CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Voilà un philosophe dont l’ œuvre s’adresse à un large éventail de lecteurs, non pas qu’il ait souhaité être accessible à tous, mais parce que ses centres d’intérêt sont particulièrement variés et sa pensée si profonde qu’il touche un public composite. Les phénoménologues, les juristes, les historiens, les psychanalystes, les moralistes, les linguistes et les spécialistes de la communication, de fait, sont concernés par les écrits de cet intellectuel chrétien engagé dans les affaires de la Cité.

2Il est né à Valence le 27 février 1913, sa mère meurt en septembre de la même année, et son père – professeur d’anglais – est abattu lors de la bataille de la Marne, en 1914. Avec sa sœur aînée, Alice, ils seront élevés par leur tante paternelle et leurs grands-parents. Il passe son bac et sa licence de lettres à Rennes et devient professeur au lycée de garçons de Saint-Brieuc, en 1933. Il rédige un Diplôme d’études supérieures sur La question de Dieu chez Lachelier et Lagneau, passe l’agrégation de philosophie et découvre la phénoménologie d’Husserl. Il publie ses premiers textes dans la revue protestante contestataire Terre nouvelle. Sa sœur, atteinte de tuberculose, succombe en 1935, année de son mariage avec Simone Lejas, à Rennes. Il part au service militaire en 1936 et dans la foulée est mobilisé en 1939 et fait prisonnier. Il est expédié dans un stalag, en Poméranie orientale, où il rencontre Mikel Dufrenne, avec lequel il entreprend la traduction des Ideen d’Husserl.

3De retour en France, il enseigne au Collège international cévenol sis à Cambon-sur-Lignon, jusqu’en 1948 où il est nommé à l’université de Strasbourg. Cette année-là, il fait la connaissance d’Emmanuel Mounier et devient un collaborateur (irrégulier) de la revue Esprit. En 1950, il publie sa thèse d’État, Philosophie de la volonté I : le volontaire et l’involontaire et la traduction des Idées directrices pour une phénoménologie. En 1956, il est élu professeur à la Sorbonne et s’installe avec sa famille aux Murs-Blancs, à Chatenay-Malabry, aux côtés de Madame Mounier et des familles de Paul Fraisse, d’Henri-Irénée Marrou et de Jean-Marie Domenach entre autres. En 1957, il prend position contre la guerre d’Algérie et dorénavant intervient publiquement sur divers « sujets de société ». En 1966, il accepte un poste à l’université de Nanterre, dont il est élu doyen en 1969, et démissionne suite à la pénétration des forces de l’ordre sur le campus, et aussi à cause d’un inacceptable harcèlement physique et moral d’une poignée d’étudiants. Après trois années passées à Louvain, il part à Chicago en 1970, où il succède à Paul Tillich. Il y restera jusqu’en 1992, ayant retrouvé le plaisir d’enseigner. En 1988, une Décade de Cerisy lui est dédiée, à l’initiative de Jean Greisch et Richard Kearney. En 1986, il perd tragiquement son fils Olivier qui se suicide, et en 1997, c’est Simone, son épouse, qui disparaît. Au même moment, ses ouvrages sont de plus en plus cités, prescrits, traduits en plusieurs langues, et la reconnaissance de ses travaux dépasse de loin l’enceinte des universités. Honoré par diverses institutions, sollicité de toutes parts pour d’innombrables conférences et articles, Paul Ric œur entreprend une retraite studieuse.

4Il faudrait ajouter à ces quelques éléments biographiques qu’il a été un remarquable « prof », respectueux des étudiants qu’il accompagnait en maîtrise, DEA et thèse, avec un dévouement et une disponibilité plutôt rares dans ce milieu. Il a aussi été un traducteur attentif (Husserl, Gadamer …) et un introducteur motivé (Jaspers, Arendt, Patocka, Barasch …) par son travail éditorial chez Aubier, et surtout au Seuil, avec la collection « L’ordre philosophique » qu’il co-dirigeait avec François Wahl. Il conviendrait également d’insister sur son allure quelque peu lunaire, ses yeux si souvent rieurs, son articulation un peu hachée des mots qu’il prononçait avec précision, son sens de l’amitié et du respect d’autrui. Il y aurait aussi à évoquer son travail de revuiste, ses échanges épistolaires, ses participations « colloquantes » …

5Aussi ces quelques informations ne suffisent-elles pas pour comprendre la lente maturation d’une œuvre, la constitution obstinée d’une réflexion éthique sur les droits et les devoirs des humains les uns envers les autres. Nous devons plonger dans l’ œuvre elle-même, la lire et la relire, l’annoter, la commenter, la ruminer comme il l’a si bien fait pour d’autres philosophes. « Je me réclame [écrit-il dans Lectures III, p. 229] d’un des courants de la philosophie européenne qui se laisse lui-même caractériser par une certaine diversité d’épithètes : philosophie réflexive, philosophie phénoménologique, philosophie herméneutique. » À chacune de ces appellations correspondent un ou plusieurs auteurs, non pas de référence, mais d’initiation, des auteurs qui invitent Paul Ric œur à les rejoindre et à cheminer à leur côté, mais à son rythme, et surtout avec ses propres questionnements. Paul Ricœur ne les fréquente pas comme un disciple – respectueux et plus ou moins soumis à l’autorité d’un maître –, mais comme un commentateur qui construit sa pensée en s’adossant à celle d’un auteur avec lequel il se sent en communion d’idée. Ainsi, par exemple, il traduit Husserl mais ne devient pas pour autant un strict husserlien, gardien du Temple, mais un husserlien réactif qui aborde, à partir de l’outillage husserlien, l’histoire ou la psychanalyse. Le meilleur respect pour un auteur apprécié n’est-il pas de le présenter à de nouveaux lecteurs et de l’associer à de nouvelles recherches ? Paul Ricœur ne cesse de croiser les œuvres de Jean Nabert, Husserl, Dilthey, Heidegger, Gadamer, Quine, Austin, Rorty, Charles Taylor, Lévinas … Phénoménologue, il décrit les phénomènes, les saisit en eux-mêmes, mais cela ne le satisfait pas, il lui faut trouver une sortie à la phénoménologie ontologique dans laquelle on pourrait aisément s’enfermer, celle-ci se nomme « philosophie de la volonté », et à partir d’elle, il élabore une éthique de l’action. Le vouloir, chez Ricœur, transforme la vie en existence, oserais-je écrire, et ce vouloir sous-entend la prise de conscience, le projet, le devenir, l’espérance. En cela, il philosophe plus qu’il ne s’inscrit dans une histoire convenue, académique, des idées philosophiques. Il questionne les « grands sujets » que la société se doit d’aborder : le mal, le pardon, la justice, la démocratie, le temps … Ce faisant, il côtoie d’autres champs du savoir et ferraille avec ou rend hommage à l’histoire, l’anthropologie, la psychanalyse, le droit, etc. « La philosophie a toujours affaire à la non-philosophie, parce que la philosophie n’a pas d’objet propre (…) La philosophie a ses sources hors d’elle-même. Je dis ses sources, non son point de départ, car la philosophie est responsable de son point de départ, de sa méthode, de son achèvement. » (Lectures I, p. 34).

6Ainsi, Paul Ricœur n’ignore pas les sciences humaines et sociales, il discute de structuralisme, s’enthousiasme pour la « nouvelle histoire », intervient en linguistique et en littérature, se préoccupe du droit et n’oublie pas la théologie. Ses recherches sur l’herméneutique, cette manière d’interpréter les textes (aussi bien la Bible qu’Àla recherche du temps perdu!), cette analyse des procédés narratifs, de la construction du récit, de la façon de raconter une histoire, débouche nécessairement sur au moins deux autres thématiques : l’histoire et le sujet. On pourrait être tenté de rassembler tout le foisonnement de cette œuvre en ces deux problématiques, qui sans cesse s’entremêlent et en nourrissent d’autres. En effet, le « sujet », le soi du moi, Paul Ric œur l’aborde aussi bien en s’intéressant au « mal », qui occupe tant de place dans l’humain, que dans l’altérité et l’identité. Avec Soi-même comme un autre, il s’interroge sur « qui est le qui » qui agit, parle, souffre, croit, tout autant qu’il distingue deux composantes à l’ipséité, « l’identité-idem » et « l’identité-ipse », et qu’il reconnaît en l’Autre le détour qui mène à soi. Quant au temps, il revêt divers aspects : temporalité, rythme, mémoire, récit historique, qu’il va examiner à plusieurs reprises : Histoire et vérité, Temps et récit, Réflexion faite, Lectures et La mémoire, l’histoire, l’oubli. Dans ce dernier texte, exigeant, magistral et impressionnant, Paul Ricœur nous entraîne, « du “quoi ?” au “qui ?” en passant par le “comment?” – du souvenir à la mémoire réfléchie en passant par la réminiscence ». Maurice Halbwachs, Reinhard Kosseleck, Carlo Ginzburg, Michel Foucault, Norbert Elias et bien sûr Augustin, Husserl et Heidegger sont convoqués à participer à cette ample réflexion sur la « flèche du temps », le passé, le présent et le futur. L’histoire est-elle historique ? La mémoire individuelle est-elle disjointe de la mémoire collective ? L’oubli est-il un tri volontaire et sélectif des souvenirs et des événements ? Les questions abondent et Paul Ric œur ne les esquive jamais, il combine, précise-t-il, une « phénoménologie du temps » avec une « épistémologie des sciences historiques » et une « méditation sur l’oubli », afin de dénoncer le « trop de mémoire » comme le « trop d’oubli » et d’appeler à une « juste mémoire », qui donnerait au passé une représentation, non pas discutable mais à discuter. « Il peut exister une mémoire heureuse [confie-t-il à Christian Descamps, La Quinzaine Littéraire]. La mémoire n’est pas seulement un devoir. Il n’y a pas que des pertes de mémoire. À côté de l’indicatif (cela a eu lieu) ou de l’impératif (vous devez faire ceci), j’aimerais souligner l’importance de l’optatif “que souhaitons-nous ?” ».

7Avec Paul Ricœur, l’érudition philosophique débouche toujours sur l’étonnement, elle ne se suffit jamais à elle-même et tend vers la rencontre, la découverte, la lumière, l’intelligibilité du monde et de l’être, la promesse de l’aube.

  • De Paul Ricœur, on lira :

    • – De l’interprétation. Essai sur Freud, Seuil, 1965.
    • – Le Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique I, Seuil, 1969.
    • – La Métaphore vive, Seuil, 1975.
    • – Temps et récit, trois tomes, Seuil, 1983-1984 et 1985.
    • – Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Seuil, 1986.
    • – Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
    • – Réflexion faite : autobiographie intellectuelle, Esprit, 1995.
    • – La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000.
    • – Parcours de la reconnaissance. Trois études, Stock, 2004.
  • Sur Paul Ricœur, on lira :

    • – Paul Ricœur, par Olivier Mongin, Seuil, 1994, réédition en 1998.
    • – Paul Ricœur, les sens d’une vie, par François Dosse, La Découverte, 1997.
    • – On Paul Ricœur. The Owl of Minerva, par Richard Kearney, Ashgate Publishing, Aldershot (England).
    • – L’histoire entre mémoire et épistémologie. Autour de Paul Ricœur, sous la direction de Bertrand Müller, avec des contributions de Régine Robin, Marie-Claire Lavabre, Sarah Gensburger, Christian Delacroix, Philippe Mesnard et François Dosse, Éditions Payot Lausanne, 2005.
    • – Paul Ricœur, par Michaël Foessel et Olivier Mongin, ADPF-Ministère des Affaires étrangères, 2005.
Thierry Paquot
Philosophe, professeur des universités, IUP-Paris XII, membre de la rédaction de la revue Esprit
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/25563
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