CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nul « emballement médiatique » lors du décès de Claude Julien en mai 2005, quelques articles dans les principaux quotidiens nationaux, des entrefilets dans la presse régionale, des flashs à la radio, même Le Monde diplomatique s’est limité à un rapide portrait signé par Ignacio Ramonet, accompagné cependant par un long texte de Claude Julien lui-même, « Le devoir d’irrespect » [1]. En tout cas, rien de comparable aux torrents médiatiques qui accompagnèrent la mort de Françoise Giroud ou, il y a plus longtemps, celles de Robert Hersant, d’Hubert Beuve-Méry et de quelques autres.

2Pourtant, Claude Julien a marqué de son empreinte le monde médiatique de la deuxième moitié du xxe siècle : plus de quarante années passées dans la presse écrite, pour l’essentiel au Monde, puis au Monde diplomatique, ont laissé des traces dans les esprits. Mais les médias qui vivent de paillettes et d’éclats étaient bien embarrassés pour rendre un ultime hommage à un journaliste d’un autre temps, ou d’autres mœurs.

3Né le 17 mai 1925, Claude Julien débute en journalisme à 19 ans, alors qu’il participe à la Résistance dans le Tarn ; il crée à Castres un journal qu’il intitule Debout ! Tout un programme. L’aventure ne dure pas et le jeune homme reprend le chemin des études, notamment en sciences politiques à l’université catholique Notre-Dame de South Bend (Indiana), proche du lac Michigan et de Chicago. Il découvre alors le pays des contrastes, celui de la pauvreté et de la richesse, des blancs et des noirs, des luttes sociales et de la consommation. Les États-Unis resteront durant toute sa vie de journaliste un des champs d’analyse et de reportages les plus féconds.

4De retour en France, Claude Julien se lance dans le journalisme, d’abord à La Vie catholique illustrée (1949-1951), avant de devenir pour quelques mois le rédacteur en chef de La Dépêche marocaine à Tanger. Mais Georges Hourdin, le directeur de La Vie, a remarqué les capacités du jeune homme et recommande vivement à son ami Hubert Beuve-Méry de l’embaucher. En 1951, Claude Julien entre au service étranger du Monde. Il y restera vingt ans.

Du Monde au Monde diplomatique

5Recruté pour seconder Henri Pierre dans la couverture des États-Unis, Claude Julien s’impose comme le spécialiste de l’Amérique du Nord. Ses reportages sur l’Amérique profonde et ses clivages, sur les syndicats, sur la ségrégation raciale, donnent lieu à de nombreuses « séries » étalées sur plusieurs jours, comme Le Monde les pratiquait à l’époque. Ils lui donnent également matière à la publication d’ouvrages : Puissance et faiblesse des syndicats américains (1955), L’Amérique en révolution (1956), Le Nouveau Nouveau Monde (1960). Pour mieux faire connaître cette société, il traduit les sermons en vers du pasteur James Weldon Johnson (Sermons noirs : God’s trombones, 1960). En 1959, il devient l’adjoint d’André Fontaine à la tête du service étranger et consacre alors une part croissante de son temps à organiser et encadrer les reportages, les envoyés spéciaux et les correspondants. Mais il voyage aussi, notamment à Cuba pour y décrire la révolution castriste à ses débuts. La « série » qu’il publie dans Le Monde du 17 au 23 mars 1960, « Cuba ou la ferveur contagieuse » [2], contribue à propager dans la jeunesse intellectuelle française l’image d’une révolution idéalisée.

6Il parcourt également le Canada, qui lui apparaît comme un des bastions de résistance à l’impérialisme américain ; ses reportages sont publiés dans Le Canada, dernière chance pour l’Europe (1965). Mais, grâce à sa parfaite connaissance des États-Unis, Claude Julien atteint la notoriété avec un succès de librairie, L’Empire américain, publié en 1968. Il y décrypte la volonté de puissance de l’impérialisme américain, moins d’un an après le livre de Jean-Jacques Servan-Schreiber, Le Défi américain. Les deux visions de l’Amérique s’affrontaient par journalistes interposés.

7En 1969, la retraite d’Hubert Beuve-Méry transforme la hiérarchie du Monde. Jacques Fauvet devient directeur, André Fontaine rédacteur en chef. Tout naturellement, son adjoint, Claude Julien, est nommé chef du service étranger. Toutefois, mai 1968 et le départ du patron emblématique avaient renforcé les clivages au sein de la rédaction. André Fontaine et Claude Julien s’opposent de plus en plus, jusqu’à ce que ce dernier soit contraint de prendre une année sabbatique. Il est ensuite nommé rédacteur en chef du Monde diplomatique, ce que beaucoup à l’époque considèrent comme un placard doré.

8Fondé en 1954 par François Honti, ce mensuel s’adressait principalement aux chancelleries, aux ambassades et aux organisations internationales. Le Monde diplomatique vivotait dans l’ombre de la diplomatie officielle. Certes, c’était un mensuel de bonne tenue, aux analyses éclairées, mais qui avait pour principale ambition – voulue par Hubert Beuve-Méry – de nouer et renforcer le dialogue entre les diplomates. Claude Julien transforme Le Monde diplomatique pour en faire un organe plus incisif, offrant à des lecteurs plus nombreux des analyses fouillées des grands problèmes internationaux, sociaux, économiques et culturels. Il change la maquette, augmente la pagination, élargit les thématiques et donne toute sa place au Tiers Monde. Sous sa direction, la diffusion du mensuel ne cesse de progresser : entre 1973 et 1990, elle passe de 50 000 à 150 000 exemplaires par mois.

9En 1979, dans sa préface au recueil de textes publiés dans Le Monde diplomatique, Le Devoir d’irrespect, Claude Julien expose sa conception d’un journalisme critique et sceptique, « loin des antichambres du pouvoir, des pouvoirs » et « irrévérencieux, pour ne pas participer au vaste concours des complaisances ».

10Une conception forte, mais qui engendre de nombreuses oppositions. Cependant, la réussite de Claude Julien à la tête du Monde diplomatique le conduit à être candidat à la succession de Jacques Fauvet. Mais la campagne électorale au sein de la rédaction du quotidien amplifie les clivages entre les clans : il faut six mois, de multiples réunions et sept tours de scrutin pour que la Société des rédacteurs du Monde accorde enfin son investiture à Claude Julien. Il est nommé cogérant de la SARL Le Monde en avril 1981. Toutefois, la Société des rédacteurs se déjuge quelques mois plus tard à la suite de la mise en cause par Claude Julien d’un rédacteur, accusé d’avoir divulgué à l’extérieur des informations tendancieuses. Prônant la rigueur économique aussi bien que la rigueur rédactionnelle, Claude Julien mécontente des personnels accoutumés à plus de souplesse et de largesse. Contraint de se retirer en mai 1982, Claude Julien retourne au Monde diplomatique dont il est nommé directeur, fonction qu’il occupe jusqu’à son départ en retraite, à la fin de l’année 1990. Sous sa direction, le mensuel acquiert peu à peu son autonomie, d’abord au niveau rédactionnel, puis au niveau de sa gestion. Claude Julien obtient la création d’un conseil d’orientation, qui fait office de conseil d’administration ; son successeur, Ignacio Ramonet, est désigné par ce conseil d’orientation, puis Jean-Marie Colombani procède à la filialisation du Monde diplomatique, qui poursuit dorénavant son itinéraire spécifique.

11Parallèlement à ses activités de journaliste, Claude Julien poursuivait son action en faveur de l’éducation et de la démocratie. Fondateur et président du Cercle Condorcet, instance de réflexion sur la laïcité, la citoyenneté et les droits de l’homme créée en 1986 par la Ligue française de l’enseignement et de l’éducation permanente, il est élu président de la Ligue en 1990, poste qu’il occupe jusqu’en 1998. Il déploie alors son énergie en faveur de l’éducation populaire, avec le même goût pour le travail et la rigueur dont il fit preuve comme journaliste.

12Passionné par son métier autant que par les causes qu’il défendait, Claude Julien laisse après lui l’image d’un homme intègre, aux convictions fortes, mais peut-être une image qui ne correspond plus aux critères médiatiques des débuts du iiie millénaire.

Notes

  • [1]
    Le Monde diplomatique, juin 2005. Le texte est la préface de Claude Julien à son livre de recueil d’articles, Le Devoir d’irrespect, Paris, Alain Moreau, coll. « Presse poche », 1979.
  • [2]
    Cette série est publiée en 1961, sous le titre La Révolution cubaine.
Patrick Eveno
Maître de conférences à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/25570
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