a une différence insurmontable entre eux. Pourtant, les deux éléments se conditionnent réciproquement. Une vie individuelle remplie n’est possible que si les individus sont en mesure d’agir et de communiquer avec compétence au sein des communautés. Inversement, une communauté a besoin d’individualités sachant réagir à des situations diverses, douées de compétences multiples dans leur comportement social, qui acquièrent et développent ces compétences dans les dispositifs rituels.
Notes
-
[1]
Le terme « communauté », qui traduit l’allemand « Gemeinschaft » est à entendre ici et dans la suite de l’article au sens très général de « forme de la vie sociale ».