1Depuis les années 1970, la place que les anthropologues européanistes ont attribuée aux fêtes communautaires s’est fondée sur le double héritage des études folkloriques héritées du xixe siècle et des monographies de communautés d’inspiration anglo-saxonne. On y insiste sur les systèmes symboliques et sur les logiques identitaires, en suivant des paradigmes inspirés par le structuralisme et le fonctionnalisme. Dans cette perspective, la dynamique culturelle et sociale, la chronologie et les évolutions ne sont pas nécessairement analysées et, plus généralement, l’approche en termes historiques ne constitue pas la voie principale de compréhension du rituel européen. Si quelques textes avaient évoqué ces pistes (Hertz, 1928 ; Dumont, 1951; pour Van Gennep, voir Belmont, 1975), l’utilisation des outils et les points de vue historiques ne viennent soutenir la pensée ethnologique des rituels européens que depuis quelques dizaines d’années.
2Cet article se propose de mettre en perspective certaines positions des anthropologues contemporains, qui observent et analysent les fêtes religieuses locales dans ce cadre renouvelé. Ils associent à une approche classique de l’identité locale, une ethnographie contemporaine des rituels et un regard rétrospectif. La somme des travaux qui entrerait dans cette catégorie est désormais très riche, et nous nous arrêterons sur deux exemples qui apparaissent comparables quant à leurs prises de position, parfois contradictoires, et quant à leur usage différencié de l’histoire. C’est en premier lieu une controverse récente, entre Boissevain (1992) et MacClancy et Parkin (1996), qui oppose la thèse de la revitalisation des rituels européens et celle de leur continuité dans les trente dernières années. Les options théoriques et historiques mobilisées par ces auteurs font sensiblement varier leurs conclusions anthropologiques et, dans une certaine mesure, relativisent leurs résultats. Un second exemple, qui prend comme centre d’intérêt les mécanismes de construction d’une « religion locale » (Albert-Llorca, 2002), peut sans doute éclairer ce débat et replacer dans une perspective plus problématique l’analyse anthropologique des rituels.
Revitalisation
3Le débat qui s’est engagé en 1997 autour des notions de revitalisation et de continuité des rituels européens présente des caractéristiques très pertinentes pour évaluer la place de l’histoire dans l’ethnologie contemporaine des rituels. Jeremy Boissevain d’un côté et Jeremy MacClancy et Robert Parkin de l’autre tentent de construire deux cadres théoriques, en s’appuyant sur la célèbre étude de cas de Robert Hertz sur le culte de saint Besse (Hertz, 1928) [1].
4Jeremy Boissevain s’inscrit dans l’analyse dynamique issue de la pensée de Victor Turner (1990) et prolonge la théorie de la sécularisation, initiée par les fondateurs de la sociologie. Dans son introduction à l’ouvrage collectif Revitalizing european rituals, il établit un schème explicatif assez général de l’évolution des rituels en Europe, en intégrant certains faits historiques (Boissevain, 1992).
5La pensée de Boissevain est fondée sur un constat : le nombre de rituels publics européens, après un fort déclin au début du siècle, a largement augmenté dans les années 1970 (id. : 1-2). Pour comprendre cette évolution récente, Boissevain brosse le cadre historique de cette Europe de la fin du xxe siècle. Le contexte socio-économique, marqué par une déruralisation dans la première moitié du siècle, est ensuite caractérisé par un fort réinvestissement des lieux, des valeurs et des symboles des communautés rurales, qui fut porté par les mouvements identitaires, pacifiques et écologiques des années 1960 et 1970 (id. : 8). L’incidence de cette situation historique sur les rituels se traduit par la laïcisation, la spectacularisation, l’instrumentalisation politique identitaire, la demande d’authenticité et, enfin, une opposition ethnologiquement très marquante, entre les touristes et les habitants de la communauté. Il nomme le cadre de ce changement « revitalization ». La mise en place d’un nouveau calendrier festif, fondé sur l’alternance loisir/travail, ainsi que le changement des destinataires du rituel donnent une nouvelle configuration à l’ensemble festif européen : les communautés villageoises ne font plus la fête pour elles seules. Boissevain inscrit dans cette logique l’alternance des fêtes de Carnaval et des fêtes d’été. Les premières sont organisées par et pour la communauté, alors que les secondes visent un public de touristes, recherchant l’authenticité et le spectacle (id. : 12).
6Dans cette analyse, les dimensions historiques jouent un rôle central et s’expriment principalement dans le champ de l’histoire récente des communautés étudiées, et notamment les migrations pendulaires. L’opposition entre fêtes d’hiver, relevant de l’entre soi de la communauté, et les fêtes d’été spectacularisées, relevant plutôt d’une opposition entre gens d’ici et touristes, est exemplaire à cet égard. Boissevain explique que lorsqu’un village produit un rituel public d’été, seuls les membres du village participent à la production du spectacle, alors que les touristes sont explicitement des spectateurs. Par conséquent, une définition des limites de la communauté est implicitement donnée (id. : 14). L’identité et la communauté sont ainsi définies comme les deux objets principaux au centre de la réflexion de Boissevain. Il se positionne ainsi dans la lignée de Durkheim en mettant en parallèle modèle religieux et modèle social. Par ailleurs, il contextualise, en utilisant l’histoire récente, l’évolution des rituels des communautés rurales.
Continuité
7Deux anthropologues britanniques ont tenté de contrebalancer cette vision (MacClancy et Parkin, 1997). Leur critique emploie les mêmes outils que ceux utilisés par Boissevain, c’est-à-dire l’histoire, l’identité et la communauté, qui sont finalement les seules armes que ces anthropologues semblent posséder pour analyser des rites locaux. Leur intention est très claire dès le début de leur texte : « This article argues against Boissevain’s thesis that many rituals have recently undergone revitalization after a post-war period of deritualization. » (id. : 61).
8MacClancy et Parkin engagent une polémique très virulente, fondée sur un exemple précis, circonstancié et documenté : le culte de saint Besse. Ils dressent d’abord un bilan des hypothèses de Boissevain, en le plaçant dans une lignée de sociologues de la déritualisation de l’Europe depuis la fin du xixe siècle, qui, en soulignant le contexte socio-technologique et la chute du pouvoir des Églises, prévoient une sécularisation de la société impliquant une déritualisation (id. : 62). Le reproche principal fait à Boissevain est la stigmatisation de ce processus en négligeant les variations qui peuvent exister entre l’absence de rituel et la sécularisation sous forme ludique des rituels réactivés. Ils opposent à ces conceptions sociologiques un état de fait contradictoire : il ne fait aucun doute que certaines conditions de modernisation ont eu des incidences : « […] but many community rituals may also have survived European secularisation […] » (id. : 62).
9Le cas de saint Besse leur semble un exemple frappant. À partir de la recherche de Hertz (id. : 70-74), d’une recherche documentaire sur l’histoire socio-économique des communautés rendant un culte à ce saint (id. : 68-69), d’une expérience de terrain en 1990 et 1994, MacClancy et Parkin dressent le bilan de l’évolution de ce culte. Les résultats de la comparaison confortent leur critique de Boissevain, puisque l’évolution du rituel est davantage caractérisée par son « degré de stabilité » que par son « degré de changement » (id. : 72). Les communautés des deux vallées qui rendent un culte à saint Besse ont connu une histoire différente, dont paradoxalement l’aboutissement est le même. Dans la vallée de Cogne, jusque dans les années 1970, la richesse de l’exploitation minière a en effet fixé la population, puis l’industrie touristique a permis des reconversions réussies. Dans la vallée Soana, la mobilité a en revanche été plus précoce et plus importante. Au début du xxe siècle, les habitants partaient ainsi comme vitrier saisonnier en France, puis dans les années 1950 l’industrie automobile a intégré de nombreux ouvriers alpins, enfin la période contemporaine s’est caractérisée par l’avènement du tourisme, comme dans la vallée de Cogne. Dans les deux cas, cette évolution aboutit à une folklorisation du passé, se traduisant par des recherches de folklore, l’utilisation des objets agricoles ou des vêtements comme emblèmes de ce passé – phénomène qui s’accentue par l’importance que lui accordent les migrants pendulaires (id. : 69). Comme le faisait Boissevain, les auteurs britanniques dressent un bilan historique assez complexe, comprenant l’histoire économique, sociale et culturelle. Ils insistent également sur les représentations identitaires, liant patrimonialisation, image de la communauté, histoire de l’immigration et formes rituelles. Là encore, dans une perspective durkheimienne, la communauté se dote de rituels à son image.
10Il s’agit ici cependant d’une rencontre fortuite entre Boissevain et MacClancy et Parkin. L’évolution du culte est en effet retracée non pas pour évaluer le « degré de changement » du rituel de saint Besse, mais, faisant constamment appel à l’histoire locale, les anthropologues tentent de justifier son degré de stabilité (id. : 75). Ils récusent ainsi la majorité des thèses de Boissevain sur le caractère innovant de ce culte estival. En comparant leur ethnographie et les données historiques, la croyance dans le pouvoir de saint Besse (manifeste dans l’énumération des « interventions miraculeuses », dans les pratiques individuelles de protection ou dans le dépôt d’ex-voto contemporains), la dépense pécuniaire lors du pèlerinage, le contexte de forte religiosité de la vallée leur apparaissent comme autant de traits de continuité. Dans le même temps, MacClancy et Parkin notent l’absence d’étrangers à la communauté et le caractère emblématique que revêt le pèlerinage pour les descendants qui pratiquent une migration pendulaire (id. : 71). Les auteurs articulent ainsi les caractéristiques de fêtes communautaires, les usages identitaires et les données historiques dans une formule qui semble résumer tous les enjeux de ce pèlerinage : « So long as migrants continue to return because of their sense of local identity and the satisfaction that follow from it, they will continue to participate in the cult. » (id. : 75).
11Si le culte n’a pas disparu et n’a pas fondamentalement évolué, c’est, en un sens, qu’il a été investi par les générations successives d’une valeur identitaire. Puisque les émigrants pendulaires ont choisi un mode de vie moderne, les valeurs accordées au mode de vie agro-pastoral sont d’autant plus fortes. Le culte de saint Besse, comme emblème de l’ancien mode de vie, se trouve alors investi d’une fonction symbolique très importante, dans la mesure où il marque le lien entre des citadins modernes et des ancêtres paysans. Le « sens de la tradition des locaux » étaye donc les enjeux de l’identité contemporaine. L’actualité du culte de saint Besse n’en fait cependant pas pour autant une « tradition inventée ». Cette dévotion est une « tradition relativement inconsciente », c’est-à-dire, selon les termes des auteurs, qui n’est pas prise en charge par les élites politiques, qui n’entraîne ni commerce, ni activité économique, dont la promotion passe par le bouche-à-oreille et non par des supports de communication publicitaire et qui est finalement investie par défaut plus que par dessein. L’article se termine par une exhortation à une nouvelle définition du rituel en Europe, qui soit libérée de la vision de Boissevain, qualifiée de réductrice et contextualisée.
12D’un point de vue général, les divergences qui opposent Boissevain et MacClancy et Parkin se cristallisent autour des représentations identitaires locales, qui semblent varier d’un lieu à un autre. Leurs points de vue semblent cependant se rejoindre lorsque l’on compare le type de données qu’ils mobilisent (patrimonialisation, migration saisonnière, histoire économique) et qu’ils considèrent comme des indicateurs marquants de la situation actuelle des rituels européens.
Repli
13Dans la même revue, deux ans après la parution de cet article critique, Boissevain répond dans « Continuity and revitalization in European rituals : the case of san Bessu » (1999). Après un rappel des points de son argumentation, il reprend quatre arguments de continuité énoncés par MacClancy et Parkin : la fête est sensiblement la même que celle décrite par Hertz ; il n’y a pas eu de déclin du culte après la Seconde Guerre mondiale ; on peut noter une légère baisse de la « ferveur religieuse » ; on remarque enfin une intensification des aspects ludiques. Tous ces changements ne sont que les résultats d’une « inévitable modernisation » (MacClancy et Parkin, 1997 : 62). Ces développements apparaissent pour Boissevain tant comme des arguments pour la réflexion de ses adversaires que pour sa propre théorie. Il renverse les faits en sa faveur, en montrant que la modernisation nécessaire du rituel de saint Besse est un facteur explicatif de la chute des pratiques religieuses face à l’essor de la dimension ludique. De plus, Boissevain met encore à son compte trois faits historiques du culte de saint Besse : la migration pendulaire confère aux descendants qui résident temporairement un statut de « touristes » face au mode de vie local des habitants à l’année ; l’investissement régionaliste du mouvement franco-provençal dans le culte est considéré comme une action identitaire ; enfin, face à la chute des autres pratiques dévotionnelles traditionnelles, le culte de saint Besse devient l’unique acte de dévotion. Pour conclure, Boissevain écrit : « in short, the case of san Bessu fits neatly into the thesis I have discussed » (Boissevain, 1999 : 462).
14Le renversement des faits opéré par Boissevain montre, à notre avis, que le débat ne porte pas sur la revitalisation ou la continuité réelle du rite, mais plus simplement sur une querelle d’interprétation. Lorsqu’il reprend le titre de MacClancy et Parkin, il écrit d’ailleurs « Continuity and revitalization » et non « Revitalization or continuity ». Boissevain accepte ainsi assez facilement l’idée de la continuité des formes rituelles, mais pas de sa signification : « While the general form of the san Bessu rite may not have changed since 1912, its scale, part of its contents, the meanings attributed to it and the motives for celebrating it have changed. » (id. : 462).
Approche ethnologique de la « religion locale »
15Une des implications méthodologiques de l’introduction de la dimension historique dans ce débat porte par ailleurs sur la nature de l’objet étudié. N’y a-t-il pas glissement d’objet entre Boissevain et MacClancy et Parkin ? Jeremy Boissevain élabore des hypothèses anthropologiques sur les formes rituelles très différentes (Carnaval, fêtes religieuses, reconstitutions historiques), en dégageant les évolutions communes. MacClancy et Parkin comparent un culte catholique multiparoissial, documenté depuis le début du xxe siècle, avec le schéma établi par Boissevain, pour déterminer l’histoire d’un phénomène religieux localisé. La part de réalité que chacun étudie est bien le rituel, mais l’objet qu’ils mettent au centre de leur réflexion n’est en aucun cas le même. Leurs objets d’étude ne sont pas strictement religieux : les textes de Boissevain sont centrés sur l’évolution d’une société et de ses pratiques rituelles alors que MacClancy et Parkin présentent une étude de cas, insistant sur le contexte local et la continuité rituelle et communautaire. Le point commun des travaux reste donc le recours systématique à la discipline historique pour éclairer la situation des rituels actuels. Le texte et le culte de saint Besse y apparaissent alors comme un cas paradigmatique, dont l’interprétation historique et l’usage par les anthropologues révèlent une réelle question épistémologique. La problématique de l’identité, contextualisée dans une chronologie relative de la dynamique sociale et culturelle, même si il est indispensable de la prendre en compte, éloigne souvent l’analyse d’une lecture strictement religieuse, symbolique ou technologique du rite. Une des solutions que l’anthropologie contemporaine a développé pour éviter les écueils de ce type réside dans l’utilisation de la notion de « religion locale », d’abord mise en place par des historiens.
16L’expression de « religion locale » est ainsi utilisée par Marlène Albert-Llorca dans son ouvrage sur le culte contemporain des Vierges catalanes et valenciennes (2002). Elle inscrit sa réflexion à la suite d’un anthropologue de l’Espagne, William Christian (1981), qui a étudié les résultats d’une enquête sur les cultes de la province de Castille entre 1575 et 1580. En reprenant à son compte les grandes conclusions de cette première étude des dimensions locales de la religion catholique, Albert-Llorca tente de tracer une ligne de force commune entre les formes de religiosité du xvie siècle et ses observations actuelles sur le culte marial.
17Pour Christian, si le christianisme tend théologiquement à l’universalisme, la « religion locale » se définit comme une production locale des pratiques religieuses qui incluent les acteurs, les institutions et les enjeux de pouvoirs à l’échelle communautaire. Une dialectique se déploie alors selon deux axes, l’un politique rivé au lieu de culte, à la paroisse, à la petite région, l’autre religieux et spirituel, s’appuyant sur le lieu pour joindre l’universel (id. : 155, 178-179). Son analyse porte donc sur les variations d’adaptation des cultes catholiques liées aux conditions locales : les stratégies de choix des saints protecteurs, les obligations entre le saint et la communauté, les calendriers rituels, les espaces pèlerins, les antagonismes entre villages voisins, les adaptations liturgiques et dévotionnelles. Chacune de ces conditions implique des usages spécifiques à la fois au lieu de culte et à sa communauté de fidèles. Cette logique est particulièrement visible dans les légendes d’origine des statues des Vierges des sanctuaires ruraux : un ensemble de récits mettent en scène des statues qui refusent d’être déplacées en dehors de leur sanctuaire éloigné du village. Christian interprète ses légendes comme une volonté décentralisatrice de la part des fidèles face au pouvoir central de la paroisse (id. : 91) mais aussi comme un phénomène typique de la localisation de la religiosité espagnole : « Our Lady of This-Place, located by this particular spring, tree or castel, with a particular view, was different from any other Mary. Just as today, in the sixteenth century shrines were the quintessential institutions of local religion. » (id. : 125).
18Albert-Llorca suit cette dernière piste pour comprendre les cultes actuels, en les inscrivant dans un temps long, depuis la Reconquista jusqu’à la période post-franquiste contemporaine. Depuis le xve siècle, des cultes très limités rendent hommage à des figures de la Vierge qui maintiennent une forte tension entre hagiographie, rituels populaires et attachement identitaire local. Les récits de fondation des sanctuaires et ceux des dévotions communales utilisent tous le motif de la découverte de la statue qui refuse de quitter le lieu de son invention et prodigue guérisons et miracles. Les rituels associés à ces Vierges miraculeuses, s’ils sont légitimés par les légendes transmises lors de ces fêtes, semblent aussi participer à une construction sociale de la sacralisation : « c’est en la faisant apparaître, en l’habillant de vêtements somptueux, en la couronnant et en l’entourant de fleurs qu’on lui donne sa divinité » (Albert-Llorca, 2002 : 19).
19Parallèlement, ces rituels d’habillement d’une statue singularisent la Vierge du lieu par les pièces uniques de ses vêtements, alors que son goig (son cantique) relate les conditions singulières de son invention (id. : 121, 34-37). Le culte de ces images espagnoles renvoie donc à des processus de localisation et d’entretien de l’appartenance des Vierges à leur paroisse.
20Durant le xxe siècle, les usages politiques et locaux des Vierges relèvent également d’une logique de localisation, notamment à travers les enjeux de prestige qu’implique la possession par un village d’une Vierge miraculeuse. Ces enjeux sont davantage explicites lorsque la Vierge est patronne de deux villages ou qu’elle est, comme saint Besse, vénérée par plusieurs communautés. Ce ne sont plus seulement les « croyances » au pouvoir de la Vierge qui entrent en jeu, mais des oppositions dualistes entre les paroisses qui partagent la même Vierge. Le cas que présente Albert-Llorca incite ainsi à dépasser la « pensée magique » (id. : 112) dans la mesure où un ensemble de pratiques et de discours sont mobilisés par les acteurs des deux communautés pour faire leur la Vierge partagée, c’est-à-dire pour confirmer qu’elle a bien choisi « nous » plutôt qu’« eux ». La ville et son hameau, Aspe et Hodon de las Nieves, célèbrent à tour de rôle la même vierge (id. : 103). La statue est conservée à la paroisse et passe d’un territoire à l’autre selon le calendrier local des fêtes. Dans le texte des chants, dans sa version de la légende (id. : 113-114), dans les discours de ses habitants participant à la fête du village, le hameau qui n’a pas le prestige de garder la statue marque une distance critique avec les dévotions de la paroisse gardienne, leurs coutumes, le soin que les chambrières [2] apportent aux vêtements, à la coiffure et aux bijoux (id. : 120). Dépassant le cadre du pouvoir manifesté par la statue, les rites qui entourent le culte de cette Vierge mettent en fait en exergue le prestige local qui découle de la vénération de la statue par les stratégies qu’emploient les deux communautés pour faire leur cette Vierge partagée. Les adaptations des légendes, les déplacements d’une église à l’autre, les représentations péjoratives de l’entretien de la statue, les vêtements et bijoux distinguent une même statue et l’attribuent à l’une ou l’autre des communautés : ces dernières développent ainsi une véritable localisation de la Vierge qui accentue l’attachement affectif des villages à leur protectrice (id. : 101) et s’inscrit dans un processus différencié de construction d’un être surnaturel local que tout concourt à faire sien. En ce sens, la réflexion d’Albert-Llorca dessine tout autant une ethnographie des cultes de la Vierge qu’une ethnologie de la localisation du modèle marial. L’auteur inscrit par ailleurs ce système symbolique et rituel dans un temps long et déplace ainsi les perspectives d’histoire économique et sociale dégagées par les anthropologues de la revitalisation et de la continuité [3].
Des retours nuancés à l’histoire
21Les positions de Boissevain et de Parkin et MacClancy, même si elles restent dans une opposition méthodologique réciproque, intègrent dans leurs analyses les champs de l’économie et de l’histoire comme des clés de compréhension efficaces des changements des rituels. La démarche illustrée ici par Albert-Llorca témoigne en revanche d’une approche plus strictement religieuse, qui se fonde sur une prise en compte plus systématique des gestes techniques du rituel, notamment l’habillage des statues, et des représentations de l’identité locale médiée par ces cultes marials. Au cœur de l’argumentation d’Albert-Llorca, de son travail ethnographique et de ses perspectives interprétatives, c’est la dimension rituelle à l’œuvre dans les processus identitaires et historiques qui donne le « sens local » des pratiques religieuses. Même s’il est difficile d’opposer ces deux approches terme à terme, puisqu’elles conservent toutes deux un intérêt aux problématiques de l’identité locale en y mêlant une approche diachronique, il apparaît cependant que les usages des données historiques fonctionnent dans un cas comme dans l’autre selon des modalités sensiblement différentes. Un éventail méthodologique pourrait en effet être décrit depuis l’analyse socio-économique des modalités du culte de saint Besse à la description du temps long du culte moderne et contemporain des Vierges espagnoles. Dans la perspective d’une ethnologie des rituels européens, l’apport de l’histoire nous paraît essentiel pour deux raisons. D’une part, les liens qui se sont construits entre les institutions religieuses, les pratiques politiques et le contexte socio-économique incitent les ethnologues à multiplier leurs points de vue et à prolonger le temps de l’enquête ethnographique par des coups d’œil rétrospectifs éclairants et touchant d’autres champs sociaux. Il nous semble d’autre part que ces usages nuancés de l’histoire doivent être considérés comme un signe d’ouverture et de renouvellement de l’anthropologie contemporaine qui a plus souvent fourni des outils aux historiens qu’elle ne leur en a empruntés.
Notes
-
[1]
Il s’agit du dernier texte du disciple de Durkheim et de Mauss, également connu pour ces études novatrices sur le double enterrement et l’opposition gauche/droite. Hertz développe dans ce texte une analyse très fine d’un pèlerinage inter-paroissial en relevant les enjeux politiques et identitaires d’un culte local. Pour une présentation analytique de la vie et de l’œuvre de Hertz, voir Parkin, 1996.
-
[2]
Nom générique que portent les femmes dont la tâche consiste à habiller la statue pour la fête.
-
[3]
On peut également proposer qu’elle prolonge, de manière plus ethnographique, le travail de Hertz sur le culte de Saint-Besse et qu’elle offre une étude comparative à l’ethnographie de la Vierge de Medjugorge (Claverie, 2003).