CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le xxe siècle était fasciné par le phénomène des rituels sociaux, comme le sera sans doute le xxie par le discours sur le génome humain. Dans le tissu culturel, les rituels sont les lieux où se manifestent les principes gouvernant la coexistence et la compréhension mutuelle des êtres humains. À partir des rituels se développent les modèles techniques ou mythiques qui permettent de mettre en scène l’ordre et la compréhension qu’introduit la culture. Car les rituels opèrent la médiation entre nature et culture ou, selon la formule de Giorgio Agambem, entre « le corps nu » et « la loi sociale » [1]. Situés, d’une part, à la frontière entre la « vie » et son « organisation », ils correspondent, d’autre part, à des paradigmes de sens et de valeurs sociales. Ils sont ainsi au service du « biopolitique » (au sens où l’entendait Michel Foucault) et de l’administration du vivant sous la loi d’un code culturel défini.

2L’intérêt suscité par la fonction des rituels dans le tissu culturel se place sous le signe d’un intérêt renouvelé pour le corps. La formule de « tournant vers le corps » (corporal turn) n’est-elle pas dans toutes les bouches aujourd’hui ? C’est du corps et de ses actions que nous attendons une orientation, et non plus que de ce qui se dit et s’écrit, des cascades de mots et des flots d’images.

3Ce ne sont pas les mots qui définissent les rituels. Les rituels sont des Actions par excellence, les rituels sont selon Michael Ott [2], « des actions particulières à quelque titre que ce soit », ou si l’on préfère une formulation plus complexe, « des lieux présémiotiques et l’origine de l’attribution du sens dans la culture ». Ce sont des faits marquants, advenus avant le signe écrit et qui ne sont pas sans incidence sur la fonction de régulation sociale des événements culturels. Car les rituels ont une caractéristique supplémentaire : ils peuvent être réitérés. Ils sont « reconnus » par la communauté et ses membres. L’helléniste Walter Burkert qualifiait à juste titre le rituel d’« action stéréotypée ».

4Les rituels sont des actions particulières qui connotent la dynamique, le sens et les valeurs d’une culture. Dans la culture, ils remplissent des fonctions que la langue ne saurait accomplir. Les rituels peuvent être définis comme une forme instauratrice de sens dont le support est un mouvement du corps. Pour reprendre une formule de Stephen Greenblatt [3], ils figurent le poste de commande de « la circulation de l’énergie sociale ».

5Les rituels se manifestent comme des pratiques corporelles dont on attend – plus que des mots ou des phrases – l’énonciation de la vérité sociale. L’enjeu est moins la force de vérité des mots que celles des actions qui précèdent la parole ou s’effectuent par elle, fondant ainsi le sens dans une culture donnée. À ce propos, il a été question du « performative turn » qui définirait la pensée et la conception de la culture au xxe siècle. Dans domaine de la définition du rituel, tournant corporel et tournant performatif me semblent les deux faces de la même médaille.

6Quiconque se fixe comme tâche de comprendre la fonction des rituels dans la culture devra prendre en considération les trois groupes de questions suivantes :

  • Premièrement : le rituel a-t-il un lien avec l’origine de la culture ? La culture est-elle née du rituel, du rituel du sacrifice par exemple ? Ou bien la culture constitue-t-elle le champ dynamique indispensable aux rituels, générateurs de sens et de valeurs dans une société ?
  • Deuxièmement: existe-t-il, entre les cultures archaïques et les cultures modernes, un changement de paradigme dans la fonction du rituel ? Dans l’histoire de l’humanité, l’accomplissement de rituels et la participation active à ceux-ci sont allés de soi pendant des millénaires : pensons par exemple aux rituels de sacrifice qui garantissent la pérennité d’une société. Aujourd’hui, nous trouvons non seulement des rituels, mais des ethnologues qui les observent et les analysent et des artistes qui en inventent de nouveaux, les établissent et les font agir culturellement. Sommes-nous là en présence d’une caractéristique de la modernité ?
  • Troisièmement : comment les rituels, (compris dans le sens pré-moderne que j’ai indiqué), peuvent-ils se distinguer des deux « formes de mise en scène » culturelles qui sont la marque de notre modernité ? Je pense ici à la représentation théâtrale et au « spectacle » politique ainsi qu’à la performance qui tend à s’imposer comme une nouvelle forme d’art. Les performances ne signifient que ce qu’elles mettent en acte. Elles ne se répètent pas. Elles sont « présentistes ». Mais paradoxalement, elles sont liées aux médias virtuels et au débat que ceux-ci suscitent [4].
* * *

7Dans la discussion qui va suivre, notre intérêt a été guidé par la question de la fonction du rituel sur le terrain conflictuel de quatre formations sociales différentes : le cultuel et le religieux, le quotidien, l’art, et enfin la performance. À titre d’essai, nous intégrerons à la performance ainsi conçue l’action de l’ethnographe. Nous la comprenons en effet, d’une part comme celle d’un individu agissant en présence d’observateurs (qui exercent donc une influence), d’autre part comme une action ouverte sur le mondevie (Lebenswelt) et sur le contexte culturel. Je me suis intéressé à ce domaine au terme d’une longue familiarité avec les actions et performances du performer et artiste suisse Daniel Spoerri [5]. Lors des actions que dès le début de son activité artistique il a qualifiées de « Eat art », Spoerri a situé l’acte de manger – acte éminemment ritualisé dans la culture – au centre de ses actions. À juste titre, dit l’historien de la culture. En effet, l’acte de manger (qui voit la transposition stratégique du métabolisme de la nature dans le métabolisme de la culture) est sans aucun doute un exemple remarquable de processus rituel. Nous sommes en présence d’une action qui se répète et qui se situe à l’origine de la culture [6]. Nous sommes donc en droit d’attendre des performances de Spoerri dont le thème est l’acte de manger quelques éclaircissements sur la fonction des rituels dans la culture moderne.

8Cependant, outre l’intérêt pour le rituel alimentaire comme « scène primitive » de la culture, il existe un second aspect sur lequel Spoerri insiste dans ses performances. Il établit un lien entre le concept de rituel et celui de « piège » (du latin pedica). Avec l’idée de « rituel piège », Spoerri propose à la discussion une nouvelle façon de penser le phénomène du rituel. Il reprend certes la définition ethnologique du rituel comme mode d’organisation destiné à conjurer les apories sociales, mais en considérant le rituel comme un événement où les stratégies culturelles prennent l’apparence du naturel, il se place dans une perspective de critique de l’idéologie [7]. J’aimerais, dans les réflexions qui vont suivre, approfondir la question de cette double définition du rituel, fondateur de sens et piège du sens [8].

9Ubiquitaire chez Spoerri, le concept de piège fonctionne comme la formule principale de sa poétologie et de son esthétique. Spoerri parle de tableau-piège, de piège à mots, de détrompe- l’œil, dérivé du concept de trompe l’œil dans l’histoire de l’art. Il met en scène un menu piège, ou une installation intitulée piège à hommes. Il écrit une pièce piège – pièce de théâtre à la limite de la performance –. Parfois il risque un bilan : « le tableau piège est un geste ». Chez Spoerri, le tableau-piège est habitus et programme opératoire tout à la fois.

10Pour définir rigoureusement les performances de Eat art de Spoerri, il faut prendre en compte le contexte historique et culturel plus large. La question de la ritualisation de l’acte de manger est, depuis un certain temps déjà, au cœur de la discussion du lien entre l’art et le culturel, entre l’esthétique et le religieux (dans le champ élargi de la culture du quotidien) [9]. Lorsque l’historien Christian Meier [10] se pose la question de savoir pourquoi la démocratie athénienne avait besoin de sa culture, il parvient à la conclusion suivante: les tragédies – liées au sacrifice du bouc et au repas sacrificiel qui lui fait suite – doivent se comprendre comme les formes nécessaires d’une élaboration du « travail nomologique » (Max Weber) de la culture attique. Walter Burkert, helléniste et anthropologue, nous renvoie à un scénario précédant la tragédie grecque. Il évoque les groupes de chasseurs de la préhistoire et la distribution équitable du butin de la chasse, la viande transformée sur l’autel en sacrifice rituel. Nous sommes donc en présence d’un acte performatif qui met en rapport de l’être humain et ses dieux sous le signe de l’organisation sociale de la nourriture.

11Le nom même des Moïres, déesses grecques du destin, signifie : « celles qui distribuent la viande », qui attribuent à l’homme sa « portion » de destin. La concurrence entre sacrifices d’animaux et sacrifices humains prend un éclairage nouveau. L’énigmatique nom de tragoedia suggère, comme on peut en faire l’hypothèse, que c’est effectivement à partir du sacrifice de la viande, de l’abattage rituel d’un bouc que s’est développée la forme du théâtre antique.

12Si l’on veut mettre en parallèle la tradition grecque, païenne et antique avec la tradition judéo-chrétienne, il faut se souvenir de la Cène, qui selon une tradition apocryphe fut fondée et instaurée comme rituel le Jeudi saint, un jour avant le Vendredi saint. Comme dans la tradition grecque du sacrifice, le motif de l’anthropophagie transparaît. « Ceci est ma chair, ceci est mon sang … » déclara Jésus à ses disciples. Et ceux-ci, en s’exclamant : « Quelle dure parole ! Qui peut l’entendre ! » (Jean, 6, 60) manifestèrent leur incompréhension devant l’instauration du tabou de la consommation de la chair humaine. De même que l’on est passé sans heurt du sacrifice du bouc à la tragédie, au cours de l’histoire de la chrétienté, l’Eucharistie a quitté imperceptiblement le domaine du religieux pour entrer dans celui de l’art. L’élément rituel commence à prendre une qualité imaginaire [11]. Le plus illustre exemple littéraire qui nous permet d’assister à la transformation d’un motif religieux en motif esthétique est La Vita Nova de Dante (1293). Pour la première fois dans l’histoire du christianisme sans doute, le sacrifice eucharistique, qui revêt ici la forme de la consommation d’un cœur humain, apparaît à l’arrière-plan de la transfiguration poétique et érotique de Béatrice [12].

13Le jeu du rituel entre culte et art est perçu dans la culture sous un double aspect : à la fois comme événement performatif et imaginaire et comme rituel vécu et représenté, sans que l’on puisse clairement établir la frontière entre performance et représentation. Parallèlement, le programme opératoire du rituel fait irruption dans le domaine de l’art sous la forme de l’image de ce programme même. Il s’opère en effet un basculement du domaine du culte à celui de l’art, sans jamais qu’un champ ne soit privilégié par rapport à l’autre. Du côté des participants, implication et distance semblent en équilibre instable. Peut-on parler ici, avec Fritz Kramer, d’« ethnographie imaginaire » ? Compris dans ce sens, le rituel constitue pour les participants une performance culturelle, alors que pour « l’observateur », il correspondrait à une vision intuitive à la fois de sa culture propre et d’une culture étrangère et ainsi à une forme de savoir structurel [13].

14Avant de m’intéresser à la mise en œuvre de ce processus chez Daniel Spoerri ainsi qu’à la structure de basculement caractéristique de ses performances, permettez-moi de dire quelques mots du processus de dissémination culturelle et de la prolifération incessante du schéma du rituel dans les différents champs de la culture. (William James parlait de sub-universes). Prenons tout d’abord le domaine du religieux avec l’exemple de la Cène, repas rituel instaurant un ordre dans la culture occidentale. Tel qu’il est rapporté par les Évangiles, ce repas commémoratif établit le protocole du rituel de l’eucharistie. C’est le Missale romanum qui règle le sacrifice de la messe comme institution et comme culte.

15Nous avons à faire au monde du quotidien social. Ce que nous avons appelé programme opératoire – la Cène – agit imperceptiblement jusque dans le champ de la culture. Songeons à ce propos au repas familial et au rôle qu’y occupe le pater familias, ou bien au dîner dans le réfectoire d’un monastère, ou encore à la civilisation de cour et à Louis XIV qui soupait seul à une table de douze couverts.

16Le troisième champ investi par le programme de la Cène est celui de l’art, des arts plastiques notamment. Un des thèmes récurrent est la représentation de la Cène au moment où elle passe du plan performatif au plan imaginaire. La Cène (1495-1496), de Léonard de Vinci, peinte pour un réfectoire, reste jusqu’au xxe siècle l’icône indépassée de cet événement rituel. Avec la fresque de Sodoma, réalisée entre 1505 et 1508 dans le monastère bénédictin de Monte Oliveto Maggiore, on assiste à une condensation exemplaire de l’élaboration artistique de la Cène. La configuration conçue par Léonard est placée sur une sorte d’estrade : comme théâtre de la sensualité dominée des moines au réfectoire [14] (illustration n° 1).

Figure 1

Giovanni Antonio Bazzi, dit Il Sodoma, La Multiplication des pains, 1505-1508, monastère de Monte Oliveto Maggiore

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Giovanni Antonio Bazzi, dit Il Sodoma, La Multiplication des pains, 1505-1508, monastère de Monte Oliveto Maggiore

17Un troisième « moment » dans l’histoire du rituel du repas est marqué, plus de cinquante ans plus tard, par tableau « Les Noces de Cana » de Véronèse, que l’on peut voir au Louvre. On distingue encore le scénario du repas eucharistique, tel qu’il a été représenté pour la première fois dans le « Cenacolo » de Léonard : ainsi, la table placée de biais, la tête auratique du Christ présidant la table. Mais à l’époque de Véronèse où la vision « mondaine » prend le dessus, la peinture ne traite plus la « scène primitive » qu’est l’acte fondateur de la religion chrétienne. Les « Noces de Cana » nous présentent le monde-vie (Lebenswelt) d’une culture séculière, mis en scène comme un repas de noces présidé par le futur Sauveur. La nouvelle que ce basculement annonce est l’avènement du « bon goût », visée principale et légitimation d’une culture du luxe. C’est le raffinement de la culture vénitienne que le tableau de Véronèse s’attache ici à célébrer.

18Avec les multiples représentations de festins de Véronèse, situées à mi-chemin entre la « Cène » et le banquet mondain [15], on se trouve au commencement d’une évolution qui voit le rituel religieux, transformé par l’imagination, progresser vers d’autres champs de la culture, l’art de la nature morte notamment. Le contexte performatif du rituel eucharistique se trouve ici gommé. Seuls restent ses éléments substantiels : le pain et le vin. Au cours du processus d’érosion de la transcendance dans l’histoire de la culture européenne, les exemples de transposition du rituel artistique en acte artistique sont légions. Citons, pour mémoire, le tableau maniériste de Salvador Dali : « The Sacrament of the Last Supper » de 1955.

19Nous parvenons à présent au quatrième champ où le rituel de l’Eucharistie quitte la sphère du religieux. C’est celui des « cultural performances », comme le disent Singer et Turner. Ces performances se distinguent des champs étudiés précédemment du cultuel, du quotidien et de l’art, plus clairement définis. Sans doute le projet réalisé par Andy Warhol à Milan Last Supper, est-il le prototype de ce moment où le rituel de la Cène rejoint le domaine performatif. On y voit des répliques de L’Ultima Cena de Léonard de Vinci exposées dans une banque située en face de Santa Maria delle Grazie à Milan, où se trouve la fresque de Léonard [16]. Le rituel religieux est mis en scène et « mis à distance » (verfremdet) à la fois. L’artiste japonais Hiroshi Sugimoto ne procède pas autrement quand il photographie de poupées de cire figurant la « Cène » de Léonard de Vinci [17].

20Dans un domaine plus nettement commercial, la publicité travaille avec le motif du rituel eucharistique : songeons à la marque des années 1920, Mellin’s food (illustration n° 2), et à ses réclames de petits pots pour bébés où, en l’absence de la figure centrale du Sauveur, les douze apôtres sont « gouvernés » par le produit comme par un message de salut. Ou encore à une affiche du designer de mode Otto Kern (la photographie est de Horst Wackerbarth) pour des blue jeans qui met en scène la promesse du salut comme promotion d’un produit industriel (illustration n° 3). Que dire enfin d’une une scène peinte par Robert Casor où le Sauveur, métamorphosé en star féminine, annonce la rédemption par le message « Hollywood », à la lumière du gender crossing (illustration n° 4).

Figure 2

Publicité pour l’aliment pour bébés Mellin’s Food, années 1920

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Publicité pour l’aliment pour bébés Mellin’s Food, années 1920

Figure 3

Publicité pour les blue jeans de la marque Otto Kern, 1993. Photo Horst Wackerbart, Düsseldorf

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Publicité pour les blue jeans de la marque Otto Kern, 1993. Photo Horst Wackerbart, Düsseldorf

Figure 4

Renato Casaro, Invitation, années 1980

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Renato Casaro, Invitation, années 1980

21Que retenir de cet aperçu ? On constate, plus guidé par l’aléatoire que par une logique structurelle, un flottement remarquable du rituel entre les champs du culturel, du quotidien, de l’art et de la performance. On pourrait aussi de prendre en considération d’autres « sub universes » comme ceux du politique ou de la science. C’est à partir de la séquence d’une transgression du rituel (entre champs culturels mouvants [18]) que nous discuterons ici les concepts de « tableau-piège » et d’Eat art dans l’œuvre de Daniel Spoerri.

22* * *

23Le parcours de performer et de Eat artist de Spoerri correspond au scénario de la transgression [19] tel que nous venons de l’ébaucher. Spoerri réfère le scénario de cette cène rituelle à une autre figure explicative qui elle-même renvoie à la représentation liturgique comme piège. Le rituel piège démontre en effet que le rituel fonctionne bien comme un outil destiné à transformer le hasard et le chaos en « ordre » [20]. Cependant il enseigne également à ne pas de se fier à une apparence d’intentionnalité et à se garder de présupposer un acte cognitif précédant le rituel [21]. Car les rituels créent des structures sémiotiques tout en les mettant en doute. L’examen de ce processus ambigu d’une double mise en scène qui légitime et délégitime à la fois peut s’organiser autour de cinq points.

241. Si l’on veut faire l’historique du travail de Spoerri autour de la question du rituel, il convient de rappeler la « scène primitive » qui se déroula à l’Hôtel de Carcassonne, 5 rue Mouffetard à Paris. Autour de l’année 1960, Spoerri, qui y occupe la chambre 13, n’est pas insensible à la signification de ce chiffre. Judas le traitre n’était-il pas le treizième convive à la table du Seigneur ? C’est dans ce minuscule espace à demi privé, au centre de la capitale, que naît l’idée du tableau-piège. Elle se fonde sur un procédé unique mais lourd de conséquences, qui consiste à faire « basculer » l’ordre de la perception conventionnelle et à attirer ce qui est perçu comme « naturel » dans le piège de la désorientation. Ce procédé contribue à réveiller une forme de savoir-action. Le dispositif du piège fait intervenir l’aléatoire et le désordre. Après la fin d’un repas, quand les convives ont quitté leur place, Spoerri fixe en les collant sur la table, dans le désordre créé par le repas et son interruption, les objets et les reliefs des mets. Le plateau de la table, (parfois la table toute entière) fonctionne comme un support. Il est suspendu au mur verticalement, ce qui en modifie artificiellement la perception de 90°. Pour le spectateur-participant, la situation nouvelle met en conflit participation et observation, élément performatif et élément imaginaire. Cette constellation nouvelle attire l’attention sur la structure de piège de l’événement qui « bascule » du piège de la perception à celui de la compréhension. La situation initiale (le caractère fortuit de ce qui a été trouvé) se modifie pour l’observateur. Le mot allemand Zufall (hasard) et le mot Falle (piège) ont un lien pour Spoerri. Ces mots désignent le fait de sortir (ou de tomber : herausfallen) du code habituel de perception et de compréhension [22].

252. Passons à la deuxième phase de cette évolution où l’événement est conçu comme contexte perceptif destiné à la formation d’un programme visuel opératoire. Spoerri transpose dans d’autres espaces et d’autres champs la structure dégagée dans l’espace privé de la chambre d’hôtel, le transfert s’articulant comme « flottement » du scénario rituel entre restaurant, atelier et galerie d’art. La progression de ce travail va connaître différents stades. En 1963, Spoerri ouvre le « Restaurant de la galerie J » à Paris. Avec des tableaux-pièges suspendus au murs, la galerie d’art devient restaurant. L’année suivante, il présente à la Allen Stone Gallery de New York une installation portant le titre : 31 variations on a meal. Il dresse 31 couverts semblables et convie 31 artistes à table. Une fois le repas terminé, les tables laissées dans l’état voulu par le hasard sont alors collées comme des tableaux pièges, signées, puis vendues dans la galerie. Le tableau-piège Eaten by Duchamp est l’exemple le plus illustre de cette série (illustration n° 5).

Figure 5

Daniel Spoerri, Eaten by Marcel Duchamp, 1964, in Otto Hahn, Daniel Spoerri, Paris, 1990, p. 59

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Daniel Spoerri, Eaten by Marcel Duchamp, 1964, in Otto Hahn, Daniel Spoerri, Paris, 1990, p. 59

26La station suivante est Düsseldorf. Avec l’appui de la mécène Gabriele Henkel, Spoerri ouvre le « Restaurant Spoerri, am Burgplatz 19 » qu’il gèrera pendant les trois années suivantes. On assiste ici à la mise en scène architecturale de ce qui faisait l’enjeu du tableau-piège (et du rituel piège). Pour Spoerri, la cave est le fondement de l’entreprise avec la brasserie installée en sous sol. Le restaurant se situe au rezde-chaussée. La Galerie Eat art est au premier étage, et l’atelier se trouve sous le toit. Spoerri insiste sur la structure « organique » de l’ensemble – vessie, estomac, poumon, tête – où s’intègrent le restaurant, la galerie et l’atelier. Ce que les convives laissent le soir sur la table apparaît, transformé par la colle, comme tableau-piège qui est signé le lendemain matin et exposé dans la galerie pour y être vendu au vernissage. En 1992, intervient un événement performatif avec l’installation, dans le pavillon suisse de l’Expo de Séville, du restaurant « Eaten by … ». Le restaurant est ouvert sur la galerie, la galerie sur l’Expo, sur un « espace d’exposition ». On assiste à la mise en scène d’un transfert performatif entre le quotidien, l’art et l’exposition. Au restaurant « Eaten by … », on voit les tables placées sur le sol, les tableaux-pièges basculés aux murs et la « réflexion » de ce qui se passe autour des tables dans l’installation du plafond.

273. Examinons à présent une troisième actualisation de tableau-piège qui se situe dans le champ du cultuel, ou plutôt dans celui d’une pratique simulant le culte puisqu’il s’agit d’un magasin d’objets de piété ; ne pourrait-on pas en effet concevoir ce commerce comme parasitaire du culte ? Encore une fois, Spoerri a recours à L’Ultima Cena qui fournit le stimulus. C’est l’histoire de « l’effet Vinci », avec innombrables répliques de l’icône comme déchets ou « ruines » d’un tableau de dévotion [23]. On retrouve ici le thème de la sécularisation du repas commémoratif à l’occasion d’une fête réunissant les treize (!) membres du groupe des « Nouveaux Réalistes » au restaurant Biffi à Milan, le 29 novembre 1970, sous la devise « L’Ultima Cena ». Sur une photo, on voit un gâteau qui a la forme d’une tiare en hommage au « pape » du groupe, Pierre Restany. Le Dîner Cannibale, mis en scène à Düsseldorf par Claude et François Lalanne constituait déjà une allusion de ce type. Spoerri s’est livré à différentes reprises à une transformation du tableau de Vinci en un tableau-piège. Ainsi, la toile de facture délibérément naïve, intitulée La Sainte Cène, de 1988 (illustration n° 6) présente un déplacement de la perspective léonardienne – la table de biais est vue verticalement –, elle a basculé de 90°, les assiettes, les couverts et une carafe ont été fixés par de la colle. L’enterrement du tableau piège, mis en scène le 23 avril 1983 au château du Montel à Jouy-en-Josas peut s’interpréter comme changement de cap secret, qui vient interrompre la série de remakes de la Cène. Le (sous) titre de Déjeuner sous l’herbe est un clin d’œil au célèbre tableau de Manet de 1863. Les tables quittées après la fin du banquet furent « enterrées » dans le parc du château.

284. La quatrième phase de ce discours du rituel du repas intervient au moment où Spoerri, examinant sa culture comme s’il s’agissait d’une culture étrangère, pose sur celle-ci un regard d’ethnologue. Il entreprend là un travail de vérification performative du fonctionnement de la culture. Dans le parcours artistique de Spoerri, ce moment correspond à une césure : un séjour d’une année en Grèce dans une île de la mer Égée. Il cesse alors son activité artistique parisienne et s’installe à Symi avec celle qui était alors sa compagne, Kichka Baticheff. C’est là qu’en étudiant la vie quotidienne des habitants de l’île, il devient l’ethnologue d’une culture étrangère et cesse de produire des tableaux-pièges. Soucieux, de son propre aveu, de « sortir de l’obtusité du tableau-piège », il s’intéresse à ce qu’il nomme des « objets ethno-synchrétiques », « logos » qu’il conçoit comme des représentations des synapses entre les cultures. À ce point du discours, le rituel central est constitué par une série de repas simples dont la préparation est guidée par le hasard et la découverte de matières premières livrées par la « Nature » de l’île. Spoerri établit dans son Journal gastronomique[24] la liste des repas qui se répétèrent tout au long de son séjour dans l’île. Il en nota les données précises, fit état ses difficultés pour se procurer les produits, décrivit la préparation et la consommation des aliments. Il y ajouta les recettes et anecdotes correspondantes. Nous sommes ici en présence d’un « itinéraire gastronomique » représentant la vie d’un artiste comme un drame dont les « stations » seraient les repas, séquences ritualisées des « minidrames » du quotidien. Comme le laissait prévoir les références à L’Ultima Cena, la « scène primitive » est le Jeudi saint, dans le Journal le 27 avril 1967. Or, Spoerri contourne doublement ce rituel, codé religieusement dans l’île, en utilise pour préparer un plat une herbe inconnue qui se révèle après coup un moyen magique contre le « mauvais œil » (malocchio) et en consommant, en secret et contre l’injonction rituelle, les testicules de l’agneau pascal. Double subversion qui illustre clairement le thème du « basculement » du repas eucharistique et la fabrication d’un rituel piège à partir du matériau (non identifié) fourni par la culture étrangère. Cette construction rituelle me semble d’une prégnance toute particulière, dans la mesure où Spoerri nous fait assister ici à la transformation successive du champ ethnographique en événement quotidien, en restaurant et en atelier. L’artiste situe cette mise en scène, cheminement mythologique, rituel et performance tout à la fois, dans un paysage « ethno-synchrétique ». James Clifford, dans son livre The Predicament of Culture, paru à Londres en 1988, utilisait la formule d’« ethnographie surréaliste ». Bien qu’ethnographe en effet, Spoerri se situe dans l’implication, alors que comme observateur, il pose son regard sur cette culture. Un événement perceptif et représentatif de ce type n’est possible que dans un cas de basculement du rituel d’un contexte dans un autre. Dans ce sens, le rituel piège correspond bien à une « ethnographie surréaliste ». Le rituel devient instrument de la perception du jeu entre ordre et aléa, entre perte du sens et acte fondateur de sens, tel qu’il est issu de l’acte performatif lui-même et non d’une conceptualisation rationalisée a priori[25].

Figure 6

Daniel Spoerri, La Sainte Cène, 1988, Beaubourg, Paris

Figure 6

Daniel Spoerri, La Sainte Cène, 1988, Beaubourg, Paris

295. Le dernier stade du travail de Spoerri sur le rituel piège dans le champ ethnographique concorde avec l’installation de l’artiste dans un domaine situé dans le sud de la Toscane. En 1969, Spoerri avait acquis dans les environs de Seggiano une propriété appelée « Il Giardino ». C’est dans ce cadre qu’il propose, sur le continent européen, une « re-mise en scène » du champ ethno-synchrétique. Le « jardin » fait figure d’« esclave », où l’enjeu est la mise en scène a posteriori du parcours du tableau piège à travers diverses cultures. Dans le vaste ensemble qui compose Il Giardino, Spoerri réinstalle les situations rituelles expérimentées comme « rituels pièges » : la chambre 13 à l’Hôtel de Carcassone à Paris en 1961 et l’ethnographie surréaliste telle qu’il l’a pratiquée sur l’île de Symi. Nous avons à faire à la re-présentation de performances passées qui, avec les simulacres de rituels d’artistes à qui Spoerri a ouvert les portes de son « jardin », fonctionnent comme des « événements » dans cette réserve exotique au cœur de l’Europe. Avant tout, Spoerri a tenu à réinstaller la « scène primitive » de l’Hôtel de Carcassonne. Il conçoit le réveil rituel du tableau-piège comme un « déplacement » et opère avec des bronzes résistant aux intempéries et des photographies, répliques de la « scène ». En exterritorialité, Spoerri fait proliférer les précédents programmes d’un parcours culturel placé sous le double signe de l’implication et de l’observation. Nous sommes encore une fois en présence d’un rituel piège.

30* * *

31Que nous apprend l’examen du parcours de Spoerri, promoteur de l’Eat art et du tableau-piège, sur la fonction du rituel dans les quatre champs du cultuel, du quotidien, de l’art et de la performance ? Spoerri a mis en lumière le caractère de piège du rituel, événement performatif et imaginaire tout à la fois, ainsi que son fonctionnement synaptique entre différents champs culturels. Ainsi conçu, le rituel n’est ni reflet de la réalité, ni un modèle pour une « construction » de vie, et moins encore une formule organisant les apories sociales. Au contraire, le rituel fait figure d’indicateur dans le jeu interminable entre hasard et ordre dans la culture. Dans ce sens, le rituel met en scène la structure de basculement des formules fondatrices de sens et la poursuite de ce basculement entre authentification sociale et l’apparent « piègeage » naturel. Ce jeu de vérification culturelle enseigne que les rituels traversent les différents champs du social et qu’ils influent sur les propositions nouvelles et dans des champs nouveaux. Le concept de « piège » – concept clé dans les discours qui analysent la modernité – n’a pas chez Spoerri la fonction de critique de l’idéologie, que lui assignent Horkheimer et Adorno dans La dialectique de la raison. Ceux-ci montrent que, faute de saisir le basculement dans le mythe, l’humanité tombe dans le piège de la raison et que, faute de saisir le basculement dans la raison, elle tombe dans le piège du mythe. En revanche, Spoerri réfère le caractère de piège de la structure et du symbole du rite au processus culturel irréductible d’un va et vient continu des événements performatifs et imaginaires – qui à la fois fondent le sens et le désavouent – entre les champ du cultuel, du quotidien, de l’art et de la performance. Lorsqu’il y a participation à ces va et vient successifs et intégration de cette structure de basculement au rituel mis en scène a posteriori, le caractère de piège vient au jour et il y a production de culture. Car le fonctionnement de la culture n’est pas linéaire, il s’effectue par transgression, différenciation, par formations hybrides, disséminations, proliférations. Les rituels, formant des synapses entre différents champs et discours culturels, ont un caractère modulaire.

32Le concept de « rituel piège », tel que je le fais dériver des performances de Spoerri, fait apparaître les rituels comme des actes fondateurs de sens. (Et non « meaningless » comme l’affirmait Frits Staal [26]). Ceci ne résulte pas d’un acte cognitif qui les aurait précédé, puisque c’est au cours d’un basculement qu’ils rendent manifeste le sens. Flottant entre les espaces sémiotiques, les rituels sont des événements des confins. Ils changent de champ et de signification avec l’aide de ceux qui y sont impliqués et que, dans leur instabilité performative et imaginaire, ils observent attentivement. Spoerri, l’inventeur de cet organe perceptif qu’est le rituel piège, renouvelle avec les ressources fortuites qu’un sol étranger lui fournit la Cène chrétienne sur l’île grecque de Symi. En même temps, il est ethnologue et consigne l’itinéraire de ce « chemin de la performance rituelle » en rendant manifeste le caractère de piège du rituel. Il le transfère enfin comme événement performatif et imaginaire dans un lieu ethno-synchrétique qui n’est pas nécessairement le dernier : Il Giardino, près de Seggiano.

33Les performances de Spoerri mettent en évidence ce que Michel Leiris avait découvert et souligné dans le théâtre de la possession de Gondar au cours de ses «Traversées éthiopiennes » [27]. Les rituels sont, pour reprendre un concept de Paul Stefanek [28], historien viennois du théâtre, des « postes de commande » dans la fluctuation des champs sémiotiques de la culture.

Notes

  • [1]
    Giorgio Agamben, Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997.
  • [2]
    Je reprends ici les thèses d’un article important de Michaël Ott « Ritualitât und Theatralität » in Szenographien, Theatralität als Kategorie der Literaturwissenschaft, hrsg von G. Neumann/C. Pross/G. Wildgruber, Freiburg in Breisgau, 2000, p. 309-342.
  • [3]
    À propos du concept de « circulation de l’énergie sociale », cf. Stephen Greenblatt, Verhandlungen mit Shakespeare, Innenansichten der englischen Renaissance, Berlin 1990.
  • [4]
    À propos du concept de « performance », cf. Rose Lee Goldberg, Performance art from Futurism to the Present, Londres, Thames and Hudson, 1990.
  • [5]
    Gerhard Neumann, « “Kinder lieben blaue Nudeln”. Daniel Spoerri als Ethnologe der Esskultur », in Daniel Spoerri presents Eat-art, Buch zur Ausstellung im Aktionsforum Praterinsel hrsg von Elisabeth Hartung.
  • [6]
    Cf. Walter Burkert, Wilder Ursprung, Opferritual und Mythos bei den Griechen, Berlin, 1991.
  • [7]
    Cf. Roland Barthes, « Mythologies », in Roland Barthes, Oeuvres Complètes, édition établie et présentée par Éric Marty, tome 1, 1942-1965, Le Seuil, Paris, 1993, p. 561-722.
  • [8]
    À propos du concept de rituel, cf. l’excellent volume d’Andrea Belliger et David J. Krieger (dir.), Ritualtheorien. Ein einführendes Handbuch, Opladen/Wiesbaden, 1998. Également, Corinna Caduff/Joanna Pfaff-Czarnecka, Rituale heute. Theorien, Kontroversen-Entwürfe, Berlin 1999. Ulrike Brunotte, Ritual und Erlebnis. Theorien der Initiation und ihre Aktualitât in der Moderne, in ZRGG 52, 2000, p. 349-367.
  • [9]
    Kulturthema Essen. Ansichten und Problemfelder, hrsg. Von Alois Wierlacher, Gerhard Neumann und Hans Jürgen Teuteberg, Berlin, 1993; Essen und kulturelle Identität. Europäische Perspektiven, hrsg von Teuteberg/Neumann/Wierlacher, Berlin 1997 ; Neumann/Wierlacher/Wild (Hrsg), essen und Lebensqualität. Naturund Kulturwissenschaftliche Perspektiven, Francfort/New York, 2001.
  • [10]
    ChristianMeier, « Kultur als Absicherung der attischen Demokratie. Wieso brauchten die Athener ihre Kultur ? » in M. Sakellariou, colloque international Démocratie athénienne et culture, Athènes, 1996, p. 199-222.
  • [11]
    Cf. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Le Seuil, Paris, 1975.
  • [12]
    Gerhard Neumann, « Das Essen und die Literatur », in Literaturwissenschaftliches Jahrbuch. Im Auftrag der Görres-Gesellschaft, Neue Folge, Band 23, 1982, p. 173-190.
  • [13]
    Cf. Catherine Bell, Ritual Theory, Ritual Practice, Oxford University Press, 1992.
  • [14]
    Cf. la formule « sensualité permise », de Platin de Crémone « De honesta voluptate et valetudine » (1474). Voir à ce propos, Jean-Louis Flandrin, Chronique de Platin. Pour une gastronomie historique, Paris, 1992.
  • [15]
    Cf. G. Neumann, « Das Gastmahl als Inszenierung kultureller Identität. Europäische Perspektiven », in Essen und kulturelle Identität, op. cit., p. 37-68.
  • [16]
    Andy Warhol, The Last Supper, Staatsgalerie moderner Kunst, Munich, 1998.
  • [17]
    Sugimoto Portraits, Deutsche Guggenheim Berlin, 5 mars-14 mai 2000, p. 93 sq.
  • [18]
    Bellinger et Krieger, op. cit., p. 12, insistent sur cette errance du rituel entre les champs du religieux, de l’art, du politique et de la science. Ils parlent d’un discours des confins.
  • [19]
    Cf. Michel Foucault : « Préface à la transgression », in Dits et écrits 1954-1988, tome 1, Paris, Gallimard, 1982.
  • [20]
    Conception du rituel représentée par Jonathan Z. Smith, Map is not a territory, Leiden, 1978. Et : « The bare facts of ritual » in Imagining Religion. From Babylon to Jonestown, University of Chicago Press, 1982.
  • [21]
    Caroline Humphrey et James Laidlaw insistent sur cet aspect. Cf. The Archetypal Action of Ritual, Oxford University Press, 1994.
  • [22]
    Il s’agirait, selon Spoerri, de « poser un piège au hasard » (« Dem zufall eine Falle stellen ») AM, 75 et de « choisir un tableaupiège avec l’aide du hasard » (« mit Hilfe des zufalls ein fallenbild auszusuchen ») AM, 126.
  • [23]
    Giuseppe Bossi, Del cenacolo di Leonardo da Vinci, Milan, 1810 ; Richard Hüttel, Spiegelungen einer Ruine. Leonardos Abendmahl im 19. Und 20. Jahrhundert, Marburg, 1994.
  • [24]
    Daniel Spoerri, Journal gastronomique, Editions métropolis, Genève.
  • [25]
    C’est l’idée directrice de l’ouvrage de Jonathan Z. Smith, The Bare Facts of Ritual (op. cit.).
  • [26]
    Cf. les analyses éclairantes d’Axel Michaelis à ce propos, « Le rituel pour le rituel », oder wie sinnlos sind rituale ? in Corinna Caduff, Joanna Pfaff-Charnecka, Rituale heute, op. cit., p. 23-47.
  • [27]
    Cf. à ce propos, l’importante contribution de Michael Ott, in Szenographien, op. cit., p. 309-342
  • [28]
    Paul Stefanek, Vom Ritual zum Theater. Gesammelte Aufsätze und Rezensionen, Vienne, 1991, p. 191-237.
Français

Les rituels sont les synapses dans le tissu culturel d’où sont issus les éléments qui gouvernent la vie en commun et la communication des êtres humains. Il en est ainsi depuis le commencement de toute société humaine. Mais ce n’est qu’au xxe siècle que se manifeste un véritable intérêt pour le fonctionnement et l’importance culturelle des rituels. Il s’agit d’un tournant inspiré par les théories des ethnologues, et placé sous le signe du cultural turn et du performative turn du xxe siècle. On se détourne alors des pratiques jusque-là en vigueur de l’abstraction et de la représentation. Or, depuis le « Banquet » de Platon et l’instauration de la « Cène » chrétienne, l’un des rituels les plus importants (relativement au performatif et au corps) est l’acte socialement codé de l’ingestion de nourriture, le repas. Avec l’Eat art dont il est le concepteur, Daniel Spoerri a repris ce thème et contribué, par le truchement du rituel piège, à poser un regard neuf sur l’acte de manger au xxe siècle. Tel que Spoerri le met en scène, le « rituel piège » attire l’attention sur le rôle de fondation de sens que joue le rituel dans la culture. Mais il fait apparaître également que les rituels se transforment en pièges idéologiques où tombe quiconque les prend « à la lettre » ou comme des évidences. Spoerri est un des artistes du xxe et de ce début du xxie siècle qui, par le biais de leur art, rendent compte de la double fonction du rituel dans la culture : d’une part, le rituel maintient en vie le processus culturel ; d’autre part, il est producteur d’idéologies qui font passer des mythes politiques pour naturels, prenant au piège consommateur de nourriture et consommateur d’art tout à la fois.

Mots-clés

  • Spoerri
  • tournements performatifs
  • rituels de la table
  • Eat art
  • rituel piège
Gerhard Neumann
Université de Munich
Gerhard Neumann, professeur émérite en science de la littérature à l’université de Munich.
Traduit de l’allemand par 
Nicole Gabriel
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/23999
Pour citer cet article
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