CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Que se passe-t-il lorsque des gens se rassemblent pour une fête, un spectacle, une cérémonie ? C’est l’interrogation que j’ai le plus souvent posée à travers mon parcours ethnographique dans des rituels, religieux ou séculiers, en Belgique et en France, au détriment d’autres questions, sans doute essentielles, sur les fonctions psychosociales des rituels ou sur leurs modes de transformations dans les sociétés contemporaines. Dans cet article, je présente une grille d’analyse théorique permettant de décrire et d’analyser les grandes manifestations rituelles, en termes de cadre et de jeu, que je fais suivre de quelques exemples visant à illustrer la possible fécondité de cette interprétation.

Le cadre rituel

2À partir de l’hypothèse selon laquelle l’espace et le temps du rituel sont associés à un cadre spécifique définissant les principes d’organisation de ses activités et l’engagement subjectif des acteurs, j’ai progressivement élaboré une grille d’interprétation qui puisse rendre compte de la dynamique interne des rituels. Je la formule ici sous la forme de six hypothèses.

31. Le rituel constitue un cadre intervallaire dans le flux quotidien, impliquant un double processus : la décontextualisation d’un message, d’un ensemble d’interactions sociales quotidiennes et la recontextualisation de ce même message et de ces mêmes interactions sociales selon la logique propre du cadre rituel. Cette situation intervallaire du rituel implique la position médiane, mais aussi ambivalente, des comportements rituels puisqu’ils participent des deux classes de comportements qui les entourent ; la relation dialectique (et non d’affrontement ou de rupture) entre les comportements quotidiens et rituels, enfin, la nécessité de limites et de règles déterminant la structure des comportements rituels afin qu’ils ne franchissent pas les limites de l’espace-temps qui leur est réservé.

42. Le cadre rituel est toujours associé à un double méta-message (Handelman, 1977 ; Schechner, 1977, p. 75 et s. ; Schechner et Schuman, 1976, p. 218) à partir duquel on peut expliquer la structuration des séquences d’activités rituelles et l’engagement subjectif des acteurs (Goffman, 1991). Le premier, « ceci est quelque chose de sérieux », suppose que le message véhiculé ou l’action performée dans le rituel sont associés à un enjeu important, voire sacré. Il peut aussi être directement associé à un méta-message d’acceptation. L’ordre rituel est alors comparé aux verbes performatifs dont l’acte d’énonciation implique en même temps la réalisation d’une action. En tant qu’ensemble d’actes et de paroles formels, l’ordre rituel est réalisé si et seulement si ces actes sont performés et ces paroles sont prononcées (Rappaport, 1974 ; Wulf, 2004). Le second méta-message, « ceci est un jeu », introduit un caractère négatif dans la mesure où il sous-tend une dénotation différente du message que celle qu’il aurait dans un contexte quotidien. Selon Bateson, le jeu constitue un ensemble de comportements définis par une négation, mais non pour autant équivalents aux comportements niés par cette négation (Bateson, 1956, p. 194, p. 209-224 ; Stewart, 1978, p. 27 et s.). Dans cette zone de limbe, on peut aller jusqu’à l’extrême limite d’un comportement sans entrer dans la classe suivante et sans risquer les conséquences inhérentes à celle-ci. La difficulté de cette perspective est sans doute de bien comprendre l’interpénétration des deux cadrages dans la manifestation rituelle, même si l’un peut-être, selon les cas, en position dominante par rapport à l’autre.

53. Le cadre rituel ne constitue pas prioritairement un processus de « célébration » ou de « valorisation symbolique » (Isambert, 1982, p. 159-160), mais plutôt un jeu sémiologique marqué par la non-coïncidence des ordres signifié et signifiant puisque, d’une part, l’élément signifié est associé à un surplus de signifiants, le plaçant dans un système signifiant autonome qui le nie ou le met entre parenthèses et, d’autre part, l’élément signifiant est associé lui-même à un surplus de signifiés par le processus de connotation et de renvois polysémiques (Babcock, 1974, 1978). Cette hypothèse permet de poser l’existence d’un double système rituel en rapport dialectique incessant (Piette, 1988, p. 24-25). Le premier ensemble constitue le rite idéal correspondant à la forme pure du rituel, dégagé de sa configuration rhétorique et de ses modalités concrètes d’effectuation, mais susceptible d’un renvoi polysémique selon la propre expérience individuelle et sociale des acteurs. Le deuxième ensemble, qui constitue le rite secondaire, sous-tend un écart potentiel par rapport à la séquence linéaire du rite idéal. La structuration rhétorique du rite secondaire est marquée par l’énumération, la répétition, l’amplification, la contradiction. L’asyndète brise la plénitude sémantique du rite idéal et permet une certaine libération du signifiant vis-à-vis du référentiel signifié.

64. Le cadre rituel se pose comme un miroir de la réalité quotidienne (Turner, 1982, p. 104 ; Myerhoff et Ruby, 1982, p. 2-9 ; Babcook, 1980). Comme s’il constituait une sorte d’histoire que le groupe se raconte à lui-même, il se présente en fait comme un miroir déformant, magnifiant, sublimant ou critiquant le quotidien. Ainsi, en tant que processus de « réflexion », le rituel pourrait être considéré comme une sorte d’hyperstructure de ce quotidien, qu’il dévoile au grand jour et duquel il risque de provoquer une prise de conscience et un acte de « réflexion ». Mais, en même temps, le cadre rituel implique un passage à l’inconscient ou à l’inarticulé à travers la spécificité même de la performance rituelle qui s’inverse systématiquement dans une non-performance. C’est comme si la métaphore transportait l’homme en situation rituelle, entre cette poussée de réflexion discriminatrice du culturel et ce mouvement fusionnel avec lui.

75. L’efficacité émotionnelle maximale d’une performance rituelle est atteinte dans une sorte de « balance d’attention », entre le rappel d’une expérience antérieure et le vécu de celle-ci sous de nouvelles conditions, dans un contexte spatio-temporal sécurisant (Scheff, 1979). Selon cette perspective, l’expérience rituelle ne peut être vécue selon une distance trop grande ou trop petite par rapport à l’événement concerné. Un rapprochement exclusif vers l’un ou l’autre de ces pôles constituerait l’échec de l’expérience rituelle. La nature interstitielle du rituel ne résiderait-elle pas alors dans un jeu avec le réel, entre la distance et l’engagement ? Différents moyens caractéristiques des contextes rituels peuvent favoriser cette situation d’oscillation : présence de foule, ambiance musicale, port du masque, distance spatiale entre acteurs et spectateurs structurant différents degrés de participation ou d’exclusion, mise en scène spectaculaire, intervention d’éléments comiques ou parodiques …

86. Le cadre rituel est associé à une dynamique communicationnelle spécifique dont nous pourrions suggérer une triple orientation (Piette, 1988, p. 87-92 et p. 136-140 ; cf. aussi Piette, 1992). Il y a d’abord l’extériorité comportementale que stimule la configuration rhétorique du rituel, faite de répétition, d’énumération, d’amplification … Elle traduit une autonomisation des comportements par rapport au message rituel signifié, dans quelques situations typiques du « relâchement » rituel : par exemple, les nombreux regards isolés, les sourires, les échanges discrets et banals de paroles … À côté de ces comportements dits de distance, l’interstitialité comportementale vise surtout les comportements de latéralité dans la mesure où ils instaurent un jeu entre le cadre quotidien et le cadre rituel. L’acteur rituel n’est pas vraiment le personnage dont il joue le rôle, mais il n’est pas non plus ce non-personnage. C’est sans doute entre ces deux limites, plaçant le cadre rituel entre la stricte réalité et le total imaginaire, que se situe l’interstitialité comportementale. C’est aussi ce jeu comportemental qui permet d’affirmer de façon quasi maximale un rôle ou une situation, tout en suspendant les conséquences au-delà du rituel. L’acteur rituel jouerait ainsi le jeu, aimant s’approcher d’un rôle spécifique, l’affirmant de façon amplifiée … sans en courir les conséquences. La troisième situation est marquée par la fluidité comportementale, résultat, d’une part, de l’élasticité comportementale de l’acte rituel oscillant entre l’ennui ou le désengagement complet et l’absorption ou l’engagement total, selon l’évolution même du processus rituel et, d’autre part, du « mécadrage » de l’événement ritualisé sous une double forme (Goffman, 1991, p. 311-314) : soit, dans les rituels carnavalesques, ils survalorisent l’événement ou le personnage focalisateur en effaçant la dimension fictionnelle/ludique par différents enjeux (politiques, sociaux …), soit encore, dans les rituels politiques ou religieux, ils ajoutent à la thématique centrale, associée à des enjeux quotidiens importants, une dimension ludique ou inconsistante, dont les aspects contradictoires ne sont pas nécessairement absents.

97. Il est une autre hypothèse impliquée par les formes nettement différentes du carnaval, des rituels de football ou de la messe (Piette, 1997). Elle concerne la ramification du rituel. À ce propos, John Mac Aloon (1984) propose une réflexion très intéressante sur l’enchevêtrement de plusieurs cadres dans une même situation. Quels sont donc ces cadres ramifiés et exprimés chacun sous forme métacommunicative ? « Ceci est un spectacle » suppose bien qu’il y a quelque chose à voir, présenté avec une certaine beauté ou solennité à un ensemble de spectateurs en interaction avec des acteurs proprement dits, mais pouvant aussi susciter par la note spectaculaire une certaine suspicion. « Ceci est une fête » suppose que les gestes et les attitudes intégrés dans ce cadre participent de la joie et de la bonne humeur. « Ceci est une cérémonie » suppose qu’il est question « de forces religieuses ou sacrés », en tout cas « de préoccupation ultime » et que les gestes accomplis effectuent des transitions sociales ou des transformations spirituelles. Sans générer une incertitude dans l’issue finale de sa réalisation, la cérémonie concerne un ensemble de séquences d’actions se référant à une « valeur » religieuse, politique, éthique … Il y a enfin « ceci est un jeu (game) » impliquant un ensemble de règles bien définies, des rôles et des objectifs déterminés pour constituer une activité de loisirs libre et volontaire et aussi, en référence à Bateson, paradoxale. (Mac Aloon assimile à ce moment ce game à play, ce dernier ne correspondant donc pas à un cadrage global mais à une ramification à côté des autres). Bien sûr, tous ces cadrages ne sont pas pertinents pour tous les acteurs (ceux légitimés par l’organisation officielle, ceux valorisés par les simples participants) mais leur combinaison est, selon Mac Aloon, typique des formes contemporaines des représentations ritualisées. Analysant l’évolution des Jeux Olympiques, Mac Aloon fait remarquer la dominante spectaculaire rejaillissant sur les autres cadres par l’injection d’une dimension interrogative : y a-t-il encore un jeu ? un rituel ? et même une valeur fondamentale affirmée ? Mais l’effet attractif du spectacle peut aussi faire gagner une nouvelle intensité. Par ailleurs, l’effet cognitif de ces ramifications enchevêtrées de cadre peut faire glisser le message concerné sur le mode conditionnel : « il y aurait … » (Piette, 2003). Mais la thèse de Mac Aloon n’est pas sans ambiguïté. Comme l’avait suggéré Bateson, il n’y aucune raison de réserver la dimension « play » aux seuls games, c’est-à-dire aux interactions compétitives entre joueurs. Nous pensons qu’il est plus efficace de distinguer, par rapport au sens commun de la vie quotidienne, le cadre rituel associé à une dimension ludique (play) et constitutif de fictionnalité et de préciser que celui-ci se ramifie précisément en différentes formes capables d’imprégner l’apparence globale du phénomène.

Quelques exemples

10Comment un enchevêtrement spécifique de ces cadrages structurent-il la logique interne des rituels ? Prenons trois exemples, les fêtes folkloriques, les voyages du pape et les rituels de football, auxquels nous ajouterons l’expérience de la convivialité sans viser ici une application complète de la grille d’interprétation proposée. Quelle est d’une part, cette vérité que le « rituel » pose comme non sérieuse ou non questionnable? d’autre part, comment « le jeu » modifie-t-il cette vérité ritualisée et sous quelles formes ?

11Commençons par les fêtes folkloriques (Piette, 1988). À propos de l’enjeu focalisateur ritualisé, il me semble qu’il est associé à l’expression d’une identité locale, régionale ou politique. Cette expression s’articule autour d’une structure unificatrice, marquée le plus souvent par l’effectuation d’un défilé bouclant les artères principales de la ville ou du quartier et, en particulier, celles qui sont associées à un enjeu symbolique particulier, comme l’Hôtel de la Ville ou la Grand-Place. Cette appropriation de l’espace urbain par le cortège se termine le plus souvent par un rassemblement final, dont les formes peuvent être diverses : ronde, meeting, apéritif-repas … Mais ce schéma de base, expression des enjeux sérieux de toute fête, est lui-même approprié par une configuration rhétorique et une effectuation concrète spécifiques. Certaines fêtes comme les carnavals, nous introduisent dans un monde fictionnel par l’énumération de personnages identiques leur déniant toute illusion référentielle, par la répétition de mêmes gestes (la danse) mais aussi par la contradiction (coexistence d’aspects vestimentaires antithétiques pour un même personnage, de personnages incompatibles …) ou encore par l’asyndète (instaurant une rupture dans cette structure unificatrice avec une prise de distance dans les cafés, par exemple). Les fêtes de type politique encadrent cette structure rituelle unificatrice par une configuration rhétorique marquée surtout par la figure de l’amplification (du message, de la thématique originelle …). Moins que sur une négation référentielle comme dans la fête fictionnelle, c’est sur une mise entre parenthèses du signifié que fonctionnent les fêtes politiques au cours desquelles la réactivation intentionnelle du sens de la thématique s’insère dans le champ autonome du signe. Le support signifié y perd finalement poids tandis que le signifiant, se répétant sans cesse, renvoie à son propre mode de structuration et suspend le message rituel dans un monde amplifié. C’est une oscillation entre la « ritualisation », à travers une structure unificatrice, d’enjeux réels stimulant une mobilisation sérieuse, voire passionnelle et la « festivation » à travers une structure rhétorique, qui crée un mouvement émotionnel spécifique et permet de jouer constamment sur un double registre mêlant l’hypersérieux et le dérisoire le plus total.

12Les voyages de Jean-Paul II constituent un autre exemple (Lemieux, 1987). Tout en étant conscient de l’impact festif qui y règne, nous insisterons sur le seul cadrage « spectacularisation » (de même que nous avions insisté sur la seule dimension « festivation » dans les fêtes folkloriques). Dans un tel rituel, il paraît évident que la vérité ritualisée est la doctrine de l’Église. Prononcée par le pape dont la présentation vestimentaire, les signes d’exclusivité et le poids de l’histoire qu’il porte en lui le distinguent des autres, elle se pose comme une affirmation transcendantale. Mais, en même temps, un tel cadrage de la doctrine de l’Église semble lui-même inséré dans une mise en scène spectaculaire. Peu importe, alors, le contenu de ces paroles réduites à quelques propos élémentaires et pour lesquels le degré d’adhésion ou d’intériorisation importe moins que la présentation extraordinaire du personnage dans une mise en scène fondée sur les techniques mass-médiatiques les plus performantes. Ainsi, surgirait le danger du grandiose spectaculaire qui risque d’introduire une certaine suspicion à propos de cette vérité transcendantale affirmée. « Ce n’est que du spectacle », diront certains, remarquant par là une déconnexion du jeu (spectaculaire, en l’occurrence) par rapport au rituel. Mais, en même temps, ce jeu spectaculaire, hautement programmé selon un ensemble de séquences ordonnées, introduit quelques imprévus à travers des rapports personnalisés que le pape entretient avec des personnes choisies dans la foule : le plus souvent des enfants, des handicapés, des vieux … N’est-ce pas cette introduction d’une faille dans le jeu spectaculaire qui rejaillit sur la vérité ritualisée, empêche la déconnexion du rite et du spectacle et, à la limite, la substitution de celui-là par celui-ci, mais crée plutôt un jeu d’oscillation entre présentation extraordinaire du pape comme personnage transcendantal et insistance sur les limites d’une possibilité de salut dans ce monde ? Le pape n’y apparaît-il alors pas comme un homme ordinaire dont la fatigue, les émotions … et les bâillements peuvent être caractéristiques ? Plutôt qu’un mode interrogatif attendant une réponse négative (« est-ce qu’il y a encore une vérité ritualisée ? »), cette dynamique entre l’affirmation d’une foi et le doute du salut possible introduit un mode subjonctif (« il y aurait une vérité transcendantale ») spécifique dans la performance rituelle. L’impact émotionnel, qui assure la réussite du rituel collectif, est précisément le résultat de cette mise en mouvement entre ces deux pôles. La représentation rituelle permet alors une oscillation entre l’un et l’autre, sans approcher de l’un ou de l’autre, et sans conséquence radicalement transformatrice.

13Prenons encore l’exemple des matches de football. À trop y chercher des formes religieuses (effervescence émotionnelle de « fidèles », codification gestuelle et vocale précise, « confréries » des plus fervents regroupés en associations de supporters, « officiants » chargés de l’exécution du sacrifice …), on risque de masquer la spécificité de telles manifestations collectives (Bromberger, 1995). Quelle pourrait être, dans un match de football, la vérité ritualisée ? Ne serait-ce pas aussi l’appartenance à quelque collectivité, ville, région ou pays ? Emblèmes, étendards, cris, chants, imprégnés d’une motivation parfois passionnelle, permettent aux supporters de marquer leur identification à l’équipe. Le style de l’équipe peut même symboliser la collectivité donnée et son mode d’existence ? Mais cette identification ritualisée à une collectivité ne peut être comprise sans un nouveau recadrage à travers une forme de jeu dans lequel le spectaculaire et le festif ne sont pas non plus absents, mais pour lequel nous insisterons surtout sur l’aspect « jeu-compétition » (game). C’est ce cadre ludique qui permet d’affirmer de façon maximale cette identification à la collectivité sans risques de changements ou de conséquences aussi bien individuelles que sociales. Ainsi, le match de football va permettre de s’approcher d’une situation sacrificielle (emblèmes provocateurs, slogans, cris, promesses de mort de l’adversaire, présence d’un cercueil aux couleurs du club adverse, faire-part de sa mort …) et d’une certaine attitude religieuse pour garantir les chances de succès (pratiques magiques, mécanismes d’idolâtries …) sans assumer un engagement à des croyances transcendantes et à un rituel qui se proclamerait comme tel, et aussi sans risquer les conséquences à de tels comportements au-delà de la rencontre sportive. Un tel cadre interstitiel instaure ainsi une sorte de « compétence sociale » à partir de laquelle les acteurs connaissent les limites qu’ils peuvent approcher, et non dépasser, selon un système de règles et d’organisation bien spécifique. Cet enchevêtrement de cadrages structure bien la performance rituelle selon un double registre qui en constitue l’essence même : d’une certaine façon, mi-parodique et mi-tragique, comme l’écrit C. Bomberger, à condition d’accorder à cette mixité une dimension véritablement régulatrice. On découvre ainsi dans cet espace-temps interstitiel une même oscillation caractéristique entre la ferveur passionnelle et la distance critique ? Ainsi, il apparaît bien que le match de football mais aussi la messe se régulent l’un et l’autre selon un cadre rituel fictionnel-ludique : c’est un jeu, ce n’est pas la réalité mais ce n’est pas non réel non plus. Par ailleurs, si l’un et l’autre participent des formes festives, (idéalement intériorisées pour la messe) et spectaculaires (non créditées par l’institution ecclésiastique), leur différence est, au-delà de leurs modalités respectives de régulation, celle qui sépare la compétition sportive à l’issue incertaine de la cérémonie se déroulant selon un programme précodifié. Nous voyons aussi, par ces exemples, que ces catégories constituent, au-delà de leur portée typologisante pour le chercheur, des enjeux de qualification et des objets de controverse pour les acteurs eux-mêmes (Piette, 2003).

14À partir de cette grille d’analyse, que dire encore de l’expérience de la convivialité qui traverse partiellement les rituels ? La convivialité constitue-t-elle un cadrage spécifique, supplémentaire à l’intérieur de ces rituels ? Personne ne dira par exemple qu’un rituel de football est convivial, que les voyages de Jean-Paul II sont conviviaux. Il en est de même des fêtes folkloriques et aussi de la messe dominicale. Dans le match, à la messe et au cours de la visite du pape, il y a selon des proportions différentes et un enchevêtrement spécifique, de la fête, du spectacle et une dimension cérémonielle. Pourquoi, selon le sens commun, ces situations de coprésence humaine ne participent-elles pas de la convivialité, comme le ferait le pot d’anniversaire au bureau ? Or, les supporters, les fêtards et autres pèlerins ne manqueraient pas de trouver conviviale une rencontre, certes festive, mais aussi et surtout intime, après le match, la messe, entre deux cortèges folkloriques ou avant la mise en scène programmée de l’arrivée du pape. C’est comme si la convivialité, non associable à une dimension spectaculaire, cérémonielle ou compétitive, se contentait du seul cadrage festif. Plus précisément, la convivialité introduit dans un espace-temps spécifique non pas un événement passé, une idée politique ou une identité nationale mais des relations sociales générées précisément par leur recadrage du rituel (sous formes de spectacle, de fête, de compétition ou de célébration) ou de tout autre forme de rencontre (par exemple, professionnelle) dans une dimension seulement festive associée à une interconnaissance partagée due précisément aux rencontres réalisées dans le cadre du rituel ou du travail.

Conclusion

15Les rituels collectifs se présentent comme un véritable contrat social interstitiel, à partir duquel l’acteur oscille, de manière régulée, entre deux types de rôles, s’approchant de l’un ou de l’autre. Nous sommes ici dans l’hypothèse selon laquelle le rituel constitue un espace-temps associé à une « double contrainte », selon l’expression plus connue en psychothérapie qu’en sociologie, qui en expliquerait les séquences d’activités et l’engagement subjectif des acteurs à partir de l’implication paradoxale. La double contrainte suppose qu’une fois dans le cadre rituel, on puisse ne pas adopter un comportement sans directement adopter le comportement inverse. Une solution consiste à ne pas aller au bout de chacun des deux pôles de comportement.

16Ainsi, le cadre rituel génère en même temps qu’une prise de conscience, ce passage à l’inarticulé, et ce à travers la spécificité de la performance rituelle qui s’inverse systématiquement dans la non-performance, comme si la métaphore transportait l’homme en situation rituelle entre ce conscient et cet inconscient dans une sorte d’hésitation cognitive. Il suppose une non-absorption de l’acteur toujours un peu absent de lui-même et une marge de latéralité possible se traduisant par des gestes et des mimiques qualifiés de sans « importance ».

Français

Cet article présente une grille théorique qui associe les grandes représentations rituelles contemporaines à un jeu de cadres mêlant le sérieux et le jeu et pouvant se déployer sous des formes différentes : spectacle, fête, compétition, cérémonie. Quelques exemples, comme les voyages du pape, les fêtes folkloriques, les matches de football et l’expérience de la convivialité, tentent d’illustrer la fécondité possible de cette analyse.

Mots-clés

  • rituel
  • jeu
  • cadre
  • fête

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Albert Piette
Université d’Amiens
Albert Piette, professeur à l’université d’Amiens. Membre du groupe de sociologie politique et morale (CNRS-EHESS).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/23988
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