Denis Maréchal, Geneviève Tabouis. Les dernières nouvelles de demain (1892-1985), Paris, Nouveau Monde Éditions, coll. « Culture-médias. Études de presse », 2003
1Denis Maréchal consacre un beau livre à Geneviève Tabouis, célèbre journaliste dont la longue vie lui a permis d’être le témoin de plus d’un demi-siècle d’histoire. Et c’est dans les premiers rangs qu’elle a pu assister aux moments-clés de notre histoire : la fin de la iiie République, la défaite de la France face au nazisme, le repli à Londres et aux États-Unis. Pendant la guerre, elle soutient le général de Gaulle et elle accompagne le gaullisme de gouvernement et l’arrivée de Giscard au pouvoir. En 1981, elle a encore le temps d’assister à l’alternance politique à près de 90 ans, ce qui est pour Philippe Alexandre, son « collègue » de RTL, « un de ses matchs de trop » (p. 260). Mais depuis un an, si elle continue à parler, personne ne l’écoute plus ...
2L’intérêt de cette biographie tient en grande partie de ce qu’elle traite de l’histoire d’une femme. D’une femme qui vit dans un monde dominé par les hommes, en des temps de virilité : guerres politiques et guerres militaires, guerres sans merci et guerre froide, où aucune prise de position ne se fait sans risques. Or, ce que nous raconte le livre de Denis Maréchal, c’est bien l’histoire d’une femme aimante et aimée, ayant fait le choix de se marier et de faire des enfants. Elle a constamment des problèmes de santé, elle souffre de son corps et de ses décisions qui l’ont fait s’éloigner de son mari et de ses enfants. Ses prises de position, ses choix de vie l’ont conduite souvent à vivre seule, loin des siens et de tout rempart. On pense à Alexandra David-Néel ou à Anaïs Nin, à leurs formidables volonté et énergie, à leur insatiable curiosité. Mais chez Geneviève Tabouis, la passion est politique.
3Denis Maréchal nous dresse un tableau de la « marmite » dans laquelle est tombée Geneviève Tabouis toute petite. Si la mentalité de l’époque ne « prédestinait pas cette jeune fille de la bonne bourgeoisie parisienne » à mener la vie qu’elle a choisie, le contexte familial et social dans lequel elle a baigné dès l’enfance favorisait en revanche le chemin choisi. Son oncle Jules Cambon, ambassadeur de France à Berlin à la veille de la Première Guerre mondiale, est l’un des négociateurs du traité de Versailles. Il est au cœur de la machine diplomatique européenne en un temps où celle-ci détient un rôle essentiel. La famille est très unie et Geneviève assiste aux discussions familiales enflammées. Un garçon aurait choisi la Carrière, une femme n’en a pas l’accès. La jeune fille entre à l’École du Louvre. Elle aurait peut-être passé sa vie professionnelle dans ce musée si son oncle Cambon ne l’avait entraînée à Versailles comme secrétaire. Les jeux diplomatiques, et surtout l’écho que leur en donne la presse, la passionnent. Les cartes sont distribuées, les jeux sont faits: Geneviève Tabouis choisit le journalisme. Son milieu sera d’une aide extrêmement précieuse, qu’elle accepte sans état d’âme.
4Le livre de Denis Maréchal, au-delà du récit qu’il nous propose de la vie d’un personnage hors du commun, nous apporte des éléments intéressants sur l’histoire de la presse. Ainsi de cette culture du scoop, dont il nous montre qu’elle touche les meilleurs organes de presse. Geneviève Tabouis en est extrêmement friande. Mais les habitudes, le rythme et les traditions diplomatiques, celles qui ont été sa première école, vont à l’encontre de celles de la presse. Peu importe, Geneviève Tabouis, qui aura fait une grande partie de sa carrière au très sérieux quotidien l’ Œuvre, a choisi : la vérité, le dévoilement, la publicité des médias contre le secret des tractations d’antichambre, la langue de bois des diplomates. Ses indiscrétions deviennent célèbres. Pourtant, elles ne paraissent pas se tarir …
5La réputation de Geneviève Tabouis est grande. Elle la doit essentiellement à sa plume, extraordinairement sûre d’elle et péremptoire, à sa familiarité toute familiale avec le Quai d’Orsay, à ses liens très forts avec Édouard Herriot, mais également au combat sans faille contre l’Allemagne nazie et contre Hitler qui la « salue » en l’apostrophant nominalement dans un discours menaçant. Ici, elle mérite le surnom de Cassandre qu’on lui attribue, car elle n’a cessé de marteler le danger que Hitler et ses sbires faisaient courir à la paix et à la France. Or on le sait, elle n’a pas été suffisamment entendue. Ce n’est pas le moindre de ses titres de gloire d’avoir compris parfaitement ce qui se tramait derrière la ligne Maginot, et la véhémence de ses attaques n’est sûrement pas pour rien dans son extraordinaire célébrité : on apprend dans ce livre que le Waldorf Astoria se sent suffisamment honoré par sa présence dans ses murs pour lui offrir son séjour, lorsqu’elle arrive à New York en 1940.
6La lecture du livre de Denis Maréchal laisse perplexe sur cette reconnaissance quasi générale. Et l’on se prend à se pencher sur une question qui n’est pas au cœur du livre, mais que celui-ci éclaire de manière intéressante. Qu’est-ce qui fait la gloire et la durable renommée d’un journaliste, d’un chroniqueur ? La qualité, l’exactitude de ses informations ? La liste des erreurs commises par Geneviève Tabouis, erreurs factuelles, erreurs d’appréciation révélées par cet ouvrage, son manque d’objectivité et de discernement, ses emballements et ses diatribes, elle qui intervient dans l’espace public également par des conférences, des livres, et par sa fréquentation d’hommes politiques de premier plan, cette liste qui s’allonge tout au long du livre montre assez clairement que ce n’est pas dans une perfection sans faille dans l’information et dans ses prises de position que Geneviève Tabouis a gagné les galons de la renommée.
7Alors cette gloire serait-elle due à cette indépendance farouche qu’elle ne cesse de revendiquer fièrement, malgré ses accointances familiales et affectives avec les milieux du pouvoir ? Les archives de la police secrète sont tout à fait parlantes. Geneviève Tabouis émarge à l’ambassade de l’Union soviétique comme plusieurs de ses confrères. Comme nous le dit l’auteur : en effet, « la réputation de vénalité de la presse française n’est plus à faire », l’exemple du journaliste vedette de l’ Œuvre en est une confirmation. Contre une somme rondelette en effet, « elle véhiculait une image positive de l’Union soviétique […] les services secrets soviétiques n’avaient guère hésité à l’utiliser pour salir la mémoire d’un des leurs devenu gênant (Münzenberg). Ils savaient l’utiliser sans retenue pour mieux pénétrer les arcanes de la vie politique française et notamment le Parti Radical, sans pour autant lui livrer d’information fiable sur la politique étrangère de l’URSS, propagande exceptée ». En bon petit soldat appointé, elle ne critiquait jamais le pays de Staline. À l’occasion, elle le décrivait même sous un jour positif, sauf en comité restreint comme on le voit à un retour d’URSS …
8Qui était donc, en définitive, Geneviève Tabouis ? Denis Maréchal avance quelques hypothèses. On retiendra celles qui tournent autour de ses relations très intriquées avec le Quai d’Orsay. Celle qui s’est vu fermer les portes de la diplomatie n’a-t-elle pas en définitive cherché à jouer sa propre partition dans le concert tonitruant des nations ? Se serait-elle vu confier un rôle informel, plus secret, qui lui aurait permis de se déplacer apparemment sans retenue des salons de l’ambassade soviétique à ceux du Quai d’Orsay, de fréquenter assidûment des agents du Komintern et des présidents du Conseil de la iiie République ? Une Mata-Hari de la plume ? Pour être sûr de la réponse, il faut encore attendre l’ouverture d’archives, dont celles de l’« héroïne » elle-même.
9L’autre aspect qui retient l’attention dans cette biographie passionnante est le passage de l’écrit à l’oral opéré par Geneviève Tabouis. Après la guerre, malgré son désir de reprendre la plume dans un organe de presse écrite, elle ne trouve l’occasion de reprendre son métier de journaliste que derrière un micro. Elle fourbit ses armes comme représentante du journal France libre sur la Radio Diffusion Française, avant de devenir chroniqueuse régulière sur Radio Luxembourg, dont son mari est l’un des administrateurs. Son émission, « Les dernières nouvelles de demain », rencontre un grand succès. Elle y cultive un ton prophétique, que symbolise la première phrase de sa chronique : « Attendez-vous à savoir … ». D. Maréchal nous révèle qu’en pleine guerre froide, la journaliste est consciencieusement surveillée par le FBI. Mais dans les rapports des services secrets, on ne trouve rien pour étayer un quelconque rôle occulte. Elle continue cependant à recevoir chez elle des diplomates de l’Est comme de l’Ouest. Sa gloire, grâce à la radio, dépasse les cercles restreints de la presse diplomatique. Elle est devenue une voix. En revanche, la qualité de ses interventions ne semble pas avoir suivi les marches de la notoriété.
10Cette biographie riche et palpitante nous montre le xxe siècle à travers ses pires convulsions et déchirements, ses mystères aussi ; elle nous permet de suivre un moment important de l’histoire de la presse à travers la vie d’une femme intense, fabuleuse d’énergie et de talents, avec ses fragilités et ses faiblesses (les relations financières avec des puissances étrangères). Mais ces « faiblesses », assez banales alors, ne cachent-elles pas en réalité la vraie nature d’une héroïne que sa situation dans la communication médiatique ne pouvait pas entièrement satisfaire ? C’est moi qui propose cette hypothèse, le travail de Denis Maréchal est trop rigoureux pour s’aventurer sur des pentes aussi romanesques.
11Isabelle Veyrat-Masson
Marianne Doury, Sophie Moirand (textes réunis par), L’Argumentation aujourd’hui. Positions théoriques en confrontation, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004
12Afin que ce qui va suivre soit dénué d’ambiguïté, disons tout de suite que l’ouvrage introduit par Marianne Doury et Sophie Moirand constitue une excellente initiation aux travaux de quelques chercheurs connus dans le domaine de l’argumentation (Ducrot, Grize, van Eemeren et Houtlosser, Adam, Vignaux, Plantin et Declercq). Chacun des textes permet de préciser l’option théorique choisie par son auteur et constitue une bonne voie d’entrée dans son œuvre. Les points de vue sur l’argumentation collationnés ici sont en effet très variés. On ne reprochera pas à l’ouvrage son hétérogénéité, dans la mesure où celle-ci semble constitutive du champ de l’argumentation (peut-être même sommes-nous là dans un phénomène structurel, lié à l’éclatement initial de la rhétorique). Au contraire, on trouvera que celui-ci ne frappe pas assez large. C’est là peut-être que le bât blesse, dans la mesure où le titre, – « L’argumentation » – suppose un minimum d’exhaustivité, ce qui n’est pas le cas ici. Cela pose d’ailleurs un problème plus général et commun à l’édition, où l’on résiste de moins en moins à la tentation, pour séduire le lecteur avide de synthèse, à lui promettre le territoire quand seule une région, aussi prestigieuse soit-elle, lui est en fait présentée.
13Tout commence dès la première phrase de l’introduction, qui dit ceci : « On assiste depuis quelque temps (souligné par nous) en France à une double explosion de la notion d’argumentation ». Cette étrange imprécision n’en est peut-être pas une. Car s’il avait fallu dater ce renouveau, ce que d’ailleurs, tout à la fin du livre, Jean-Michel Adam fait, il aurait aussi fallu évoquer le fait que le renouveau des études sur l’argumentation se fait en deux vagues, qui vont bien au-delà de la « trentaine d’années environ » évoquée cette fois page 10. La première vague date en fait des années 1950, avec la publication de l’ouvrage de Chaïm Perelman et de Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique, dont la première édition est aux Presses Universitaires de France en 1958 (et la suivante aux Éditions de l’Université de Bruxelles, en 1970). On peut penser ce que l’on veut de Chaïm Perelman, mais pas que son travail ne concerne pas l’argumentation. Cet auteur, initialement juriste, s’inscrit dans le droit fil de la tradition Aristotélicienne, en tout cas de l’Aristote que n’aiment ni les philosophes, ni les logiciens, celui de la Rhétorique. Si Perelman n’a pas fait école au sens strict – et c’est plutôt bon signe –, son influence est aujourd’hui importante. Il est regrettable que l’on n’en trouve pas plus de trace dans l’ouvrage critiqué ici.
14La deuxième vague de redécouverte de l’argumentation est due à Roland Barthes, co-initiateur de ce fameux numéro de la revue Communications, « Recherches rhétoriques », n° 16, Seuil, Paris, 1970, toujours édité de nos jours. Certes, bien que conscient de la nécessité de reprendre le fil d’une rhétorique généralisée, Barthes, et il en convient, constate que ce renouveau (celui de la deuxième vague) n’implique finalement qu’une rhétorique « restreinte », c’est-à-dire essentiellement littéraire et linguistique. L’oubli des territoires couverts par Perelman va d’ailleurs de pair avec l’écartement – mais là les auteures, si elles ne s’en expliquent pas, au moins le mentionnent – des « approches (ne seraient-elles pas aussi des recherches ?) sociologique, philosophique ou communicationnelle » (ne seraient-elles pas elles aussi plurielles ?). Alors on se demandera, malgré la présence dans l’ouvrage de textes de Gilles Declercq et de Jean-Michel Adam, si nous ne sommes pas là dans une situation qui répète, toute comparaison gardée, ce qui est advenu à la réception du texte de la rhétorique d’Aristote au fil de l’histoire, depuis sa redécouverte en 1256, via sa version arabe.
15On veut bien de l’argumentation, à condition, sans doute, qu’elle ne serve pas à argumenter, et surtout pas dans les lieux centraux et privilégiés de l’espace public démocratique où elle a le plus d’usage. Plus le politique est absent de son soubassement épistémologique, plus le champ de l’argumentation est tenté par le formalisme et le cognitivisme, celui-là même que Perelman écartait en évoquant le caractère antirhétorique de la tradition cartésienne et la nécessité de sortir de l’influence de cette dernière, si forte en France. L’enjeu de la redécouverte de la rhétorique – et peut-être de sa réintroduction dans l’enseignement – est d’écarter les termes de la fausse alternative entre les deux cultures, celle de la tradition scientifique, incarnée aujourd’hui par exemple par les sciences cognitives, et celle de la tradition littéraire, entre le vieux champ des analytiques et celui de la poétique, pour laisser place à un troisième terme, l’argumentation en tant que champ autonome, celui-là même qu’a contribué à ouvrir Aristote. C’est précisément cette troisième région qui semble en partie absente de l’ouvrage, qui ne peut donc prétendre rendre compte de tout le territoire de l’« argumentation ». On le regrettera, tout en trouvant précieux, encore une fois, les différents textes qui nous y sont présentés.
16Philippe Breton
Questions de communication, « Intellectuels, médias et médiations. Autour de la Baltique », Nancy, Presses universitaires de Nancy, n° 6, 2004
17La dernière livraison de la revue Questions de communication, toujours aussi bien présentée, pèse 443 pages et nous paraît si importante de par son contenu qu’il faut en rendre compte.
18Deux gros dossiers, en sus des habituelles notes de recherche : le premier s’intitule « Intellectuels, Médias et Médiations autour de la Baltique », le second poursuit une réflexion déjà amorcée dans la précédente livraison à propos du « Constructivisme », mais cette fois concernant les usages de cette théorie par des chercheurs avec une centration autour du journalisme, ce qui conduit à une belle interrogation épistémologique.
19Nous souhaitons attirer l’attention sur ce dossier autour de la Baltique, tant les changements induits par la chute du mur de Berlin (1989) sur des territoires marqués profondément par des siècles d’échanges et de réseaux de communication maritimes posent avec acuité des problèmes identitaires à l’entrée dans l’Europe des vingt-cinq (2004). Le texte de présentation affirme d’emblée qu’en cette région du monde, la « société en réseaux » n’est pas le produit de la télécommunication électronique, mais le résultat plusieurs fois centenaire des effets combinés du commerce, des migrations, des invasions. L’auteur propose le terme de « globaltic » pour souligner que le caractère nodal (de carrefour), dans le temps et dans l’espace, revêt plus d’importance que tel ou tel lieu. Braudel, sous d’autres cieux, avait déjà montré combien la « Mare nostrum » avait été tout ensemble facteur d’union et de séparation.
20Autour de la Baltique, face aux pressions du « global », se recréent de nos jours des formes de résistance culturelle qui résultent de processus historiques de communication. L’espace baltique est certes une réalité géophysique, mais aussi une construction politique et culturelle sans cesse réinventée au cours des siècles. Analysés dans ce numéro sous l’angle de la médiation, les regards croisés d’auteurs appartenant à plusieurs disciplines et de nationalités différentes cherchent à définir les formes contemporaines à l’interface des intellectuels et des puissants systèmes médiatiques écrits et audiovisuels. Quelle peut être l’identité d’une zone géographique construite autour d’une mer fermée mais soumise à des influences nordiques, longtemps soviétisée, se hâtant d’intégrer l’Europe pour exorciser les traumatismes liés à l’URSS ? Si les questions de frontières hantent même le langage quotidien, la récente constitution d’un nouvel espace public, plus démocratique, engendre une crise générale des valeurs liées au consumérisme et à la marchandisation de la culture. Le territoire devient le nouvel enjeu des médias. Accusé de repli identitaire « provincial » quand apparaissent de nouvelles élites entrepreneuriales et des flots télévisuels importés, l’espace médiatique balte se développe de façon plus composite que complémentaire, voire concurrentielle. C’est sur cette problématique que les contributions s’efforcent d’apporter leur éclairage.
21Saluons le haut niveau des analyses sur un magnifique cas d’école : une région dont l’identité est parfaitement définie par les siècles de son histoire, subitement confrontée à un changement de régime et à la mondialisation. Les professionnels de la communication vont-ils jouer leur rôle fondateur de médiation? Laissons au lecteur le soin de chercher les réponses apportées dans ce numéro, si bien nommé « Questions de communication ».
22Anne-Marie Laulan
Florence Mourlhon-Dallies, Florimond Rakotonoelina, Sandrine Reboul-Touré (coord.), « Les discours de l’Internet : nouveaux corpus, nouveaux modèles ? », Les Carnets du Cediscor, Centre de recherches sur les discours ordinaires et spécialisés, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, n° 8, 2004
23Ce numéro des Carnets du Cediscor regroupe une série d’articles sur les écrits électroniques qui rendent compte de l’enjeu que ces corpus représentent pour la recherche dans les sciences humaines en général, et pour l’analyse du discours en particulier. Traitant aussi bien des forums de discussion que du courrier électronique ou des pages personnelles, ce numéro, qui accorde une large place à l’interdisciplinarité, propose un ensemble de réflexions sur les défis que la communication médiatisée par ordinateur présente sur le plan théorique et sur le plan méthodologique.
24Le volume comprend trois parties conçues en fonction des champs disciplinaires dans lesquels les auteurs font le choix de se situer.
25La première partie (« Retours sur l’analyse conversationnelle ») regroupe quatre articles portant sur trois dispositifs de communication – les forums de discussion, les listes de diffusion, les chats – dans lesquels les discours produits via les outils de l’Internet sont envisagés comme une forme particulière de conversation. Les articles de M. Marcoccia et P. Chardenet abordent de manière centrale les problèmes méthodologiques que pose l’appréhension de ces objets. Le premier analyse les conséquences de l’application des concepts de l’analyse conversationnelle à l’analyse de discours électroniques et montre, à travers l’examen des caractéristiques de fonctionnement des forums de discussion, l’enjeu que représente ce type de corpus pour la compréhension de ce qu’est la conversation. Le second envisage la manière dont s’élaborent les stades de cohérence et les objets de discours dans un chat ludique multilingue. J. Anis s’intéresse à la dynamique conversationnelle qui se met en place dans une liste de diffusion. C. Celik et F. Mangenot rendent compte des applications pédagogiques auxquelles se prêtent ces dispositifs de communication dans le cadre de l’enseignement à distance.
26Les articles de la deuxième partie (« Entrées en linguistique de discours ») proposent une approche des discours électroniques appuyée sur les outils de l’analyse du discours. P. von Münchow interroge le rôle joué par le discours rapporté et la place accordée au discours d’autorité dans un forum de discussion non modéré. J.-Y. Colin et F. Mourlhon-Dallies reviennent sur la notion de genre à travers la confrontation des discours produits dans les forums de discussion et les discours produits pour le courrier des lecteurs.
27La troisième partie (« Approches spécifiques ») contient deux articles qui ont pour caractéristique de croiser différentes approches (textuelle, discursive, technique) afin de mettre au jour les spécificités des corpus électroniques. V. Beaudouin, S. Fleury et M. Pasquier proposent une analyse des pages personnelles qui rend compte non seulement des discours produits, mais aussi de leurs caractéristiques formelles. B. Hénocque s’intéresse aux messages produits via les intranets d’entreprises et concilie une analyse formelle des données à une enquête sociolinguistique et sociologique auprès des scripteurs en contexte professionnel, en vue d’identifier leurs pratiques de travail.
28Le mérite de cet ouvrage est d’offrir un bon état des lieux de la recherche linguistique sur la communication médiatisée par ordinateur. Les différents articles rendent compte de la diversité des pistes de réflexion ouvertes et des travaux engagés sur les discours électroniques dans le champ des sciences du langage. L’interdisciplinarité revendiquée par ce recueil, alliée à la diversité des dispositifs d’échange étudiés, permet d’offrir au lecteur un aperçu clair et documenté de la complémentarité des différentes ressources théoriques et méthodologiques mobilisables pour l’analyse des écrits produits via l’Internet.
29Céline Largier
Géraldine Muhlmann, Du journalisme en démocratie, Paris, Éditions Payot et Rivages, coll. « Critique de la politique », 2004. Une histoire politique du journalisme, Paris, PUF, coll. « Partage du savoir », 2004
30Le diptyque de Géraldine Muhlmann a pour ambition de repenser la pratique journalistique à partir du lieu même de son exercice : l’espace public démocratique. D’emblée sont refusées, d’un trait trop rapide, les critiques contemporaines des médias sous prétexte qu’elles feraient montre d’une incapacité à penser en même temps le public et les médias : de Chomsky à Bourdieu en passant par Halimi, Pierre Carles « et les autres », qualification révélatrice d’un manque de discernement dans cette inaugurale critique de la critique, qui n’évoque pas, notons-le, une série d’auteurs.
31Le lieu privilégié par G. Muhlmann pour interroger l’appareil journalistique est celui d’un juste milieu, d’un renoncement aux excès qu’elle épingle en ouverture de son essai : « la condamnation exaspérée du journalisme n’a aucun sens, sinon celui du renoncement à la démocratie ; l’enthousiasme de principe n’en a pas non plus, qui sacralise plus qu’il ne pense le rôle de ces nouvelles “pupilles” de la démocratie que sont désormais, dans tous les sens du terme, les journalistes » (Du journalisme …, p. 276). Il reste qu’au sein de cette démocratie, caractérisée dans la lignée d’un Claude Lefort et d’un Marcel Gauchet comme un mode de vivre ensemble ménageant une « issue symbolique » aux dynamiques conflictuelles, le rôle du journalisme est central, qui précisément est supposé permettre d’assurer la représentation de cette fragile combinaison d’unité et de conflit.
32Dans un premier temps, l’auteur entreprend de déterminer des « idéal-critiques » permettant de « déployer un questionnement critique à l’égard du “journalisme réel” » (Du journalisme …, p. 23). Le premier idéal-critique identifié, celui du « flâneur baudelairien », montre rapidement ses limites : directement inspiré des idéaux kantiens de publicité, il fait du journaliste le porte-voix des discours dissonants. Mais cette peinture du journaliste en « curieux » pleinement ouvert au pluriel est adossée à une vision toute naïve de l’espace public, au sein duquel se déploient en réalité les carcans de l’homogène et de l’idéologie. D’où la localisation d’un deuxième idéal-critique, celui du « journalisme-en-lutte », incarné par les pratiques journalistiques et théoriques d’un Karl Marx : prenant acte du poids de l’idéologie, il n’en refuse pas moins de déserter l’espace public et prend, selon Muhlmann, le parti de travailler l’idéologie au corps.
33Tout conflictuel qu’il soit, ce journaliste-en-lutte n’est-il pas, pourtant, « en train de créer du commun – certes pas le même que celui contre lequel il lutte » (Du journalisme …, p. 219) ? L’auteur se propose alors de prendre acte des deux dimensions consubstantielles à la pratique journalistique, celle du rassemblement et du conflit et, partant de là, de circonscrire un troisième idéal-critique, celui qui opérerait un « rassemblement conflictuel de la communauté démocratique ». Sous cet angle, ce sont tout à la fois les potentialités et les limites de l’exercice du journalisme qui se donnent à voir. Pris dans des contraintes discursives, celles de l’espace démocratique, avec lesquelles il doit composer, le regard journalistique aurait quelque chose d’irréductiblement insatisfaisant – incapacité à « exprimer un conflit tout à fait radical, une altérité absolue » – mais aurait, idéalement, ce précieux mérite de pouvoir « faire vivre “l’énigme” démocratique » (Du journalisme …, p. 271).
34L’exercice pratique de ce double geste journalistique, auquel est consacré le second volet de l’étude de Géraldine Muhlmann, Une histoire politique du journalisme, est susceptible de prendre deux directions. La première, dominante et associée à la figure du reporter, consiste à « rassembler dans l’épreuve » : s’adossant à un nous érigé d’emblée comme « centre » depuis lequel se porte son regard, le journaliste met la communauté à l’épreuve du secret, de l’étrange ou de l’usurpation. « Témoin-ambassadeur », le journaliste est alors celui qui se donne pour tâche de « faire voir ». Mais le conflit, pour présent qu’il soit, reste une manière de constituer un « nous » : il s’agit, dans le cas d’Albert Londres comme dans celui des adeptes du stunt journalism, de « mettre le “nous” à l’épreuve pour l’aider, précisément, à s’éprouver comme un “nous” » (Une histoire …, p. 57). Ce rassemblement dans l’épreuve est en fin de compte limité par cela même qui le constitue : non seulement le rassemblement apparaît comme une fiction élaborée par le journaliste, mais, en outre, cette figure du « témoin-ambassadeur » ne permet qu’une représentation simpliste du conflit (Une histoire …, p. 107).
35Ce sont ces limites que tente de dépasser la seconde figure journalistique identifiée : celle, fort rare, du journaliste décentreur qui, plutôt que d’ériger un « nous », l’interroge et le soupçonne. Dans une position instable et réflexive (celle d’un certain new journalism et celle du Libération du début des années 1980), menacée par la tentation du recentrement, « le décentreur se place dans une position de “désappartenance” au “nous” pour déclencher un conflit qui touche à l’identité collective : il affronte le nous à partir d’une extériorité-altérité, et par là le défait » (Une histoire …, p. 30).
36Pour stimulante, brillante et inventive qu’elle soit, la démarche de Géraldine Muhlmann trouve ses limites en ceci : elle néglige de prendre en compte les contraintes socio-économiques pesant sur la presse. Car il ne suffit pas d’identifier des postures. Il faut encore réfléchir aux possibilités de leur plein exercice. Et sans doute est-ce en ce point qu’il faudrait réinterroger quelques-uns des « auteurs » hâtivement délaissés par un essai qui vaut davantage par les pistes qu’il ouvre que par l’état des lieux caricatural sur lequel il s’ouvre.
37Olivier Isaac
Jean-Hugues Barthélémy, Penser l’individuation. Simondon et la philosophie de la nature, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2005
38On se met enfin à lire Gilbert Simondon et à commenter les trois ouvrages qui constituent l’essentiel de son œuvre, tous trois issus de sa thèse de doctorat, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (1958), à savoir : L’individu et sa genèse physico-biologique (PUF, 1964), L’individuation psychique et collective (Aubier, 1989) et Du mode d’existence des objets techniques (qui fut soutenu comme thèse complémentaire, Aubier, 1958). Nul doute que Jean-Hugues Barthélémy ne figure au premier rang de ces disciples auxquels on devra de restituer toute son importance à ce philosophe longtemps méconnu. S’il fallait caractériser cette importance en quelques mots, il conviendrait d’expliquer ceci : Simondon a eu pour ambition de rompre avec la tradition métaphysique inaugurée par Platon et Aristote et, ce faisant, il fut conduit à rendre urgente une réhabilitation intellectuelle de la technique. Ce geste de rupture et de restitution tient à peu de choses : les Grecs nous ont installés dans une conception du monde reposant sur un hylémorphisme, c’est-à-dire sur l’idée que la matière et la forme constituent deux entités distinctes qui se trouvent associées selon diverses modalités susceptibles de justifier les grands systèmes d’explication métaphysiques. Cet hylémorphisme est la matrice, pour Simondon, des dualismes qui minent la tradition philosophique occidentale et qui, au passage, ont contribué à disqualifier certaines activités comme la technique (activité servile visant à associer forme et matière – autrement dit à « informer » le donné brut – selon un plan ou un programme forcément dicté par une instance supérieure : Dieu ou l’esprit). Rompre avec l’hylémorphisme, ce sera donc en finir avec ces dualismes et revoir la conception simpliste de la technique qui l’a condamnée à l’indignité philosophique.
39Jean-Hugues Barthélémy montre éloquemment comment Simondon met en œuvre une philosophie de la technique axée sur le concept d’individuation et adossée à une philosophie de la nature ainsi qu’à une ontologie non-substantialiste. La technique avait suggéré une conception métaphysique vouée aux impasses du dualisme matière-forme; elle permettra d’en sortir dès lors qu’on s’engagera à la penser comme processus continué d’individuation. Barthélémy évoque à juste titre les relations de proximité qui furent celles de Georges Canguilhem et de Gilbert Simondon: c’est, en effet, que les deux philosophes partageaient l’idée que la technique n’était pas à sa place dans l’économie de la pensée philosophique héritée des Grecs. Ainsi s’est-on obstiné à s’en remettre à elle pour penser le vivant, comme en témoigne le cartésianisme (l’homme est une machine dotée d’une âme), alors même qu’il faudrait partir du vivant pour comprendre la technique (l’outil témoigne d’une aptitude de l’organisme à inventer ses prolongements comme autant de prothèses). Dans ce renversement ontologique, la biologie offre les instruments herméneutiques propices à penser l’individuation qui ont manqué aux systèmes métaphysiques. Bref, Simondon et Canguilhem furent solidaires d’une démarche décidée à récuser l’hylémorphisme spontané des philosophes consacrés par la tradition universitaire.
40Il y a un système-Simondon, au cœur duquel se trouve donc l’objet même du livre de Jean-Hugues Barthélémy : une théorie de l’individuation, c’est-à-dire une conception de la genèse assurant le passage d’une unité singulière à une autre, une conception constitutive du sens qui fait le fond de toute philosophie de la nature. Pour peu que l’on fasse l’effort de pénétrer ce système, avec l’obstination et la rigueur de Barthélémy, on comprendra que l’individuation fraie la voie à une philosophie du temps, de l’invention, de la transduction grâce à quoi se construit la genèse complexifiante des êtres de la nature. L’individuation, écrivait Jean-François Marquet, un autre grand connaisseur de l’ œuvre de Simondon, s’exprime comme « médiation amplifiant à travers un devenir », comme le faire-passer de chaque forme vers une solution toujours provisoire. Jean-Hugues Barthélémy ne recule pas, contrairement à d’autres, devant une probable parenté de son philosophe de référence avec Pierre Teilhard de Chardin, même si Gilbert Simondon n’est pas suspect de vitalisme. À cet égard, on méditera sur le fait que nombre de penseurs des technologies d’information et de communication (Pierre Lévy, par exemple) considèrent que le jésuite, auteur de La place de l’homme dans la nature, n’est pas complètement déplacé dans les tentatives pour penser le cyberespace et l’auto-organisation des réseaux. Il ne leur reste sans doute qu’à lire Simondon pour parachever ces tentatives et découvrir qu’il offre des arguments pour associer, dans le concept d’information, l’Universalité et l’auto-complexification. Par ailleurs, l’intérêt de la référence à Simondon pourrait aussi permettre de tempérer l’euphorie de ces mêmes penseurs du cyberespace qui cèdent volontiers aux extrapolations induites par les modèles cybernétiques. J.-H. Barthélémy le sait bien et le dit : Simondon était conscient du caractère finalement réductionniste de la cybernétique qui invitait à confondre indûment le physique et le vital et à encourager par conséquent les fantasmes démiurgiques dont s’entretiennent aujourd’hui certains théoriciens du posthumanisme. À cet égard, on lira dans le livre de Barthélémy les savantes pages qui opposent la transduction et la rétroaction, que les émules de Wiener voudraient assimiler afin de fonder une cybernétique universelle.
41L’ œuvre de Simondon est-elle appelée à s’imposer au-delà du cercle des philosophes désireux de trouver d’autres issues à leur tradition que le pas-de-côté préconisé par Heidegger pour sortir de la métaphysique? Ne mobilisera-t-elle que ceux qui ont déjà puisé chez Deleuze (grand lecteur de Simondon) l’audace de penser les intensités et de s’arracher aux substances ? On saura bientôt si les réimpressions de ses livres, si la publication récente de certains de ses inédits due à la diligence de Jean-Yves Château (Deux Leçons sur l’animal et l’homme, éditions Ellipses, ou L’invention dans les techniques, éditions Le Seuil) ou si, par exemple, les travaux de Bernard Stiegler tellement inspirés par lui, rencontrent un lectorat élargi qui témoignerait que l’heure de Simondon est enfin venue. J.-H. Barthélémy, en tous les cas, publie fin 2005 le second volume de son étude, sous le titre Penser la connaissance et la technique après Simondon (304 pages).
42Jean-Michel Besnier
Éric Dacheux, Comprendre le débat sur la constitution de l’Union européenne. Communication et démocratie 1, Paris, Publibook, coll. « Droit et sciences politiques », 2005
43Cet ouvrage, délaissant les voies de la recherche pure ou de la vulgarisation, se veut davantage une réflexion citoyenne permettant de décrypter le débat intellectuel et politique noué lors du processus constitutionnel européen. Il faut signaler à cet égard le courage de l’auteur livrant aux lecteurs son propos avant la fin de la phase de ratification, donc sans en connaître l’issue. C’est qu’il s’agit, selon lui, moins de se prononcer sur le résultat effectif au niveau institutionnel que d’évaluer l’impact en terme de sensibilisation des citoyens à l’Europe. Pour cela, Éric Dacheux s’appuie sur un travail de terrain mené depuis plusieurs années sur les thématiques de la communication européenne et se réinscrit dans la longue durée, à partir de l’épisode traumatique initial de la difficile campagne pour l’adoption du traité de Maastricht.
44L’analyse se concentre sur une forme de communication particulière, le débat public. L’auteur se refuse à adopter la posture normative et idéaliste des théoriciens de l’espace public dans la lignée de Jürgen Habermas. Il entreprend d’en questionner tant les fondements que les pratiques, et adopte un ton résolument critique. Le débat public européen ne se suffit pas à lui-même : il est souvent confisqué par les élites et les experts et reste prisonnier de ses modalités techniques contraignantes ; il nécessite un certain niveau d’information du citoyen « loin d’être acquis » pour rendre ce dernier apte à entrer dans la discussion ; il se noue dans l’espace de communication établi, c’est-à-dire l’espace national ; il est tributaire dans son déclenchement et sa structuration de la volonté politique et de l’agenda institutionnel, ce qui réduit considérablement son autonomie et ses potentialités critiques.
45Pourtant, Éric Dacheux persiste à se poser en défenseur de ce débat public qui traduirait aujourd’hui une nouvelle vigueur de la société civile en politique. Les réseaux associatifs européens de citoyenneté ont une assise sociologique très réduite mais constituent le ferment de la mobilisation cognitive des sociétés. Il s’agit simplement pour l’Union européenne de donner plein sens à ce débat public, en prenant véritablement en charge deux dimensions essentielles pour sa légitimation, celle de son identité et celle de son territoire, ce qui renvoie notamment à la candidature de la Turquie. Plus généralement, l’Europe doit puiser dans l’énergie civique de ses associations des utopies capables de susciter et de donner sens à la participation populaire. À ces conditions, malgré toutes ses carences, le débat public européen pourra contribuer à revitaliser la démocratie.
46François Foret