1L’école remplit les fonctions sociales qui lui sont assignées (intégration, qualification, sélection) à travers des procédures de ritualisation, c’est-à-dire à travers des dispositifs scéniques qui ont pour particularité d’accomplir, dans le geste même de leur représentation, les actes d’instruction et d’éducation qui constituent l’objet spécifique de l’institution scolaire. Les mises en œuvre et les pratiques qui résultent des modes d’organisation et d’action de l’école empruntent en effet à l’agir rituel leur double caractère : elles mettent en scène, selon des protocoles reconnus et partagés, les gestes et les signes de l’enseignement-apprentissage, elles réalisent performativement ce qu’elles donnent en représentation.
2Le propos de cet article est de mettre en regard les formes de la ritualisation scolaire et les constructions biographiques spécifiques dont est porteuse l’institution scolaire. À l’égal de tous les milieux et environnements sociaux, l’école produit des figures statutaires et des parcours curriculaires ritualisés qui prennent la forme de standards biographiques ou de biographies typiques s’imposant à ses usagers. La figure de l’élève est la plus prégnante de ces constructions rituelles de l’école : en même temps qu’elle désigne une position et une fonction dans l’institution, elle établit une injonction biographique particulière, qui entre en confrontation avec les figures de soi et l’expérience biographique des individus-élèves.
La dimension rituelle de l’activité sociale : le cas de l’école
3L’approche des situations et milieux sociaux comme environnements rituels trouve des antécédents dans le courant de l’interactionnisme symbolique et en particulier dans les études de Goffman qui mettent en avant les constructions scéniques de l’activité sociale et les figures et scénarios selon lesquels se jouent les interactions qui construisent la réalité sociale (Goffman, 1973, 1974, 1991). Les travaux de microsociologie et d’ethnographie de l’école (Hammersley/Woods, 1984; Woods, 1990; Lapassade, 1998), en mettant l’accent sur les « perspectives » et les « stratégies » selon lesquelles les acteurs de l’école définissent les situations, construisent le sens de leur expérience et interagissent entre eux, développent une approche « dramatisée » de la réalité scolaire conçue comme une scène relationnelle et interactive, où la place de chacun des acteurs est définie selon un jeu de positions à la fois institutionnelles et individuelles.
4Cependant, plus qu’aux travaux de l’ethnographie de l’école, l’approche dont relèvent les observations qui suivent est redevable aux recherches menées au sein du Centre interdisciplinaire d’anthropologie historique de l’université libre de Berlin et du département de recherches spécialisées « Cultures du performatif » de la même université (Gebauer/Wulf, 2004; Wulf et al., 2004a, 2004b ; revue Paragrana). Partant d’une analyse du rôle des processus mimétiques dans l’activité sociale, ces recherches tendent en particulier à montrer comment les individus construisent leur être social selon des formes d’imitation créative par lesquelles ils réitèrent et réinvestissent des gestes, des énoncés, des arrangements scéniques rituels pour accomplir les actes de leur existence sociale ; de façon complémentaire, elles examinent comment l’agir rituel participe de la genèse, du maintien et de la transformation des formes instituées de la vie sociale et des rapports de hiérarchie et de pouvoir qui s’y exercent.
5En tant que foyers de confrontation entre transmission et innovation, héritage et devenir, les espaces et les processus d’éducation et de formation sont un des lieux d’observation privilégiés des fondements mimétiques et du pouvoir d’accomplissement de la représentation rituelle (Wulf et al., 2004b). Dans un article de la revue Paragrana, l’acte rituel est décrit à travers six critères formels : « sa capacité de répétition selon les voies d’une activité mimétique ouverte aux changements, l’homogénéité d’un déroulement convenu et formalisé pouvant se traduire en protocoles cérémoniels, sa dimension de manifestation publique, qui distingue d’une part les processus performatifs rituels des comportements individuels contraints et souligne d’autre part la nature sociale du rituel, sa dimension de seuil qui marque clairement le rapport de l’intervention rituelle avec l’expérience de situations et d’espaces différentiels, son opérativité en tant qu’accomplissement pratique qui implique pour les participants au rituel une transformation concrète, et enfin sa nature symbolique qui lui permet de faire passer les expériences concrètes à un autre niveau de signification (par exemple sociale, religieuse) » (Wulf/Zirfas, 2001, p. 96).
6Les six critères retenus pourraient aisément servir de fondement à une analyse globale de l’institution scolaire comme environnement rituel. Qu’on la considère dans ses modes d’organisation du temps (calendrier scolaire, emplois du temps, cursus) et de l’espace (bâtiment d’école, espaces administratifs, salles de classe), dans les dispositions générales qui règlent la vie collective de ses usagers (règlement intérieur, textes officiels, programmes) ou dans les modes d’action qui y sont développés (cours, contrôles, examens), l’école répond bien, en effet, aux caractéristiques de l’agir rituel : dans son existence physique, comme dans sa dimension sociale et sa portée symbolique, l’école délimite et organise un espace séparé et une temporalité différentielle au sein desquels se répètent sous la forme de dispositifs reconnus des gestes et des actes à caractère public produisant chez les participants des transformations en termes de savoirs, de savoir-faire, de positions, tirant leur valeur de leur portée sociale à l’intérieur et à l’extérieur de l’institution.
7Une telle description est à l’évidence trop rapide et générale pour avoir valeur d’analyse et pour distinguer l’école d’autres formes instituées de la vie sociale. Aussi, sans vouloir reprendre le détail de ces éléments, peut-on tenter de porter en priorité la réflexion sur ce qui constitue l’école comme espace rituel spécifique.
L’école, un espace rituel performatif : mises en signes et mises en scène de l’école
8Plus que tout autre environnement institutionnel et social, l’école est un espace de l’affichage, de la (dé)monstration, de la « mise en signes » (enseigner, insignare = faire connaître par un signe), où le mot vaut acte et où l’acte ne vaut que par les signes qu’il permet de mettre à jour. Cette prédominance des signes et des discours est caractéristique du mode indirect d’appréhension du monde et du rapport au savoir qui est celui de la culture scolaire. L’école n’est que très rarement le lieu d’une expérience et d’une connaissance directes du monde. Le principe même de l’institution scolaire va à l’encontre de cette relation expérientielle première, puisqu’il consiste à « retirer » les enfants et les adolescents du monde pour les en « instruire » et pour les « instruire » eux-mêmes. L’école institue l’expérience vicariale comme mode dominant du rapport au monde et au savoir : non seulement le monde n’y est présent que sur le mode du discours-sur-le-monde, mais ce discours lui-même est un discours second, un « vice-discours », puisque le savoir « scientifique » dont il relève s’y trouve relayé et transposé par la parole et le geste « didactiques » de l’enseignant.
9Tenant les enfants et les adolescents à l’écart de l’action sur le monde, l’école impose un mode particulier de relation à l’apprentissage en privilégiant un rapport autoréférentiel au savoir : le savoir de l’école est un savoir investi pour lui-même, en dehors de toute finalité pratique. Ce qui constitue l’objet propre de l’école, l’enseignement-apprentissage, se déploie ainsi dans un monde de signes ayant en eux-mêmes leur propre fin : d’un côté enseigner, c’est-à-dire déployer et organiser les signes d’un savoir pour le « montrer » et le faire acquérir ; de l’autre apprendre ou plutôt montrer que l’on apprend et que l’on sait, manifester les signes de l’apprentissage et de l’acquisition. Quelle que soit la nature des pédagogies mises en œuvre (transmission magistrale, pédagogies de l’activité et de la découverte), tout ce qui est enseigné, appris, évalué à l’école se résout en signes et en discours. Les élèves sont évalués à partir des discours qu’ils produisent dans des types de travaux (rédaction, résumé, dissertation, problème, commentaire de texte, analyse de documents) qui ont leurs règles de fonctionnement discursif et qui s’inscrivent dans une culture scolaire codifiée (Lahire, 1993). Produit institué d’une histoire et d’une société, l’école est en elle-même une culture; ce que l’enfant ou l’adolescent apprend à l’école, ainsi que le dit Jérôme Bruner, c’est d’abord l’école elle-même (Bruner, 1996).
10Espace séparé et en quelque sorte « abstrait » du monde, lieu d’un rapport autoréférentiel au savoir qui érige les signes et les discours en fins pour eux-mêmes, l’école est à elle-même son propre objet et sa propre scène : son mode d’action relève d’une performativité généralisée selon laquelle elle ne cesse de faire coïncider ses accomplissements pratiques avec les signes qu’elle en produit. L’école trouve le cadre et les ressorts de cette performativité dans des modes d’organisation et des dispositifs que les ethnographes de l’école ont bien décrits dans leurs aspects à la fois concrets et symboliques (spatialités et temporalités scolaires, scolarisation des corps, modalités communicationnelles). Il faut cependant souligner combien la dimension d’agir rituel est au c œur de la culture et des pratiques scolaires, et en particulier des actes d’enseignement-apprentissage : les ritualisations scolaires ne sont pas seulement le moyen ou l’instrument par lequel le professeur enseigne et les élèves apprennent, elles sont le fait même de l’enseignement et de l’apprentissage scolaires. L’organisation de la classe et du cours obéit à une succession de moments ritualisés et de dispositifs scéniques qui répètent pour ceux qui y participent des scénarios reconnus et partagés et qui forment les conditions des processus mimétiques qui sont au fondement de l’apprentissage scolaire. Tout l’édifice de l’éducation collective, avec ses principes d’émulation, d’évaluation, de sélection, mais aussi ses effets d’interrelation, de coopération, de socialisation, repose, en effet, sur une accumulation de dispositifs, de gestes, d’énoncés mimétiques qui constituent la relation pédagogique de l’enseignement-apprentissage et le processus d’imitation créatrice qu’elle a pour fonction de susciter et de faciliter.
L’élève, une figure rituelle
11Les élèves sont les premiers destinataires des ritualisations scolaires, dont les adultes, et en particulier les enseignants, sont les ordonnateurs. C’est aux élèves que les rituels s’adressent et c’est à leur institution, en tant qu’élèves, qu’ils visent. Aussi, la participation aux rituels figure-t-elle parmi les premières attentes développées à l’endroit du public scolaire et joue-t-elle en même temps un rôle essentiel dans la construction de la figure de l’élève. Participer au rituel implique pour chaque élève de manifester les signes actifs de sa présence, en montrant dans son corps, dans sa parole, dans son mode de relation aux façons d’être et de faire de l’école l’adhésion qu’il donne (ou qu’il concède, qu’il feint …) à l’agir rituel et à la « performance » scolaires.
12La participation au rituel se marque d’abord dans les corps et dans le rapport des corps à l’espace scolaire. La salle de classe, en particulier, est un espace extrêmement contraint où sont fixés de manière précise les postures, les attitudes, les déplacements (contraintes qui peuvent à l’évidence connaître des variations et des modulations selon les systèmes d’éducation et les styles pédagogiques). L’espace de la classe est un espace orienté et valorisé, où sont délimités des territoires (celui des élèves, celui de l’enseignant), où certains lieux et objets (le bureau de l’enseignant, le tableau) sont surinvestis par le rituel scolaire. La transgression de la discipline rituelle est très vite ressentie (se lever de sa chaise, se déplacer en dehors des autorisations et prescriptions magistrales). La scolarisation des corps et de l’espace est une condition majeure de l’ordre rituel scolaire.
13L’ordre rituel s’impose en second lieu à la parole de l’élève, soumise à de fortes restrictions et assujettie à un usage protocolaire nettement défini. Le « cours » est le lieu d’une parole fortement contrainte et ciblée sur l’objet de l’enseignement-apprentissage. En tant que destinataire et éventuellement co-producteur de ce discours, l’élève est interdit de parole extérieure. Le discours scolaire crée un en-dedans et un en-dehors de la parole permise à l’école, qui tient ce que les élèves appellent leur « vie » à l’extérieur de l’école ou qui confine en tout cas son expression à des espaces intermédiaires (lieux de circulation, espaces de récréation) ou conquis par transgression sur la parole « légitime » de la classe. En même temps qu’il réclame la discipline participative des corps, le rituel scolaire requiert l’affichage discursif de la présence : la requête de « participation » si souvent et rituellement formulée par les enseignants (« doit participer davantage ») met en avant la nécessité pour l’efficience performative du dispositif d’enseignement-apprentissage de signes tangibles donnés par les participants au rituel.
14Les gestes et les actes des élèves sont tout entiers tournés vers l’accomplissement du rituel scolaire. Le « métier » d’élève consiste précisément à s’acquitter des gestes (attention, participation) et des tâches (leçons, exercices, devoirs) par lesquels se manifeste la participation au rituel et s’évalue la capacité de chacun à rendre compte de ce qu’il a appris et de ce qu’il sait dans les formes instituées de la culture scolaire. Les moments les plus forts de la ritualisation scolaire, ceux où les attitudes sont les plus codifiées, les contenus les plus contraints, les attentes les plus calibrées, sont les moments d’évaluation : tests, contrôles, examens. Ce sont aussi les moments où l’école exerce au plus près ses fonctions sociales de sélection et de qualification.
15Dans son corps, dans sa parole, dans les tâches qu’il accomplit, l’élève est ainsi requis à une attitude constamment performative par laquelle il doit afficher qu’il fait bien son métier d’élève, au double sens du terme : à la fois qu’il répond au rôle qu’on attend de lui, qu’il y conforme son image et en manifeste les signes, et qu’il donne satisfaction dans le travail d’acquisition et de restitution des connaissances que réclame de lui chaque « discipline » scolaire.
Expérience scolaire et biographisation
16La figure de l’élève engage un devenir tant institutionnel qu’individuel. Elle s’inscrit à la fois dans un parcours institué et formalisé, celui du cursus scolaire, où elle a valeur statutaire, et dans une expérience biographique individuelle, où elle relève de processus d’identification et de construction de soi. Les injonctions scolaires se traduisent en curricula et en standards biographiques fortement marqués, de la première d’entre elles, celle de l’« élève », jusqu’aux modèles de parcours intellectuels, professionnels et sociaux, promus et véhiculés par la culture scolaire. L’école institue des figures et des trajectoires idéaltypiques de la réussite scolaire et sociale, pour lesquelles certains savoirs disciplinaires (aujourd’hui les mathématiques et les sciences dures) jouent un rôle indicatif et sélectif majeur. Ce rapport de l’école à la « performance » se traduit par des modes d’étiquetage codifiés et restrictifs de ce que font et de ce que sont les individus-élèves et par des typisations construites sur un critère quasi exclusif de réussite/échec dans les apprentissages scolaires. De ce point de vue, l’artefact élève est une construction fonctionnelle et maniable qui se décline selon les étapes instituées du cursus scolaire (passage d’un cycle et d’un secteur d’enseignement à un autre, passage de classe en classe) et sur le mode d’un système d’attribution de qualités (les appréciations portées sur les devoirs, celles du bulletin scolaire) très fortement articulé sur les résultats obtenus dans les apprentissages.
17Malgré son caractère artificiel, la représentation biographique liée à cette construction élève est extrêmement prégnante, et une grande partie de l’expérience scolaire consiste à négocier pour soi-même et pour les autres (groupes de pairs ou adultes) les étiquetages et les typisations de l’école au regard des constructions biographiques personnelles. La confrontation avec les programmations biographiques spécifiques dont l’école est porteuse active chez les enfants et les adolescents un travail particulier de biographisation de l’expérience scolaire (Delory-Momberger, 2003 ; 2005). D’une façon générale, alors que dans l’école républicaine dont le modèle a perduré jusque dans les années 1970, l’incorporation biographique de l’expérience scolaire était vécue de manière positive et se traduisait dans les termes d’une déclinaison de la performance scolaire (de l’« excellent élève » au « cancre ») qui n’engageait pas de rupture entre « le monde de la vie » et « le monde de l’école », la massification des publics de l’école et les évolutions sociétales intervenues dans les trente dernières années font observer aujourd’hui des attitudes de retrait, de décrochage ou de refus qui manifestent à des degrés divers des fractures par rapport au modèle scolaire et à ses figures biographiques : pour toute une frange de la population scolaire, la figure de l’élève et le monde de l’école ne sont plus reconnus et ne sont plus investis comme éléments positifs et valorisés de construction de soi. Selon un renversement significatif des valeurs, celui qui fait son « métier » de collégien ou de lycéen, celui qui se prête au jeu imposé par l’école, est déconsidéré auprès des autres : l’élève devient le « pitre », le « bouffon », celui qui est dans la fiction, dans le faux-semblant, sinon dans le mensonge de l’école. Le caractère rituel et performatif des mises en œuvre scolaires trouve ainsi une illustration négative dans les rejets que peut aujourd’hui susciter l’école : dès lors que n’est plus partagé le consensus de la culture scolaire, que les dires et les signes de l’école n’ont plus valeur de faire, que ses dispositifs scéniques perdent de leur sens ou sont refusés, la « magie performative » qui fondait « le langage autorisé » (Bourdieu, 1982) de l’école n’opère plus, les conditions de la reconnaissance rituelle qui lui donnait sa validité et son efficacité ne sont plus réunies, et l’école n’est plus aux yeux de ceux à qui elle prétend s’adresser qu’une scène vide de sens et d’enjeu. Ce qui se joue dans les crises et les rejets que connaît l’institution scolaire, à côté de causes sociales et économiques dont les enjeux dépassent de très loin les murs de l’école, c’est aussi la disposition scolastique elle-même (Bourdieu, 2003), entendue comme espace de jeu et d’exercice où s’acquiert, sans risque majeur et à l’écart des contraintes et des verdicts de « la vie dans le monde », la faculté de mettre à distance le réel pour le connaître.