1Pierre Sansot était un être singulier, une sorte de modeste aristocrate, paradoxal, qui mélangeait acuité ordinaire et grandeur de pensée, la conduite conceptuelle et la puissance du songe dans une écriture étincelante et envoûtante. Cet homme était un personnage, comme on dit, il semblait phénoménal et discret à la fois lorsqu’on a eu la chance de le rencontrer. Pierre Sansot détonnait dans le paysage des sciences sociales, il faut le dire. Lorsqu’en 1973 paraît Poétique de la ville, le livre fait l’effet d’une bombe dans le contexte incolore, normatif, de la sociologie urbaine. Il y dénonce la réduction anthropologique des lieux, et cherche par quels grands mouvements et par quels trajets l’homme peut appréhender la ville, considérant que l’objectif et le subjectif sont indissociables. D’où une méthode et un style écrit où phénoménologie philosophique et poétique littéraire se contaminent continuellement afin de rendre compte précisément du bougé, du flou, de l’altérité, qui s’élaborent dans notre relation vivante à la ville (l’auteur n’utilisant que rarement le terme d’urbain). Suivront des ouvrages majeurs confirmant l’inspiration géniale de Pierre Sansot : Variations paysagères (1983), La France sensible (1985), Les formes sensibles de la vie sociale (1986), où il délègue à ses lecteurs, et à ses amis, une part de son imaginaire et de son existence. Il avait une grande tendresse et une sensibilité particulière au monde, aux gens, ce qui est plutôt rare dans une époque de rapports de pouvoir, de ruses exténuantes, de dissimulation ... Il s’agit de « sauver le sensible », comme il le dit dans un livre passé inaperçu, à l’encontre d’un constructionnisme prétentieux, d’un rationalisme aveugle, afin de sensibiliser le concept et de découvrir les significations au creux de l’expérience, puisque « le sensible ... c’est toujours ce qui nous affecte et retentit en nous ». Voilà ce que je découvrais dans les années 1980 en résonance avec la démarche de Pierre Sansot, c’était une délivrance salutaire, vitale, par rapport aux carcans et aux rigidités, une différence qui nous apportait un air libre, un souffle.
2La « consécration » vint avec un livre étonnant, intitulé simplement Les gens de peu (PUF, 1991), qui tombait à point dans une période de paupérisation sociale sournoise où la France découvrait soudainement toute une partie de la population sans ressources, à la dérive, qui appelle la « compassion ». Pierre Sansot ne tombe pas dans ce piège justement, en considérant que la modestie peut être un choix de vie, une certaine façon d’être soi, d’être en relation aux autres, au langage. Il fait l’éloge du peu et non pas de la pauvreté, du presque rien, des gens obscurs, selon une anthropologie figurale qui déploie des motifs comme « la chanson des rues », « les scènes de ménage », « l’univers du camping » ou l’inénarrable postface sur « le pliant » … Il décrit l’ambiance, la chaleur des milieux populaires, mais différemment de Richard Hoggard par le style d’écriture.
3Le regard de Sansot sur les pratiques populaires n’est pas sans ironie douce, sans un humour équivoque, bien qu’adorant les gens décrits dont il est lui-même issu par son origine. Cependant, on l’a accusé de « populisme » dans sa façon de glorifier les modestes, et surtout d’être un « nostalgique » d’une France qui n’existait plus, issue du Front Populaire, des congés payés, avec un imaginaire social désuet. Certes, on peut entendre ces critiques par rapport à un langage parfois grandiloquent, idéalisant, moraliste, qui remet en scène une époque rêvée. Pierre Sansot en était conscient et s’en amusait parfois. De même il entretenait avec malice, avec innocence, le « personnage » qu’il était devenu, parcourant les colloques et conférences avec sa singulière silhouette de « peau-rouge », sa chevelure avec sa queue-de-cheval (bien avant que cela soit branché !), électrisant les radios et télévisions par sa faconde méridionale, sa vivacité, son extraordinaire capacité à improviser … Mais cet aspect pittoresque ou médiatique du personnage, qui en faisait son charme aussi et en fascinait plus d’un, ne saurait subsumer l’apport de la pensée de Pierre Sansot.
Une phénoménologie vivante
4Rendre compte de l’expérience sensible que nous avons de l’être-ensemble qui en modifie les déterminismes, telle était la démarche de Pierre Sansot. L’influence phénoménologique de Merleau Ponty, ou ontologique de Bachelard, sont évidentes, indéniables. Mais cela n’apparaît pas, ou presque, dans le texte de Sansot, qui a l’art de dissoudre un appareil référentiel trop encombrant pour la pérégrination mentale où il invite le lecteur, l’auditeur … De cette façon, il ne clôture pas la ville par exemple, dans une structure, dans un système qu’il suffirait de « déchiffrer » pour comprendre la vie partagée dans un espace social qui deviendrait alors transparent (même si une tendance technocratique s’affirme lourdement dans ce sens). Il s’intéresse plus à l’opacité de la ville, à une quotidienneté éparse qui en constitue sa « poétique », c’est-à-dire son épaisseur sociale, existentielle, spectrale.
5Dans sa Poétique de la ville, il s’intéresse particulièrement aux quartiers louches, aux zones sinistres et oubliées, à des territoires et m œurs négligés par une sociologie instituée, déniant « la géographie sentimentale » des habitants. Ainsi « le quartier louche se découpe dans la ville et en un sens il se retranche d’elle », et « le sinistre vient transir, à certaines heures, en certaines saisons, parfois à des horaires inhabituels une zone de la ville » … À partir de ceci, on comprend que Sansot a le don particulier de révéler ce qui est en creux de la vie sociale, ce qui est du registre de l’évanescence et que seule une forme d’écriture est apte à restituer par fragments ou par récits (avec la photographie ou le cinéma je crois).
La passion du contingent
6Pierre Sansot, dans sa parole et dans ses écrits, était à l’écoute du monde en sa contingence, dont il savait faire miroiter admirablement le clair-obscur, l’imprégnation mystérieuse, comme le montrent des livres brillants et aux thématiques diverses comme Jardins publics (1993), Les pierres songent à nous (1995), Du bon usage de la lenteur (1998) ou Chemins aux vents (2000) et d’autres ouvrages encore … Il opère une critique de la modernité et de son trop-plein, de son côté superflu, et il affirme une similitude entre le monde tel qu’il se donne et l’expérience individuelle de captation des atmosphères sociales, géographiques, physiques, émotionnelles. La modestie paradoxale consiste à être ouvert à « l’offrande du monde » qui permet le jeu infini, ondoyant, des mots et des images. Il s’agit d’inaugurer comme il dit, et non pas de reproduire mortellement le discours disciplinaire. Ainsi l’univers ferroviaire, les voyages en train, ce que représentent les gares, les départs, la traversée spatiale, sont décrits magnifiquement. Parlant des trains de nuit : « En avançant, ils emportaient avec eux des masses de ténèbres », et « à partir de ce qui nous était proposé, nous multipliions des paysages possibles, des modes d’existence en creux » … Il existe un univers sensible particulier au train, avec son paysage et son imaginaire, émouvant, dévoilant. Et Sansot, par son langage inclassable, virevoltant, a su entrouvrir des milieux opaques, des atmosphères flottantes qui caractérisent la vie sociale dans sa fluidité.
7Parallèlement à une forme cocasse, surprenante de son discours dans les sciences sociales, il y a la subtilité et la malice de la pensée de P. Sansot épiloguant sur des milieux dont il rend le « surnaturel » tout en restant étonnamment clair, précis : les chemins, les jardins, l’école, la France, le rugby, la ville … et les pratiques, les aventures qui en font la saveur, comme la déambulation, le prélassement, la rêverie, l’apprentissage, la paresse, la poésie, l’imprévu, le plaisir de vivre, la pensée songeuse.
8À l’encontre d’une mainmise de l’homme sur le monde, d’une prétention à la maîtrise, Sansot nous invite à considérer et respecter l’insaisissable de notre expérience à la fois « subjective » et « mondaine ». Il y a ce qui nous est donné et il y a ce que nous en faisons, dit-il en substance, ceci même et surtout à propos d’espaces « structurés » culturellement comme une ville (on a peut-être oublié qu’elle est « naturelle » par certains côtés, par sa croissance phénoménale, physique, vitale, humaine). Ainsi chaque ville, chaque lieu a son imprégnation, engendre un timbre particulier, une étendue inextricable, une conjugaison de choses où le passant doit se fondre dans le rythme lent ou accéléré de ses déambulations, de ses parcours. Par une sorte d’anthropologie poétique, de pensée sensible, notre auteur aura exploré les béances des milieux étudiés, se sera faufilé dans les échancrures du réel. D’où son importance et sa singularité, puisque rares sont ceux qui ont pris un tel risque, une telle tournure.
Une traversée du langage
9On connaissait la valeur singulière humaine de Pierre Sansot, qui a été longtemps enseignant en sociologie à l’université de Grenoble et a fini Professeur d’anthropologie à l’université de Montpellier, estimé par le milieu académique malgré le dérangement qu’il représentait … Je ne voudrais pas l’enfermer dans son particularisme, puisqu’il a apporté en France le souffle qui manquait à des sciences sociales (avec quelques autres bien sûr) embourbées dans des rigidités doctrinales, idéologiques, structurales. Il fallait de l’audace, mais aussi une certaine assurance peut-être, pour s’attaquer au flou des situations sociales, à ce qui échappe aux grilles du rationalisme parfait dans l’expérience sensible des territoires, des sphères, des populations. Bref à appréhender ce qui reste sauvage, ce qui se dérobe aux catégorisations, à la maîtrise illusoire du social, du culturel. Tel a été l’apport inestimable de Pierre Sansot à mon avis.
10A contrario des pensées rigides, il a rendu compte des sortes de bougé des êtres en mouvement dans un espace-temps, d’une espèce de tremblement insolite du corps social ou individuel. Ainsi le monde, notre environnement sont subtils, évanescents, mobiles. Pour ce faire il aura déployé un langage, il aura créé sa propre langue pour ainsi dire. L’ œuvre de Sansot est la preuve vivante (au-delà de sa mort), écrite, qu’il est possible et intéressant d’articuler sociologie, philosophie et poétique en un seul mouvement de pensée.
11Il n’y a aucune raison à séparer les modes expressifs lorsqu’une pensée cohérente et particulière innerve l’ensemble. Le jeu des mots, des concepts, des images, permet une autre intelligibilité des phénomènes sensibles au c œur de la vie sociale. Les questions de l’appropriation, des détournements, des lignes de fuite par rapport au Système hantent la démarche traversière de Pierre Sansot. De la même façon, il ne sépare pas le sérieux et le non-sérieux, comme le font les esprits cloisonnés (humour dans la vie privée, pesanteur dans le texte, dans l’étude). Dans ses écrits, il élabore une profondeur de champ où l’humour des situations, la dimension cocasse du social éclairent étrangement le propos. À l’encontre du pathétique, de la lourdeur, il prône une pérégrination joyeuse et tragique en même temps par l’affirmation de sa pensée.
12Pierre Sansot a ouvert la voie à une anthropologie de l’évanescent, du sensible, qui parcourt l’être-ensemble, et l’être particulier dans son destin. Il n’avait pas la prétention à maîtriser le réel par l’analyse, mais plutôt le désir d’entrevoir, d’entrouvrir le monde environnant dans ce qu’il a de subtil, de précisément flou. J’ai été séduit par ses écrits singuliers, étonnants, sur la poussière et les pierres par exemple, éléments matériels à la limite qui l’inspiraient pour sa philosophie vivante …
13Pierre Sansot était un homme de beaucoup.