1Distinguer le rituel de la ritualisation, c’est opposer l’aspect statique du rituel, comme disposition collective mobilisée par un groupe ou une communauté pour gérer ses interactions entre ses membres et son contact avec d’autres groupes, d’avec l’aspect dynamique des processus d’instauration de règles de fonctionnement de nouvelles formes d’agir social. Mais c’est encore postuler, à côté d’une approche fonctionnelle du rite, une approche génétique des processus de ritualisation. Le caractère répétitif du rituel, qui garantit la prédictibilité des échanges et, à travers la codification des comportements, assure harmonisation et cohésion au sein du groupe, ne doit pas masquer son potentiel de variabilité. La métaphore linguistique qu’utilise E. Goffman véhicule cette tension paradoxale entre stabilité et permanence des manières d’entrer en relation avec autrui, d’une part, et, d’autre part, un incessant renouvellement et une inévitable créativité dans ces mêmes formes d’agir social. « Le rituel est à l’interaction ce que la langue est à la parole. » (Goffman, 1973).
2Si la syntaxe des échanges s’appuie sur un ensemble, fini et défini, de règles et d’habitus communs formant système, les partenaires interagissant dans des contextes chaque fois différents peuvent parcourir une infinité d’arrangements scéniques possibles et de configurations gestuelles, spatiales, discursives, caractéristique de la combinatoire et de l’inventivité sans fin de la parole. Telle serait ce que Ch. Wulf, à travers les processus mimétiques en jeu dans la reprise incessante du même et de l’autre par les acteurs sociaux, dénomme la performativité de ces « modèles d’action interactifs récurrents. » (Wulf, 2004b).
3Pour illustrer cette double perspective, fonctionnelle et génétique, dans le champ de l’éducation et de la formation, je me focaliserai sur ces moments stratégiques que sont l’accueil, d’une part, et le démarrage de nouvelles séquences d’apprentissage ou de formation, d’autre part.
Les rituels d’accueil
4Le moment inaugural de l’accueil s’inscrit entre une problématique de l’hospitalité qui maintient l’étranger dans son statut d’hôte et une logique d’intégration qui transforme l’individu accueilli en un membre à part entière de la communauté d’accueil (C. Montandon, 2004).
5L’étude des fonctions de ces rituels d’accueil a d’abord été menée dans le cadre d’échanges interculturels entre élèves d’une école primaire, française, et enfants d’une école allemande, à partir d’observations participantes, d’entretiens auprès des enseignants et d’une micro-analyse de documents vidéo [1]. Cette première prise de contact est symbolique de l’enjeu identitaire que la confrontation avec la culture de l’autre mobilise (C. Montandon, 2002). Par la solennité du lieu et des discours tenus, par le temps consacré à ces cérémonies d’ouverture, par le soin mis à les préparer, par l’investissement de plusieurs classes à monter un spectacle et par la coopération des enseignants allemands, en vue d’accueillir ainsi les Français, on saisit la survalorisation conférée à cette mise en scène publique et ostentatoire.
6Cette auto-représentation de l’institution scolaire accueillante comporte une fonction de réassurance narcissique, de consolidation identitaire où la confrontation à l’autre est l’occasion d’exposer et de réaffirmer ses systèmes de valeurs, ses modes spécifiques de maniement de l’espace et du temps, ses conceptions de l’école et de l’éducation. Tant par ses activités instrumentales, à travers les prestations corporelles, les démonstrations de savoir faire et de rationalité, que par ses activités consommatoires, elle remplit également une fonction de cohésion du groupe accueillant et de renforcement des liens. Face à l’inconnu et à l’imprévisible de la rencontre, le rituel d’accueil préside aux codifications du franchissement symbolique du seuil de son territoire et met en évidence la fonction de régulation nécessaire à la gestion des interactions entre deux communautés étrangères l’une à l’autre. Son efficacité symbolique réside dans ce double renvoi, tant aux hôtes accueillants qu’aux hôtes accueillis, d’une image valorisante de l’établissement, et permet au groupe accueilli de commencer à se familiariser avec les règles de fonctionnement de l’autre, les rapports très différents entre école et famille (de nombreux parents allemands assistaient à la cérémonie), des rapports aux savoirs et aux programmes scolaires également très différents. En sensibilisant le groupe accueilli à de nouveaux modes d’appropriation de l’espace et du temps (l’emploi du temps scolaire ordinaire est bouleversé, l’espace restreint de la salle de classe s’ouvre sur un espace extra-ordinaire), le rituel d’accueil crée un sentiment d’appartenance qui facilite les communications, canalise les émotions, modélise les comportements, stylise les positions, d’accueillant et d’accueilli. Ces pratiques inscrites corporellement et codifiées dans des gestes, ces interactions, verbales et non verbales, données à voir et à reproduire, fournissent des modèles de conformisation et des repères culturels pour instaurer une circulation des échanges, entre individus et entre groupes.
7Une approche génétique a l’intérêt de faire découvrir l’évolution, dans l’esprit des enseignants allemands, et dans leur pratique, de leur manière d’appréhender et de mettre en œuvre l’accueil, dans les familles et au sein de l’établissement, des élèves français. Il y va d’un savant équilibre entre une phase informelle, individuelle et privée, de l’accueil par la famille allemande de l’enfant français et la cérémonie solennelle, institutionnelle, du groupe des élèves français et de leurs enseignants par les élèves et les représentants de l’école allemande. Équilibre entre des échanges ritualisés et l’expérience de la rencontre avec l’autre qui mobilise émotion, angoisse devant l’incertain, face à l’irruption possible de l’imprévisible. Telles sont les représentations qu’en ont les enseignants. Équilibre lentement et minutieusement élaboré au cours de dix années d’expérience et de réflexion sur ces échanges.
8Cette évolution se modélise selon trois étapes :
- Indifférenciation entre une modalité privée, individualisée par les familles et une modalité publique, groupale par l’institution scolaire. Cet amalgame se matérialise en un seul espace temps, le quai d’une gare.
- Refus de l’asymétrie entre hôte accueillant et hôte accueilli, par une démarche de déterritorialisation où un lieu neutre, une auberge de jeunesse, qui n’appartient ni à l’une ni à l’autre des parties, annihile toute velléité d’accueil. Le vécu quotidien de la rencontre interculturelle prend le pas sur les échanges ritualisés.
- Retour au rituel par une différenciation des configurations, avec une diversification de ses fonctions telles qu’elles ont été exposées précédemment.
9Inversement, d’autres rituels d’accueil s’inscrivent dans une logique d’intégration, ressortissant aux rites de passage (Van Gennep, 1981) qui agrègent désormais l’étranger ou le néophyte à la communauté cible et lui attribuent un nouveau statut (C. Montandon, 2004). Il peut s’agir des cérémonies d’accueil dans les préfectures ou dans les mairies pour célébrer l’accession à la citoyenneté française. La démarche réussie de demande de naturalisation met un terme au statut d’étranger et signe l’appartenance de plein droit, désormais, à la société d’accueil. En ce qui concerne les dispositifs d’accueil des néo-titulaires, jeunes enseignants nouvellement nommés dans des Académies difficiles, on assiste à la recrudescence de mesures pour les accueillir au sein du corps enseignant, et ce sous l’impulsion d’abord de la hiérarchie. « Cette institutionnalisation de l’accueil semble témoigner des difficultés d’intégration des néo-titulaires, dues en particulier aux profonds bouleversements du métier d’enseignant qu’exige le public des nouveaux lycéens. »
10Recevoir les nouveaux venus, les accompagner dans leur prise de poste, les mettre en relation avec des enseignants volontaires, chevronnés, plus anciens, les insérer dans un réseau où ils pourront trouver de l’aide, toutes ces démarches et ces stratégies d’information témoignent d’une instrumentation des opérations de l’accueil, qui visent à majorer l’efficacité « réelle » de ces modalités d’accueil et à minimiser la place des rituels et de leur dimension symbolique. Pour faire des établissements scolaires des lieux hospitaliers, il convient de lutter contre l’anonymat, d’éviter aux nouveaux venus des relations impersonnelles en insérant le moment de l’accueil dans un ensemble plus vaste de tout un dispositif de formation. Viser « à construire et à conforter une dynamique identitaire professionnelle », selon les termes des textes officiels du ministère de l’éducation nationale, c’est envisager une stratégie d’accueil sur le long terme dans un processus d’affiliation à une culture d’entreprise (Sainsaulieu, 1977), qui inscrit durablement habitus et repères identitaires au service d’une « dynamique de professionnalisation progressive ».
11Une telle dissolution des rituels d’accueil dans une offre instrumentalisée et opérationnelle de formation montre bien l’ambivalence de la gestion de telles interactions.
Ritualisations des processus d’apprentissage et de formation: l’importance du cadre
12J’entends par ritualisation la mise en place progressive d’habitus, de comportements attendus, de prise de rôles, de dispositions d’esprit, acquis par le recours volontaire, délibéré et systématique, de la part d’enseignants et/ou de formateurs, à un cadre, édictant les règles de fonctionnement et les objectifs de l’activité.
13Là encore, la référence à l’analyse que fait E. Goffman (Goffman, 1991) des rapports entre le cadre, l’ancrage de l’activité et les interactions qui en résultent, me semble pertinente pour comprendre l’importance donnée par la pédagogie institutionnelle (F. Oury et A. Vasquez, 1964) aux principes organisateurs d’une instance instituante, comme le conseil de coopérative, ou le choix du Cresas [2] d’une pédagogie interactive qui définit et garantit très précisément les règles du jeu. Le cadre fournit des délimitations spatio-temporelles, renferme les prémisses organisationnelles qui structure l’activité et assigne aux élèves des rôles respectifs.
14Lors du conseil de coopérative, le président de séance [3], l’ordre du jour, la tenue du cahier pour consigner les décisions, tous ces éléments, parmi d’autres, garantissent la prédictibilité du déroulement du conseil de coopérative et permettent à des élèves, auparavant en difficulté, de s’exprimer et de gérer démocratiquement les conflits au sein d’une classe.
15De même, dans une recherche menée par le Cresas, il s’agit de développer des compétences métalinguistiques chez des enfants d’une classe multi âge à partir du jeu de la phrase minimale [4]. « Cette réflexion orale est menée chaque matin successivement par trois ou quatre enfants devant la classe entière, chacun devant obtenir l’accord de la classe sur son analyse avant que le secrétaire du jour ne la consigne sur le cahier de classe ». La répétition d’une telle configuration de rôles et d’activités induit peu à peu des processus de travail spécifiques : circulation de la parole, diversification des rôles, investissement dans une activité collective, posture d’écoute active, attention soutenue, tout un ensemble d’habitus, ou encore de savoirs incorporés qui étaient loin d’être acquis au départ et qui se sont construits progressivement grâce au maintien de ce cadre sécurisant. L’instauration de relations équilibrées entre les élèves requiert d’autre part des modalités d’intervention spécifiques de la part de l’enseignant. Garant du cadre, il cherche à saisir la signification, au niveau des processus cognitifs, des démarches d’apprentissage dans le champ épistémique visé et intervient en reformulant pour faciliter la prise de conscience de ce qui se joue, et éventuellement fournir les termes adéquats pour nommer les éléments de connaissance. Mais cette fonction de régulation des interactions durant l’activité ne prend tout son sens que par rapport au démarrage. Ce moment d’initialisation rejoint ce que E. Goffman pointe comme étant des marqueurs conventionnels (Goffman, 1991, p. 246). Et il remarque que « pour certaines activités, la parenthèse d’ouverture à une signification plus importante que la parenthèse de clôture ».
16Un tel cadrage par l’enseignant, ou le formateur, quand il s’agit de travailler des situations d’entretien ou de jeux de rôles, replace de manière inaugurale des démarches d’apprentissage ou de formation dans des manières d’agir ritualisées qui modifient les rapports au savoir des apprenants et engendrent des dispositions à l’attention au travail et à l’engagement dans la tâche. Nous retrouvons là de nouveau ce que Ch. Wulf désigne par l’aspect performatif des rituels (Ch. Wulf, 2004a, p. 128). Mais à l’inverse du rituel, dont l’ordonnancement se déploie à l’insu des acteurs, dans l’évidence implicite d’un déjà-là, d’un donné enraciné dans la tradition, la ritualisation des processus d’apprentissage et de formation qu’engendre l’instauration inaugurale du cadre renvoie à l’explicitation volontaire, réitérée des règles de fonctionnement, par un animateur (enseignant ou formateur) symboliquement garant de la loi.
17On pourrait ainsi interpréter comme témoignant d’un déficit de rituels dans certains secteurs de l’éducation et de la formation cette nécessité désormais de recourir à un cadre, défini comme non-processus (Montandon, 2001), pour qu’adviennent des processus de ritualisation sur lesquels peuvent s’étayer habitus et démarches d’apprentissage. « Le rite fournit un cadre » (M. Douglas, 1992, p. 81). En tant que tel, il est ce par quoi notre expérience prend sens. En dégageant les trois fonctions des rites séculiers, M. Douglas met en lumière l’aspect performatif du cadre, comme ce qui détermine l’émergence de processus psychiques individuels :
- concentration de l’attention et focalisation sur un événement [5] ;
- stimulation de la mémoire [6] ;
- moyen de dominer notre expérience en structurant la perception et en médiatisant notre rapport au monde [7].
18Si tout rite assume cette fonction de cadrage, inversement tout cadrage induit des processus de ritualisation, particulièrement mis en évidence par F. Oury et A. Vasquez.
19Ainsi ce recours au cadre est corrélatif des difficultés de socialisation, des phénomènes de violence, et d’exclusion. Et devant l’absence de rituels d’intégration d’élèves marginalisés, les théoriciens de la pédagogie institutionnelle et des chercheurs en pédagogie interactive ont montré l’intérêt d’initier à nouveau des processus de ritualisation par un encadrement de l’activité qui trouve son principe organisateur dans l’instauration d’un cadre, rejoignant ainsi, sous certains aspects, l’intuition freudienne du dispositif de la cure.
20Au paradigme d’une causalité circulaire, qui présente les rituels à la fois comme résultats et comme producteurs d’habitus (Ch. Wulf, 2004a, p. 134), on peut opposer le modèle d’une causalité linéaire qui pose le cadre comme induisant des processus d’apprentissage ritualisés. Cependant sur le long terme, l’intériorisation des comportements ritualisés et l’appropriation de ces formes d’habitus peuvent déboucher à leur tour sur de véritables rituels.
Notes
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[1]
Une telle recherche n’a pu être réalisée que grâce aux dispositifs de recherche-action proposés par l’Ofaj (Office Franco-Allemand de la Jeunesse).
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[2]
Centre de recherche d’éducation spécialisée et d’adaptation scolaire. Tout un dossier coordonné par F. Platone présentant les caractéristiques de la pédagogie interactive se trouve dans le numéro 129 de la Revue Française de Pédagogie.
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[3]
L’élève qui assume la responsabilité de présider la séance change chaque semaine, mais chacun a, pour remplir les différentes fonctions du président de séance, des phrases rituelles à sa disposition.
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[4]
La présentation de l’activité d’apprentissage sous forme de jeu favorise la mise en place de processus ritualisés. In Hardy, F., Royon, C., Platone. F. (2001), « Communiquer pour apprendre : la pédagogie interactive du Cresas ».
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[5]
« Ils nous permettent d’isoler certains phénomènes et de les mettre en valeur », M. Douglas, op. cit. p. 81.
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[6]
« Ils jouent également un rôle créateur au niveau des actes … La fonction mnémonique du rite est bien connue », idem, p. 82.
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[7]
« Le rite n’extériorise pas seulement l’expérience, il ne la met pas seulement en lumière. Il modifie l’expérience par la manière dont il l’exprime », idem, p. 82.