« Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu le sentiment de ne pas être à ma place. Je suis né femme, mais j’ai toujours su qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, quelque chose que je cherchais. »
« J’avais trois ans, peut-être quatre lorsque je me rendis compte que j’étais né avec un corps qui ne me convenait pas et que j’aurais dû, en réalité, être une fille. Je me souviens bien de ce moment, c’est peut-être le plus lointain souvenir de ma vie. (...) En apparence c’était une pure absurdité. (...) Selon tous les critères de la logique, j’étais évidemment un garçon. J’étais James Humphry Morris, de sexe masculin. J’avais un corps de garçon, je portais des vêtements de garçons. »
1Les histoires de vie transsexuelles s’initient le plus souvent par la description de telles situations d’« incertitude » ou d’« étrangeté » de soi et plus particulièrement de soi en tant qu’être sexué. Après un cheminement généralement long, parfois douloureux, rarement simple, ces personnes réalisent une hormonothérapie et une chirurgie dite de réassignation sexuelle qui modifient leur corps et leur permettent de s’inscrire dans une catégorie de sexe autre que celle d’origine. Une question semble, en conséquence, s’imposer à tout explorateur de l’univers transsexuel : comment des hommes/femmes biologiques peuvent-ils se transformer en femmes/hommes ? Comment penser cette transformation qui semble, au premier abord, aussi improbable que radicale ?
2Anne Bolin, mais elle n’est pas la seule [1], répond à cette interrogation par le modèle de la ritualité de passage inventé par A. Van Gennep au début du xxe siècle. Dans son ouvrage In Search of Eve (1988), elle rend compte, assez finement, de l’expérience de personnes transsexuelles (MF [2]) américaines qui vivent cette transformation singulière. Elle montre comment les transsexuels, partant d’une situation où ils éprouvent la « confusion de genre » préalablement décrite, vont progressivement franchir les différentes étapes d’un rite de transition qui va les conduire d’une identité masculine vers une identité féminine. On verra que son analyse est assez juste et je voudrais, à partir de son travail, interroger les raisons qui peuvent rendre compte de la pertinence de cette notion dans un espace a priori peu préparé à l’accueillir : pourquoi Van Gennep se plaît-il autant en terre transsexuelle ? Pourquoi l’expérience transsexuelle est-elle aussi aisément ritualisable ? Cette double interrogation n’étant qu’une façon de questionner la façon dont nous, anthropologues, usons aujourd’hui de la notion créée par Van Gennep et pouvons nous montrer capables de penser la transsexualisation ou d’autres expériences occidentales contemporaines.
In Search of Eve : la transsexualisation comme ritualité de passage
3Pour Bolin, le rite de passage transsexuel ne marque pas seulement un changement de statut comme dans le schéma classique, mais plus profondément une métamorphose de l’identité personnelle, c’est-àdire des composantes à la fois sociale, psychologique et physique de la personne (Bolin, 1988, p. 69). Ainsi conçue, la transsexualisation se donne comme une transformation radicale de l’individu. La nature de la personne s’est modifiée de manière fondamentale et irréversible à la suite de l’expérience rituelle. La métaphore mort/renaissance est d’ailleurs présente ici, comme dans de nombreux autres rites de passage, suggérant cette mutation ontologique indélébile (1988, p. 19, p. 71).
4Son analyse se focalise sur l’étape centrale du rite de passage tel que décrit par Van Gennep à savoir le rite de marge. Elle détaille le cheminement des individus dans cette phase particulière, suffisamment développée ici pour se donner comme un rite autonome [3]. Ce rite de transition, qui suit immédiatement la reconnaissance de soi en tant que transsexuel(le), débute véritablement lorsque les personnes ont établi une relation thérapeutique, ont commencé à prendre des hormones et à se présenter en femmes. La première étape les voit adopter une identité principale transsexuelle et une identité secondaire féminine. L’identité transsexuelle émerge par le biais de l’intégration à une association de soutien, la berdache society, où les individus apprennent à se définir comme transsexuels par opposition notamment aux différents travestis (transvestites et drag queens). L’identité féminine, quant à elle, est une identité ressentie mais pas encore vécue (1988, p. 70). Durant cette phase de leur cheminement, les individus mènent une « double vie » : en public et au travail, ils continuent à se présenter comme hommes, mais à la maison ils s’habillent de plus en plus en femmes et apprennent à se comporter en femmes. Par cette performance à « mi-temps » et en privé du rôle féminin, ils prennent de l’assurance de telle sorte que ce rôle devient progressivement une seconde nature. En même temps, leur corps commence à se féminiser sous l’effet des hormones, ce qui vient soutenir la tenue du rôle féminin, mais fragilise, de plus en plus, la possibilité d’assurer un rôle masculin. Lorsque la féminisation corporelle discrédite véritablement leur statut d’hommes (poitrine naissante, barbe épilée, port de cheveux longs, etc.), ils mettent fin à leur double vie (par un « coming out » ou un changement de travail) et s’engagent à plein-temps dans un rôle de femmes.
5Dans cette seconde étape, se révèle la primauté de leur identité féminine qui prend le pas sur leur identité transsexuelle : les transformations physiques qui donnent à leur corps un aspect ambigu sont comparées à celles vécues à la puberté par les femmes biologiques (« je suis une adolescente », « je suis à la puberté maintenant », etc.). Cette conception pubertaire de la transformation est aussi utilisée pour rendre compte de choix et de comportements « hyper-féminins ». Comme les adolescentes en recherche de féminité, les transsexuelles se maquillent « trop » et font des choix vestimentaires « exagérément » féminins. Ces comportements sont considérés comme légitimes parce que les femmes biologiques sont censées les expérimenter à l’adolescence. Les individus deviennent, de ce fait, femmes au même titre qu’elles, et pas seulement par un jeu de présentation de soi : « they are in reality becoming women, not just like but as genetic females » (Bolin, 1988, p. 99).
6Dans la troisième étape, le désir de chirurgie s’intensifie car les organes masculins encore présents, notamment le pénis, deviennent problématiques. Ils marquent la fragilité de l’identité féminine qui peut être remise en cause par leur intermédiaire. Parallèlement, la question du maintien dans la berdache society se pose, car le souhait des transsexuels de se fondre dans la société entre en contradiction avec cette affiliation à une minorité plus ou moins stigmatisée. Le départ de l’association annonce en fait le rejet de l’identité transsexuelle : la berdache society est regardée comme une association temporaire (correspondant à la phase de féminisation), qu’il faut quitter si l’on veut véritablement être une femme. La transformation chirurgicale est le point culminant de cette dernière phase du rite de passage transsexuel, celle par laquelle les individus intègrent pleinement leur identité de femmes à l’exclusion de tout autre.
7Au terme de cette trop rapide synthèse qui ne rend pas compte de la richesse du travail de Bolin, la question de la pertinence du modèle du rite de passage ne semble pas se poser. Même sans connaître le parcours de transsexualisation, on sent bien qu’il est adéquatement rendu par ce cadre rituel. Il y a des hommes biologiques qui deviennent des femmes (physiquement, socialement et psychiquement) et leur métamorphose identitaire semble bien se dérouler selon une série d’actes de séparation, de marge et d’intégration. Sans vouloir diminuer les mérites de Bolin, j’ai d’ailleurs l’impression que tout anthropologue, normalement constitué et appareillé, aurait eu tendance à utiliser aussi ce modèle. Il paraît alors important de questionner cette évidence : quelles sont les raisons qui font que ce modèle s’adapte si bien à l’expérience transsexuelle ?
8La première réponse qu’on peut, me semble-t-il, apporter tient à la manière dont Van Gennep a construit sa notion. Comme le souligne assez rudement Mauss, il y a dans cette description de l’organisation rituelle quelque chose de trivial [4], mais en rester là c’est ne pas voir la puissance du schéma qui tient précisément dans l’étroite imbrication, dans un cadre tripartite, des dimensions formelle et fonctionnelle du rite (Belmont, 1974) : trois moments-actions qui, ainsi ficelés, font de tout cheminement une métamorphose et de toute transformation un parcours. C’est pourquoi le modèle du rite de passage s’invite, voire s’impose, logiquement chaque fois qu’une expérience se donne comme trajectoire ou mutation. L’expérience transsexuelle qui se déroule sur le long terme et se donne comme un parcours, est en ce sens une bonne candidate, mais elle est, en outre, conçue comme une métamorphose identitaire. On comprend alors doublement pourquoi il est si évident de la traduire en terme de ritualité : avant même qu’un anthropologue débarque sur la scène, la transsexualisation et le rite de passage ont déjà un air de famille. Mais cette traduction « inévitable » ne pose-t-elle pas problème quant à la compréhension de la transsexualisation ? À mon sens, le formatage rituel du parcours transsexuel a tendance à masquer les arrangements, les épreuves et la hardiesse que suppose la métamorphose transsexuelle (le rite propose a priori des actions formalisées quand la conduite du parcours transsexuel semble plus hasardeuse, comme nous allons le voir). En outre, il permet difficilement de décrire la manière dont, dans nos sociétés, la notion d’identité participe au travail de sexuation.
9La notion d’identité est, en effet, aussi prégnante dans le cadre de la transsexualité que peut l’être le rituel dans le champ de l’anthropologie. Elle est pertinente pour presque tous les acteurs impliqués (et on l’a vu, même pour les observateurs que nous sommes): les personnes directement concernées, les transsexuels, mais aussi les psychiatres, les psychologues et autres médecins qui les reçoivent conceptualisent généralement la situation à laquelle ils sont confrontés comme une question ou un « problème » d’identité de genre. Une ethnographie d’une telle expérience devrait donc pouvoir montrer le travail opéré avec et autour de cette notion. Pour cela, il faut considérer l’identité, non pas comme une chose qui est construite, déconstruite et reconstruite ici, mais simplement comme un motif ou une ressource pour tous les gens engagés dans cette histoire. Ainsi plutôt que de parler de transformation identitaire, je propose d’observer la manière dont les individus opèrent des « déclarations identitaires » les concernant et comment ces déclarations sont examinées et traitées par ceux qui les reçoivent. Je voudrais ici esquisser une telle description pour montrer quelques caractéristiques de la transsexualisation que le modèle de rite de passage peine à faire émerger.
L’arène transsexuelle : déclarations et certifications d’identité
10Partons, comme Bolin, du lieu où s’opère la qualification de la personne comme transsexuelle. Ce lieu est celui où la personne rapproche sa situation de celle déjà éprouvée par une autre personne. La situation initiale (telle que décrite en exergue de cet article) va être ici répertoriée : elle sort de son idiosyncrasie originelle (si elle a été formulée au préalable) ou de son désarroi (si le « malaise » n’avait pas encore reçu de désignation) pour entrer dans une nomenclature, celle du transsexualisme. Cette reconnaissance prend généralement la forme d’une rencontre fortuite, non programmée et improbable. Michael Mardel, à la quarantaine, rencontre une femme transgenre (MF) puis un livre : « j’ai pensé : ces gens sont intéressants mais je ne comprends toujours pas le concept. Puis, un jour que je me baladais dans une librairie, il y avait ce livre (sur les transgenres) intitulé True Selves ; j’ai commencé à le lire et … c’était aussi mon histoire. À partir de là il n’y avait plus aucun doute, j’ai réalisé que j’étais du mauvais genre ». (Hamer, 2005, p. 6) [5]
11Une telle rencontre offre assez rapidement aujourd’hui, à celui/celle qui la vit, le langage de la transsexualité [6]. Ce langage a d’abord un premier effet : il permet de transformer la situation d’incertitude initiale et de juxtaposer-substituer aux descriptions d’identité antérieures (« je suis un homme/une femme »), une autre déclaration d’identité (« je suis transsexuel(le) » c’est-à-dire « je suis une femme/un homme avec un corps masculin/féminin inadéquat »). Lorsqu’elles entrent ainsi en « transsexualité », les personnes entament un travail biographique pour étayer cette découverte et s’assurer qu’il y a bien là une « vérité de soi » [7]. Toute l’histoire du sujet est revisitée, plus ou moins soigneusement selon les individus et leur propension à l’introspection et plus ou moins collectivement selon le contexte dans lequel ils évoluent [8]. Cette évaluation conduit généralement à consolider la déclaration d’identité au point de lui faire tenter l’épreuve de l’expertise médicale. Le corps médical est, en effet, toujours l’instance permettant la validation et la légitimation d’une telle assertion. C’est là, et pas ailleurs, que va pouvoir être produite une certification qui va ouvrir les portes du bloc opératoire.
12Dans le cabinet médical, la déclaration d’identité transsexuelle, du fait du travail d’interprétation réalisé au préalable, a toutes les chances de se présenter comme une sorte de pré-diagnostic venant chercher une simple approbation [9]. Un certain nombre d’indices déjà relevés sont ainsi présentés au regard expert : une conviction ou un malaise précoce, des pratiques de travestissement dès l’enfance, des privilèges accordés aux jeux/activités de l’autre sexe, une exclusion des groupes de pairs pour « non adéquation », des tentatives vaines de se conformer aux comportements attendus, etc. Les médecins vont écouter la déclaration identitaire, les incertitudes et les souffrances éventuelles qui l’accompagnent et la soumettre à un certain nombre d’épreuves pour proposer un diagnostic susceptible d’établir, de manière incontestable, la transsexualité de la personne. Eux aussi partent à la recherche de son identité véritable, cette « authenticité de l’être », avec d’ailleurs des moyens peu éloignés de ceux utilisés par la personne elle-même (notamment un travail sur la biographie) mais nettement plus formalisés, systématisés et développés. Dans les équipes spécialisées, la phase diagnostique comprend habituellement des consultations psychiatriques et psychologiques (entretiens, tests « classiques », questionnaire plus spécifique) mais aussi une évaluation biologique (examen des organes génitaux, caryotype, dosages hormonaux, etc.). Cette double évaluation du « sujet » et de son corps tient évidemment à la définition même du syndrome de transsexualisme et à son exigence d’exclusion de pathologies physiques et psychiques alternatives. Mais elle tient aussi à son « traitement » qui consiste à faire cesser la dissonance entre la présentation corporelle et la déclaration identitaire. Si habituellement la configuration corporelle oriente ou implique la déclaration d’identité, ici c’est la déclaration d’identité qui va conduire le corps vers une nouvelle configuration. Une telle métamorphose entraîne un certain nombre d’interventions irréversibles dans lesquelles, on le conçoit, nul ne souhaite s’engager à la légère. La reprise du questionnement, la nouvelle « mise en doute » qui s’opère là, est en ce sens fondamentale : elle vise à donner, à tous les protagonistes, des chances de ne pas se tromper. On comprend alors qu’elle ne se montre avare ni en temps, ni en épreuves, ni en outils plus ou moins sophistiqués pour assurer son évaluation.
13De ce travail minutieux et tenace va émerger une interprétation qui peut aussi bien confirmer ou infirmer la déclaration préalable (l’exclusion du protocole médical est toujours à craindre et constitue une réelle source d’angoisse pour les demandeurs). Si l’expertise vient la confirmer, elle ne va pas seulement permettre l’accès à l’hormonothérapie et à la chirurgie, elle va transformer la déclaration identitaire : désormais celle-ci n’est plus un simple énoncé formulé par une personne en son nom propre, mais elle est transcrite et consignée dans ce qu’on appelle le certificat conjoint.
Cette personne présente depuis l’enfance un sentiment d’identité psychologique féminine et sa biographie est celle d’un transsexuel masculin. Elle ne présente pas de psychopathologie associée en dehors de la problématique transsexuelle.
Toutes mesures médicales d’intervention chirurgicale de mise en conformité de son sexe anatomique et de son sexe psychologique sont à l’heure actuelle parfaitement justifiées.
Certificat fait à la demande de l’intéressée pour valoir ce que de droit.
Dr J. Goulet
13/10/99
Dr M. Petit
16/10/99
14Ce certificat ne vient pas seulement donner une dimension publique à une déclaration identitaire qui a eu, habituellement, le temps d’être portée par d’autres voix (la famille, les amis, d’autres transsexuels, etc.). Sa force et sa portée lui viennent essentiellement de son inscription sur le papier. Il y a entre la déclaration d’identité et le certificat, la même distance qu’entre l’énoncé d’une sage-femme (« c’est un garçon/une fille ! ») et un acte de naissance : les premiers sont instables et révisables, les seconds non, sauf à mobiliser beaucoup de personnes et d’institutions, ce qui rend les candidats contestataires singulièrement rares. Le certificat atteste désormais, par sa matérialité même, ce qu’il en est de la personne, mais il n’a pas le pouvoir de le faire en tout temps et en tout lieu (seul l’acte de naissance peut le faire). Il va permettre, ce qui est déjà considérable, l’enrôlement d’une cohorte d’individus aux compétences diverses et complémentaires : grâce à lui des endocrinologues vont consentir à prescrire des hormones, des chirurgiens vont accepter d’intervenir, un médecin conseil va autoriser le financement des interventions, des avocats et des juges vont pouvoir demander et approuver un changement d’état civil. Ainsi transcrite, et ce n’est finalement guère étonnant, la déclaration d’identité a acquis une force incroyable, capable peut-être de conduire la personne vers l’accomplissement de soi.
15Cette description rudimentaire d’une partie du parcours mériterait d’être affinée mais, en l’état, elle montre tout de même que la seule production de « l’identité transsexuelle » (point de départ du rite de transition) suppose une élaboration complexe. À ce moment de son existence, une personne qui se sent troublée ou incertaine, et qui aspire légitimement à « se recouvrer », va tenter, dans cet objectif, une transformation radicale de son corps, de sa manière d’être et de sa situation. Entreprendre cette transformation, est une sorte de pari pour les individus qui se mettent « en situation de transsexualité », un pari sur la possibilité de la métamorphose et son résultat. La réussite ou non de cette tentative dépendra d’une série d’épreuves (et non de simples étapes) qu’ils s’imposeront et se verront imposer par d’autres : elle dépendra de leur capacité à mener un « combat » selon une expression habituelle des transsexuels. De multiples acteurs aux compétences et aux objectifs divers y prennent part, sans qu’on puisse déterminer par avance ce que seront leurs relations : coopération, négociation, transaction, affrontement sont tous envisageables. Ainsi esquissé, le parcours de transsexualisation se donne comme moins linéaire, plus fragmenté et plus risqué que ne le laissait entrevoir sa conception en terme de rite de passage. Le modèle rituel a, en effet, tendance à imposer une lecture « non évènementielle » des pratiques observées et il est aisé de passer, avec lui, de la description de trajectoires personnelles à la normalisation cérémonielle [10]. Parce que le rite a précisément pour objectif de codifier les pratiques et parce qu’il n’envisage pas l’échec mais s’affirme, au contraire, comme une procédure stabilisée qui atteint nécessairement son but, il est facile de se laisser piéger à son propre formatage de l’action et donc d’oublier, qu’en cela, il est très différent de la transsexualisation, qui est une entreprise incertaine à la portée insaisissable.
16Doit-on alors chasser résolument Van Gennep des terres transsexuelles ? Certes non, tel en tout cas n’était pas mon objectif, en proposant cette exploration. Il ne s’agit en aucun cas de jeter le rite de passage aux oubliettes, il nous a rendu assez service et peut nous en rendre beaucoup encore : grâce à lui, Bolin peut proposer une traduction fidèle de la conception autochtone de la transsexualisation comme métamorphose de l’identité et c’est évidemment précieux. Mais on peut, à travers cet exemple, apercevoir une évidence que la banalisation inattentive de la notion a fait oublier : l’utiliser c’est aussi parfois masquer des dimensions essentielles de certaines pratiques, notamment non cérémonielles. Si la force du schéma de Van Gennep est bien réelle, pouvant s’adapter à beaucoup d’opérations et d’expériences, cela n’engage pas pour autant à systématiser son emploi. L’usage contemporain du rite de passage fait assez souvent bien mauvaise part à l’héritage de Van Gennep: souvent surexploitée ou employée paresseusement [11], la notion incommode plus qu’elle n’intéresse. Tout en accordant à Van Gennep un permis de séjour en terre transsexuelle, restons attentifs au fait qu’il n’est pas toujours utile de « ritualiser » les pratiques ou du moins de les caractériser comme « rites de passage » pour leur donner plus d’intelligibilité.
Notes
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[1]
Cf. également Mandy Wilson (2002), qui utilise la réinterprétation turnérienne du schéma des rites de passage pour rendre compte de l’expérience de MF à Perth (Australie).
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[2]
MF et FM sont utilisés pour préciser le sens de la transformation : Male to Female et Female to Male.
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[3]
Comme tout utilisateur de la notion, Van Gennep y compris, elle jongle sur plusieurs niveaux avec l’organisation tripartite de ce type de ritualité : la transsexualisation dans son entier est un rite de passage montrant la procédure classique de séparation, marge et intégration, mais elle est, aussi, plus spécifiquement un rite de marge avec ses propres phases de séparation, transition et incorporation.
-
[4]
« Il est de toute évidence qu’il n’est de rite qui n’implique quelque passage. (…) Si l’on agit rituellement, c’est pour changer quelque chose. Portée à ce degré de généralité, la thèse devient un truisme. » (Mauss, 1968, p. 554).
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[5]
Cf. aussi Jan Morris : « La première confirmation que je trouvai qu’il y avait d’autres personnes dans le monde exactement dans la même situation que moi se présenta à moi un jour à Ludlow, ce parfait exemple de la ville-marché anglaise avec son château et son église de paroisse, ses maisons à colombages et son boucher en canotier. Là, par un soir d’hiver, je découvris, vendu à moitié prix et exposé dans une obscurité propice sur un haut rayonnage du fond de la boutique, un livre intitulé Un homme transformé en femme : récit authentique d’un changement de sexe. Quelle gêne torturante j’éprouvai en me dirigeant obliquement vers ce volume ! Tout semblait si sain dans ce petit magasin. Les joues étaient si roses, les chaussures si bien cirées, les bavardages dans l’angle de la boutique portaient sur les classes de danse, la grippe ou le manque de brocolis. (…) J’étais moi-même l’image de la santé, encore vêtu de ma tenue d’hiver, timide comme le sont les jeunes anglais et venant tout juste, par hasard, de rendre visite à un vieil ami de la famille. » (Morris, 1988, p. 75).
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[6]
Ce n’était pas le cas à l’époque de J. Morris.
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[7]
Cf. à ce propos le remarquable article de Mason-Schrock (1996).
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[8]
Les associations de transsexuels ou de transgenres ont ici un rôle souvent important.
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[9]
Il arrive même que ce pré-diagnostic ait été consolidé, par anticipation, par une métamorphose corporelle : « [parfois] on voit débouler des gens qui sont hormonés par des médecins de quartier ou par les copines prostituées qui leur vendent des produits depuis l’âge de 14 ans, qui sont déjà extrêmement bricolés, qui se sont déjà fait enlever un petit peu des trucs … et nous on va faire du diagnostic sur des choses qui sont déjà mises en place » (Pascale Brunet, psychologue).
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[10]
Cf. sur ce point Hérault, 1996.
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[11]
Bolin n’est pas en cause ici, mais on a parfois l’impression à lire certains travaux contemporains que dès qu’un anthropologue met les pieds dans un espace quelconque, à l’hôpital, dans une usine ou dans des lieux plus improbables encore, les rituels fleurissent sous ses pieds comme par magie. Autre façon de réenchanter le monde occidental sans doute, mais bien mauvaise manière de le comprendre aussi.