CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite et même d’un culte » écrit Claude Lévi-Strauss en commentant une polémique de la presse en décembre 1951: « devant les enfants des patronages, le Père Noël a été brûlé sur le parvis de la Cathédrale de Dijon » (1952, p. 1575). Les autorités religieuses déplorent que l’on détourne le sens chrétien de la commémoration au profit d’un mythe sans valeur religieuse ; elles stigmatisent la paganisation de Noël. Malgré l’anathème ecclésiastique, le culte du Père Noël a cependant prodigieusement « pris », car il a trouvé dans le contexte social et culturel de la France d’après-guerre un terreau qui lui était fertile et n’a pas été imposé par la présence des troupes américaines sur le sol français, comme le disaient ses détracteurs. Le renouveau s’appuie sur un fonds rituel très ancien : Noël fut célébré avec emphase jusqu’au xiiie siècle, pour tomber ensuite dans l’oubli jusqu’au milieu du xixe siècle. Il existe dans notre culture des signes dont le nouveau culte de Noël va réaliser le syncrétisme: la bûche qui brûle pendant la nuit; la décoration des édifices ; le rôle des lumières dans les sociétés de l’ombre et de la nuit. Lévi-Strauss insiste sur la place des cadeaux aux enfants qui, dans les sociétés traditionnelles, incarnent les âmes des morts qu’à travers eux on peut apaiser. Même en dehors des cérémonies religieuses, Noël revêt donc un caractère sacré. Ainsi s’explique l’emphase festive qui s’est emparée de ce moment et qui n’a fait que s’enfler dans la seconde moitié du xxe siècle. Les « enterrements de vie de jeune fille », nouvelles séquences inscrites dans celles du mariage, ont fait leur apparition en France il y a une quinzaine d’années. Nul besoin de justifier l’appellation de rite pour ces manifestations qui font appel, sous les aspects de la modernité, à des symboles universels. De plus le renversement problématique qui s’est imposé depuis les thèses de Durkheim ou Van Gennep permet de saisir la nouveauté de ce phénomène dans ses rapports avec les changements structuraux, sociaux et culturels qui ont cours depuis la fin des années 1980 et caractérisent ce début du xxie siècle.

Déritualisations contemporaines ?

2Alors que dans les sociétés dont les performances ont servi de socle aux élaborations théoriques concernant le rituel, il y avait conjonction des dimensions du social, du religieux, du politique, dans les sociétés contemporaines, règne une disjonction dans ces domaines : l’émotion rituelle ne se situe plus au cœur de la société, dans le religieux et le politique, mais plutôt sur ses marges (Centlivres, 1986, p. 193). Cette observation, parmi d’autres, permettait à l’anthropologie des années 1960 de creuser le « Grand partage » (entre eux et nous) (Lenclud, 1992) et de récuser l’existence même de rituels dans les sociétés modernes. Il est vrai que les années 1960 étaient toutes imprégnées par l’idéologie du progrès, de la modernisation, du rejet des traditions.

3Pour autant qu’on le repérait encore, le rite apparaissait alors comme un cadre désuet, rétrograde et ringard, et surtout vide de sens pour les acteurs ; les critiques dont il était la cible rejoignaient celles des spécialistes de l’histoire des religions et notamment ceux de l’histoire romaine, pour qui le rite n’était que ritualisme, un cadre formel et vide de sens pour les acteurs, « cette zone rebutante où règne la routine des paroles et des gestes stéréotypés » qui serait opposé à ce qui fait la « dignité des religions » (Malamoud, 1994, p. 5). Le rite, et notamment le rite religieux, comme un opium du peuple pour l’empêcher de penser, était antithétique à l’idée d’adhésion individuelle, à la vérité du sentiment individuel ou du social.

4Ce sont – dans le registre du social – les arguments entendus pour faire disparaître dans les années 1980 de la ville de Nanterre une fête très ancienne, celle de la Rosière : la ville ne s’y reconnaît plus, le personnage social de la jeune fille « vierge et méritante » était une injure au statut de la femme moderne, etc. (Segalen, 1990). Dans le domaine matrimonial, les jeunes utilisent aussi un argumentaire voisin lorsqu’ils refusent le cérémonial de mariage au motif qu’il impose le regard de l’État sur le domaine de la vie privée où seule compte la vérité du sentiment (Segalen, 2003). La France des années 1970 voyait disparaître aussi les rituels des deux lieux centraux de la société, l’Église et l’école : à la suite des réformes liturgiques de Vatican II, les pompes religieuses s’effacent, tandis que sont abolies remises de prix et de diplômes, tout ce qui faisait de l’institution scolaire un lieu du sacré laïc et républicain.

Le registre du rituel contemporain : du centre à la périphérie

5En même temps, on observe un déplacement des lieux du rituel qui quittent les devants de la scène sociale pour se déployer sur ses à-côtés, dans le domaine du sport, de la chasse, de la course à pied, de l’himalayisme-forme extrême d’alpinisme, du football, et dans les moments hors travail du travail (célébration d’une naissance, d’un passage à la retraite). Des formes festives européennes qui semblaient un temps vouées à la disparition se développent, depuis les pardons bretons jusqu’aux grandes fêtes de la semaine sainte en Andalousie. Et l’anthropologie a cessé de vouer aux gémonies les touristes que nous sommes qui contribuons à cette revitalisation (Boissevain, 1992).

6Dans le domaine de la vie individuelle – ce champ par excellence des rites de passage – les grandes scansions ont disparu pour cela même que l’accès d’un âge à l’autre n’est plus aussi tranché qu’autrefois. Se développent toutefois de nombreux rituels autour de l’enfant, les rites d’anniversaire célébrés parfois dès l’âge d’un an, alors que les fêtes des saints patrons ont disparu. Dans le religieux catholique, l’anniversaire était un péché d’orgueil en tant que c’était la célébration de soi, l’individu devant s’effacer devant Dieu et le saint dont il portait le nom. Aujourd’hui ces rites d’anniversaire, appuyés sur un créneau commercial, servent à apprendre aux enfants les premières civilités. Le mariage autrefois était la cérémonie par excellence illustrant le thème des rites de passage de Van Gennep : séparation de la jeune fille d’avec ses parents qu’elle quittait pour vivre dans la maison de son époux ou des parents de son époux, cérémonie religieuse qui met en valeur l’aspect sacramentel de l’engagement, puis temps de conjonction avec les repas de noces. Si l’on se penche de près sur le foisonnement très riche de ces rituels populaires, on observe que le « scénario nuptial » comme le nomme Van Gennep n’avance que très lentement. Il est retenu par toutes sortes d’évènements : barrières à couper, vol des chaussures de la jeune fille par les garçons. Diverses déambulations ralentissent la progression physique du rituel pour marquer l’importance du changement social – et c’est en cela que les rites de mariage contemporains n’ont plus rien à voir avec ceux d’autrefois – car le mariage, alors, ouvre le droit à la sexualité, à la procréation, bref au statut d’adulte.

Du global au divers

7Canoniquement – et au-delà des divergences théoriques nombreuses (Segalen, 1998) – les études ont expliqué l’organisation et l’action rituelles principalement comme des représentations d’ordres sociaux et culturels plus vastes. Elles se sont efforcées de démontrer la faculté qu’a le rituel à organiser et effectuer, par le canal de ses dynamiques propres, des transformations sur l’individu, à l’intégrer à l’ordre social et symbolique, à renforcer le lien social. Aujourd’hui la perspective d’étude se renverse : ce n’est plus ce que la structure sociale, par le biais du rituel, fait aux individus, qui focalise l’attention, mais l’inverse, ce que l’individu fait du rituel qui exige explication. Longtemps l’analyse a eu pour seul but de répondre à une question vulgaire « à quoi cela sert-il? ». La question serait plutôt aujourd’hui : comment l’individu construit-il son rituel ?

8Des chercheurs tels Gregory Bateson (1971), à propos de la cérémonie du Naven, s’efforcent de relier le rituel aux divers aspects de la culture ou de l’ethnie concernée. Bourdieu (1974), pour sa part, édifie une sociologie des stratégies que suppose la prise en compte de situations sociales changeantes et qui se manifestent dans des effectuations rituelles différentes. Avec ce retournement conceptuel, le mode de description ethnographique des dispositifs rituels est central. On peut distinguer, en suivant Laurence Hérault (1996, p. 40), la « méta-description », la description d’une exécution rituelle particulière, et encore la « description-synthèse », qui, toutes, contribuent à fixer une forme de rituel comme référentielle alors que l’ethnographie nous apprend que les individus effectuent des choix spécifiques dans des contextes particuliers.

9Or l’expérience contemporaine des rituels montre que la diversité est désormais la norme. La description doit donc essayer de rendre compte du processus d’élaboration et de la variété de ces effectuations, liées à chaque contexte : les goûters d’anniversaire des enfants imposent de faire preuve d’imagination afin de préparer une fête singulière ; de même les séquences matrimoniales vont être identiques, mais leur contenu peut varier profondément [1]. C’est que ce que nous avons tenté de montrer à propos des rites de mariage, c’est ce que nous essayerons de montrer à propos du nouveau rituel dont il est ici question.

10Enfin, dans la veine du courant réflexif sur le texte ethnologique, il convient de rendre compte de la façon dont les sources de l’enquête sont rassemblées – observations, relations de l’événement, entretiens, lectures. Observons que si les ethnologues ont depuis longtemps fait valoir la diversité des types d’analyse en fonction de leur « genre », il n’en va pas de même en ce qui concerne leur âge. Généralement, l’observateur est jeune ou dans son âge mûr ; qu’en est-il lorsque celui-ci (en l’occurrence celle-ci) est entré(e) dans le troisième âge, alors que les acteurs (actrices) à observer sont jeunes ?

Mariage passage

Se marier moins souvent, mais en grande pompe

11L’enterrement de vie de jeune fille est devenu un phénomène social visible depuis la fin des années 1980 pour revêtir une ampleur insoupçonnée à partir de la fin des années 1990. Il est associé au supposé renouveau du mariage dont les media ont alors parlé. La montée de la cohabitation s’est accompagnée d’une chute rapide du nombre des mariages : de 417 000 en 1972, leur nombre a touché un minimum historique de 254 000 en 1994 et 1995 pour connaître une lente remontée à 280 000 en 1999 ; en 2001, 303 500 mariages pour redescendre, à nouveau en 2004, en dessous de la barre des 300 000. Sous le voile, la mariée a bien changé. Elle est plus âgée : en 1973, l’âge au premier mariage a connu également son minimum historique avec 24,94 ans pour les garçons et 22,70 pour les filles ; aujourd’hui il est de 30 et 28 ans respectivement. Si l’on en juge par l’âge des conjoints, le mariage est un engagement plus réfléchi. Trois mariages sur dix légitiment des enfants, contre 7% seulement en 1980. Les remariages concernent d’anciens divorcés, dans plus de 15 % des cas.

12Un nouvel ordre matrimonial s’instaure, quelque peu comparable à des pratiques courantes dans d’autres cultures, où il est un processus marqué par une pluralité d’étapes. Chez eux, le don de la jeune fille pubère, le versement des prestations matrimoniales, la consommation de l’union, l’installation en ménage s’échelonnent au fil du temps ; chez nous, désormais, les relations sexuelles épisodiques puis régulières, la mise en couple dans un logement, l’achat de la machine à laver, la naissance de l’enfant, seront peut-être suivis d’une fête de mariage. La simultanéité du rituel de noces et de la consommation sexuelle, imposée par la doctrine chrétienne dès le viie siècle, est désormais rompue.

13Le mariage ne consacrant plus, comme ce fut le cas autrefois, des « passages » d’un état social à l’autre, d’une maison à l’autre, franchis depuis longtemps, ses formes se sont renouvelées. Elles s’inscrivent dans le contexte socio-culturel de la fin du xxe siècle (Handelman et Lindquist, 2003) et expriment les nouvelles conceptions relatives à l’identité des individus et la montée de l’individualisme qui s’expriment aussi dans la formation des unions et de la vie conjugale.

14Les rituels soulignent la volonté d’un engagement public ; ils se font l’expression de la réussite de l’union. Se marier exige des fastes : plutôt rien qu’un petit repas pris à la sauvette. En effet, certains de ces couples ont retardé la célébration de leur mariage jusqu’au moment où ils auront suffisamment de moyens financiers à y consacrer. C’est pourquoi les mariages des débuts du xxie siècle sont caractérisés par une inflation rituelle, c’est le white wedding des Anglais. Si dans les années 1970, certains jeunes, cédant à la pression parentale, se rendaient à la mairie en jeans troués – signe de provocation à l’égard de l’institution ou façon de la tourner en dérision –, aujourd’hui les futurs conjoints font de leur union une grande fête accompagnée de comportements somptuaires. La mariée sera vêtue de blanc, au centre d’un groupe de plus d’une centaine d’invités, amis et parents ; les festivités, soigneusement préparées des mois à l’avance, s’étaleront sur un long week-end. La fête devra être « réussie » et son souvenir éternel sera conservé en photo, vidéo, mis en image sur le net. Et l’on invoquera la tradition, toujours fantasmée, pour espérer ancrer l’engagement dans la durée d’un temps immémorial.

15C’est dans ce contexte que s’inscrit l’enterrement de vie de jeune fille, qui, pour le coup, n’a rien de « traditionnel ». Dans ces mariages au festif inflationniste, la séquence est désormais incontournable, elle ouvre le cycle rituel et permet de l’allonger dans le temps ; on ne peut y échapper disent les jeunes filles, et cette réflexion seule suffit à faire entrer l’EVJF dans la catégorie du rituel.

L’enterrement de vie de jeune fille

16Le refus d’admettre un observateur, même de la même tranche d’âge que les protagonistes, est en soi révélateur du caractère de l’événement. Les maîtresses du rituel ne sauraient admettre un regard extérieur sur ce groupe fermé d’amies qui se connaissent depuis longtemps. Pour constituer mon matériau, j’ai donc dû m’appuyer sur des récits d’amies de mes enfants et d’enfants de mes amis qui sont dans cette tranche d’âge, de visites sur Internet et du hasard qui mit sur ma route un jour un cortège de jeunes filles entourant une de leurs camarades vêtue d’un costume de lapin rose et à qui ma charité ethnographique me fit acheter une sucette. Avant de s’interroger sur les diversités d’effectuation, on peut définir quelques caractéristiques du cérémonial en ce qui concerne les protagonistes et le sens du rituel. Comme tout rite neuf, il est en pleine évolution et il est le lieu d’inventions et de créations, même s’il existe un noyau dur morphologique.

17Nous avons relevé que cette fête était toujours organisée par la meilleure amie de la future mariée. Mary Douglas rappelle que l’homme est un animal social, donc un animal rituel : « Supprimez une certaine forme de rite, et il réapparaît sous une autre forme, avec d’autant plus de vigueur que l’interaction sociale est intense. Sans lettres de condoléances ou de félicitations, sans cartes postales occasionnelles, l’amitié d’un ami éloigné n’a pas de réalité sociale. Il n’y a pas d’amitié » (1971, p. 81).

18La « meilleure amie », parfois une sœur de qui la future mariée se sent très proche, est une des figures traditionnelles de la construction de l’identité de la jeune fille, celle qui a franchi avec vous les étapes jusqu’à l’âge adulte et dont on va se séparer après le mariage. Elle est bien souvent choisie pour être témoin au mariage civil. Souvent lorsque la jeune mariée qui habite la capitale est née en province, c’est dans sa ville d’origine, à laquelle sont liés ses souvenirs d’adolescence et de jeunesse, que sa meilleure amie, entourée des « copines » l’accueillera pour un week-end. Cette fête est l’ultime occasion de regarder son passé féminin et de s’en séparer. Il y est moins question alors de boire et de prendre ensemble un repas que de partager les souvenirs de la jeunesse.

19C’est pourquoi l’enterrement de vie de jeune fille peut être interprété comme un passage, non entre la maison des parents et celle de son mari, mais entre le monde social de l’amitié et celui de la conjugalité. L’identité féminine se transforme et avec le mariage, les priorités sont redirigées vers celles du foyer, de l’époux puis des enfants qui deviendront des significant others avant les amis. D’une certaine façon, c’est un rite de « dernière fois », d’adieu à sa jeunesse ; la dernière occasion symbolique de se conduire comme une personne sans responsabilité. Il conviendrait d’ailleurs d’observer les différentes effectuations du rite en fonction des années passées en couple avant le mariage, qui, si elles sont nombreuses, doivent en principe avoir déjà distendu ce lien amical.

20Le personnage de la « meilleure amie » peut aussi offrir un fil ténu avec les phénomènes du passé : les seules esquisses de cérémonie qui s’approchent de notre rituel contemporain concernent des goûters de jeunes filles qui se réunissaient avant le mariage pour offrir des cadeaux à la mariée. Rappelons aussi que, jusque dans les années 1960, c’étaient les grandes amies de la mariée qui formaient le cortège avant qu’on n’y substitue de jeunes enfants. Des rites quelque peu homologues ont été décrits dans le monde anglo-saxon. Ainsi, en Écosse, les jeunes ouvrières, et depuis les années 1980, les jeunes employées sur le point de se marier se voyaient offrir des cadeaux par leurs camarades d’atelier ou de bureau qui ensuite les entraînaient dans la rue ou les bars, déguisées. Ces déambulations relèvent d’une forme de charivari puisqu’ils sont accompagnés d’une contre-musique et que la fiancée doit accomplir son périple entourée de ses amies, avec un pot de chambre à la main qui contient du sel, une poupée etc. Elle s’adresse aux hommes et collecte de l’argent contre un baiser. C’est ce qu’on nomme taking home of girls, « raccompagner la mariée » (Charsley, 1991, p. 101-108). Dans une autre performance qui semble assez similaire à celle des hommes, la stag party, caractérisée par l’excès de consommation alcoolique, aux dépens du fiancé qui sera promené déguisé en mariée et terminera la nuit nu au milieu de la ville, la hen party rassemble les jeunes filles dans une version relativement plus atténuée. Dès les années 1960, ces sorties féminines sont attestées à Swansea (Leonard, 1980, p. 147-152), à Glasgow dans les années 1980 (Charsley, 1991, p. 111-114). Dans les deux cas, on évoque aussi l’adieu à la jeunesse, c’est le last fling, rite de dernière fois.

21Outre-Atlantique, au Québec anglophone puis francophone, une cérémonie de dons de cadeaux à la future mariée s’était institutionnalisée au cours du siècle dernier sous le nom de bridal shower ou shower en français du Québec. Expression rituelle de l’amitié féminine, cette réunion suit les fiançailles et précède le mariage. Ici encore la meilleure amie, une sœur, une belle-sœur sont les organisatrices. La fête, initialement célébrée dans les milieux sociaux aisés, s’est répandue dans toutes les couches de la société, pour disparaître dans les années 1960. Depuis, les manifestations de la solidarité féminine se sont reportées sur les showers de naissance (Girard, 1998).

22Le sens profond de l’EDVJF semble indéniablement lié aux transformations sociales, économiques, culturelles qui entourent la femme dans les sociétés contemporaines : l’accès aux études supérieures, l’accès à la contraception, la valorisation du sentiment amoureux, le nécessaire essai de relations sexuelles comme premier pas vers le couple ont permis aux jeunes filles de devenir des personnages libres, assumant leur sexualité. Quel qu’en soit la forme, l’enterrement de vie de jeune fille, homologue de celui de garçon, est véritablement le produit de ces changements de m œurs : cette séquence était inconnue des mères des jeunes filles qui se marient aujourd’hui. Elle marque qu’à l’égal du jeune homme, la jeune fille va renoncer à son vagabondage amoureux : en se mariant, on se promet fidélité au nom de la loi, ce qui est le gage sexuel de la légitimité de la filiation.

23C’est pourquoi nombre d’enterrements de vie de jeune fille tournent autour du thème de la sexualité. Des sites Internet offrent clés en mains des soirées organisées et vendent des objets à thématique orientée sur un unique objet ; les soirées de strip-tease masculin sont particulièrement fréquentées ; elles peuvent être organisées à domicile. Le rituel se trouve ainsi en assonance avec la société contemporaine qui admet aujourd’hui ce qui était tabou hier : parler ouvertement de sexualité, autoriser une plus grande permissivité sexuelle. Il conviendrait ici aussi de poursuivre l’analyse finement pour voir si la thématique sexuelle est plus appuyée dans certains cas [2]. En effet, la grande majorité des couples se mariant après une période de cohabitation prolongée, placée sous le signe de la vérité de l’amour, il est peu probable que les infidélités sexuelles soient courantes. Néanmoins, le point nodal du rituel reste l’affirmation de l’identité sexuelle féminine égale pour la première fois dans l’histoire de nos sociétés à celle des garçons : symboliquement il souligne la légitimité du vagabondage sexuel féminin tout en clôturant cette période.

24Le déplacement spatio-temporel, enfin, donne à cette cérémonie son caractère rituel : l’EDVJF prend place au cours d’une longue soirée, parfois un jour, parfois un week-end entier ; il implique des déplacements dans l’espace [3].

Sur une même partition, des effectuations différentes

25Au-delà de ces caractères communs à toutes les EDVJF, c’est la variété des effectuations qui est le plus frappant. Chaque scénario est construit en fonction de ce que la « meilleure amie » connaît de la psychologie de future épouse et de la façon dont le couple auquel elle appartient s’est formé. On n’est pas « meilleure amie » pour rien, on est censée connaître les goûts de l’héroïne, mieux même que ses propres parents. On observera aussi que le milieu social fabrique des enterrements fort différents, à partir d’une trame identique. L’enquête conduite sur la fête de la Sainte Catherine montrait aussi que le fameux chapeau, pièce centrale du rituel, confectionné par les amies de la Catherinette, était souvent décoré de motifs qui rappelaient ses goûts (Monjaret, 1997). Par ailleurs, ces rituels, dans la mesure où ils ne sont pas fixés, sont le théâtre d’inventions et de créativité. Tout comme le mariage, leur organisation est entre les mains de la classe d’âge et des amies, et non plus des parents, comme c’était le cas jusqu’en 1960. Le mariage et l’EDVJF, en soulignant l’importance du rôle des pairs, expriment donc les caractéristiques sociales du contemporain qui a vu s’affirmer les choix individuels et rejeter les impositions parentales.

26Plus que le mariage, l’EDVJF est une épreuve, dans tous les sens du terme : sans connaître la nature des événements, la future mariée sait qu’elle devra se plier aux demandes qui lui seront adressées, embrasser des hommes dans la rue, vendre des objets improbables, chanter, assister à une séance de strip-tease masculin, ou même subir une véritable épreuve physique, être obligée de sauter d’un pont à l’élastique etc. Ici le rituel se rapproche de tout ce que l’on sait du bizutage pratiqué dans certaines grandes écoles, en dépit des interdictions de la loi française. On connaît l’importance qu’accorde Durkheim à ces manifestations : les épreuves physiques imposent une forme d’ascèse ; à leur caractère douloureux est attaché un caractère sanctifiant.

27La jeune fille sera dépouillée de ses habits quotidiens et généralement affublée d’un déguisement ou d’un maquillage qui font d’elle une anti-mariée : prostituée ou bunny sexy inventé par les Américains (cf. ci-dessus ma rencontre). Par ailleurs les excès caractérisent le rituel, et le registre des boissons est ici mobilisé, moins fortement toutefois que chez les garçons. Dans d’autres cas, les épreuves sont moins pénalisantes, la soirée peut se dérouler chez une amie, et l’ambiance se rapprocher plus du shower québécois que de la « bacchanale » décrite dans certains media. Dans certains cas, l’enterrement de la jeune fille et celui du garçon ont lieu le même soir, et les deux groupes terminent la soirée ensemble.

28Si notre hypothèse de l’EDVJF comme un passage de la sociabilité amicale féminine à la sociabilité conjugale s’avère juste, on doit observer des effectuations différentes en fonction des groupes sociaux. Une soirée chez une amie commune, dans un bar, dans un restaurant, dans un karaoké représente la version la plus « classique », souvent attestée dans les milieux populaires, et où la boisson coule à flot, l’ébriété cessant ainsi d’être l’apanage des seuls hommes. On retrouve là une forme qui se rapproche de la hen party du Royaume Uni, où l’on aura le droit de se saoûler, « pour la dernière fois ». Parmi les jeunes filles issues des couches aisées et qui ont fréquenté les grandes écoles, la fête se rapproche davantage formellement des week-end dits « d’intégration », organisés par les Bureaux des Élèves. Ici il faut du temps et des moyens pour emmener la fiancée deux jours pour une virée en bateau, un saut en parachute ou à l’élastique. Cependant la fonction de ce week-end est d’amener à se connaître des jeunes filles qui auront à travailler ensemblerituel de première fois, alors que dans l’EDVJF, ce sont des amies qui se connaissent depuis longtemps et qui se voient en groupe pour la dernière fois, rituel de désintégration.

Pour conclure

29La demande de ritualisation ou de re-ritualisation travaille la société française du xxie siècle : des universités réinstaurent des rentrées solennelles, on demande aux jeunes postiers nouvellement recrutés de prêter serment publiquement. Pour autant que le mariage continuera d’apparaître au sommet des engagements des couples, – une parole publique donnée devant l’État et le groupe social et familial au sein duquel on est inscrit –, une grande solennité y sera attachée. C’est celle-là même d’ailleurs que réclament ceux qui en sont privés : les signataires de Pacs se plaignent de ne pouvoir bénéficier des symboles attachés aux ors de la République. L’enterrement de vie de jeune fille continuera donc de trouver sa place dans les séquences du grand show matrimonial. Reste à voir si les épisodes rituels convergeront vers un modèle unique ou continueront à tailler des habits différents à la future mariée, en fonction de son appartenance sociale et de son individualité.

30Tout comme le Père Noël a « pris » sur le terreau culturel français, cette invention rituelle, calquée à l’origine sur celle des garçons, a « pris », parce qu’elle se nourrit du terrain social contemporain : l’idéal d’une liberté, d’une identité et d’un statut féminins égaux à ceux des garçons. Les rituels servent aussi à rêver le monde, et dans ce cas, à oublier qu’en retombant sur ses pieds, après le saut à l’élastique, la routine de la division sexuée des rôles reprendra vite le dessus.

Notes

  • [1]
    La Croix, du 13 mars 2002, titre « Les goûters d’anniversaire, un rite qui s’impose. Inviter les copains pour l’anniversaire des enfants semble désormais incontournable. Mais il faut faire preuve d’imagination ». Ainsi s’explique la création d’un marché de professionnels de l’animation de goûters d’enfants pour les familles qui en ont les moyens, comme d’un marché de l’organisation des mariages et des enterrements de vie de jeune fille.
  • [2]
    Les médias se sont emparés de ce nouveau rituel (comme ils s’étaient enthousiasmés pour Halloween) et contribuent circulairement à rendre plus visible le côté de la sexualité jouée sur un registre inversé puisque c’est la jeune fille qui se voit offrir un corps d’homme dévêtu. Cf. par exemple sous le titre, « Rituel moderne : La bacchanale de la future mariée », par Marie Toumit, Le Nouvel Observateur, 4 septembre 2003
  • [3]
    Dans la section qu’il consacre à l’EDVJF, le site Internet du Guide du Routard suggère des itinéraires qui seront jalonnés de gages, par exemple à Paris ou à Versailles de la rue Mademoiselle à la rue Madame, à Nancy, de la rue Mademoiselle à la rue Madame de Vannoz en passant par la rue Jeanne d’Arc la pucelle, etc. Le Club Med s’est fait une spécialité des sauts à l’élastique pour EDVJF dans le stade de Bercy.
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Reconnaissant l’importance des rites dans les sociétés contemporaines, l’article s’efforce de comprendre pourquoi s’est développée une nouvelle séquence rituelle inscrite dans le processus du mariage. L’enterrement de vie de jeune fille, attesté depuis la fin des années 1980, est associé à la transformation de la place de la femme, dans ses rapports avec la famille, la société et la sexualité. Comme autrefois l’enterrement de vie de garçon, celui de la jeune fille marque symboliquement l’abandon du vagabondage sexuel et amoureux. Cette cérémonie est aujourd’hui attachée au renouveau d’un mariage célébré en grande pompe, mais dont le sens a changé complètement depuis les années 1960. Organisé par la « meilleure amie », et célébré entre filles, l’EDVJF marque aussi le passage des liens d’amitié à ceux de la conjugalité. L’ethnographie de la cérémonie invite à développer la réflexion sur la diversité des effectuations qui sont dans ce cas très frappantes, au-delà de leurs caractères communs.

Mots-clés

  • mariage
  • inflation rituelle
  • liberté sexuelle
  • groupe de pairs
  • re-ritualisation

Références bibliographiques

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Martine Segalen
Université de Paris X-Nanterre
Martine Segalen, professeur au département de sociologie à l’université de Paris X – Nanterre, Institut parisien de recherches, architecture, urbanistique et sociétés (Ipraus).
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24000
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