CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Dis à Mama Kwin de venir ici voir si nous sommes des chiens et des porcs ! Vite fait ! »
Ayakupnawa’, juillet 2002

1Si l’on me commande d’informer Elisabeth II (chef de l’État indépendant de Papouasie Nouvelle-Guinée) que seuls les Ankave-Anga connaissent et célèbrent comme il faut les mystères de l’origine de l’humanité, c’est qu’« ici » n’est pas un endroit ordinaire. En contrebas du chemin qui grimpe dans la forêt s’étend un bosquet d’arbres décorés de couronnes de feuilles rouge vif et argentées. Appuyée au plus haut d’entre eux, une nappe d’écorce battue (tapa) teintée en orange sert de présentoir à des décorations corporelles. La base de cet autel repose dans un demi cercle de cordylines pourpres et les parures de plumes, les colliers de dents de cochons, les barrettes nasales, les baudriers et bandeaux de cauris sont disposés à la place qu’ils occuperaient sur un corps. N’était leur nombre, on croirait voir un personnage allongé les pieds dans des cordylines, d’autant que le tapa se soulève comme la poitrine d’un homme qui respire. D’un homme et non d’une femme, car chacun dans l’assemblée – exclusivement masculine – sait que ces objets évoquent le cadavre d’un formidable guerrier du temps jadis : sur la terre imprégnée de son sang poussèrent des cordylines semblables à celles que le maître des initiations a apportées en grand secret dans la forêt.

2Poussé vers le hurlement des rhombes, le novice dont on célèbre l’accession à la paternité bute sur cet étal mystérieux et sur les haches d’acier et les gourdins brandis par des hommes, adossés, chacun, à un grand arbre. Terrorisé par ces proches qui roulent les yeux de colère, il est enjoint de regarder le petit autel : « Tu vois ces tsuwangain ? » « Si on dit que les ennemis arrivent, tu vas les regarder et te sauver ? » « Vas-tu laisser-là ta femme, tes enfants et ces coquillages et prendre la fuite ? »

3L’initié du jour était nettement plus fier il y a quelques semaines. Revêtu d’un haut masque de tissu dit « oiseau de paradis » surmonté de deux bras fendant l’air de la nuit, il avait frappé à tout rompre un tambour en forme de sablier, à quelques pas du cercle de danseurs rassemblés pour expulser, nuit après nuit, le spectre d’un mort récent. Au bout d’une heure, il avait rejoint, épuisé, l’un ou l’autre des petits groupes attendant l’aube autour d’un feu.

4À l’instar des premiers stades des initiations (organisés tous les 4 à 10 ans pour la totalité des jeunes garçons), la remise des dents de cochon tsuwangain est un ape’ (initiation, danse). Avec les longues nuits (songain, comme les tambours) pendant lesquelles on chasse les morts, ces ape’ constituent des temps forts de la vie collective ankave et présentent nombre des caractéristiques de rituels religieux avancées ici ou là : ce sont des événements répétitifs, constitués d’une suite de paroles et d’actions, suivant un scenario connu à l’avance, parfois difficiles à relier logiquement aux effets qu’ils sont supposés produire, mettant en jeu des entités surnaturelles et des objets spéciaux, etc. Il y a sans doute lieu de se demander si une séance de cinéma, un voyage en avion, un meeting électoral ou l’école des tout petits sont ritualisés, mais il ne fait aucun doute que les ape’ et songain des Ankave sont des rituels.

5Ce sont également des événements nécessaires à la vie du groupe et dans lesquels celui-ci se donne à voir. Formules d’ethnologue ? Pas seulement, car, sans avoir lu Durkheim, ce petit peuple d’agriculteurs forestiers de l’intérieur de la Nouvelle-Guinée souligne l’importance des gestes effectués et des paroles prononcées en ces occasions où, pour une fois, tous coopèrent : « Tu verras comme nos initiés à nous sont beaux ! » ; « Quand on frappe nos tambours, c’est si impressionnant qu’on en a le foie coupé ! » ; « Ce qu’on te montre, c’est la souche, les os de nos façons de faire ! » ; « Maintenant que tu as vu ça, tu dois mourir ici ! »

6Étudier ces « grandes affaires » dans une optique monographique, c’est d’abord comprendre leur place dans le système de pensée, les pratiques et l’histoire des Ankave tout en précisant en quoi elles se distinguent de celles d’autres peuples anga ou néo-guinéens à partir de notes [1] constituées de récits, d’observations directes, de traductions et de commentaires de films. C’est se demander, par exemple, quels liens entretiennent les représentations de la vie et les règles de parenté et de mariage avec les formes locales de la domination masculine, ou avec les rôles de divers parents lors des initiations et des rites de mort.

7C’est aussi tenir compte de commentaires d’ordre réflexif qui rejoignent les questions des spécialistes des rituels : que se passe-t-il pendant les initiations ? Quels gestes doit-on faire sous peine de rater le rite – ou de mettre sa mère en péril en brisant soi-même la pointe du rhombe que l’on fabrique ? Doit-on reproduire le rite si l’on ne sait plus en réaliser parfaitement certaines étapes ? Quand comprend-t-on ce que l’on a vu et subi ? Quelles séquences gardent une logique mystérieuse ? Etc.

8Au-delà de cette constatation que des pans entiers des rites sont réalisés sans qu’on puisse en donner la raison, l’inévitable « Les ancêtres ont dit de faire comme ça ! » conduit l’ethnologue à se demander si les séquences de gestes et/ou de paroles en question présentent quelque spécificité ; en quoi elles sont centrales ou secondaires ; si elles ont jamais eu un sens explicite ; ce qui pousse les acteurs à les reproduire ; comment un rhombe est à la fois un objet technique (sonore) et un porteur de mort. Or, mêler ici gestes et paroles, parler de la « spécificité » d’une action technique dans un cadre rituel, de son « efficacité » et de sa « signification », ou de séquences plus cruciales que d’autres implique déjà un découpage de l’ethnographie et une idée de ce que « rituel » veut dire. Laisser entendre que chacun de ces points de vue pourrait importer – pour la seule raison que tous importent aux Ankave – constitue déjà une audacieuse prise de position sur la nature du phénomène rituel ou l’objet de son étude.

9Les travaux théoriques qui s’appliquent à saisir la spécificité du phénomène rituel constituent autant de grilles d’analyse susceptibles d’éclairer la complexité des initiations ou des funérailles ankave. Réciproquement, ces rites contemporains d’une société restée à la marge de la modernité permettent d’affiner, de confirmer ou d’infirmer les propositions théoriques dont les ethnologues sont moins que jamais avares.

Propos d’ethnologues sur le rituel

10Rejetant les typologies et l’étude des fonctions du rituel (le rite sert à …, est un reflet de …), les travaux récents visent à saisir les spécificités et l’universalité du rituel, considéré « en lui-même et pour lui-même », tout en s’attachant à comprendre les mécanismes de production et de diffusion de cette forme de création culturelle [2]. On accèderait du même coup à des « explications » alors que les ethnologues ordinaires produiraient, au mieux, des descriptions (Boyer, 2001 ; Lawson, McCauley, 1990, p. 12-31 ; Sperber, 1996, p. 15-47). L’heure ne serait plus aux recherches de terrain, mais à l’expérimentation en laboratoire.

11Une première question concerne l’aspect général du phénomène rituel dont on cherche à faire ressortir la spécificité : s’agit-il d’un mode de communication ou d’une forme d’action ? Sur le premier point – le rituel communique-t-il un sens, codé ou non, qu’il s’agirait de déchiffrer ? – les critiques sans appel sont multiples. On remarque d’abord que ce sens éventuel peut être exprimé dans des contextes autres que rituels (Humphrey, Laidlaw, 1994, p. 85). Ensuite, il arrive que les acteurs donnent des interprétations variables d’une même action (Lewis, 1980, p. 6-38). Réciproquement, ils peuvent regrouper sous un même terme (« naven ») toute sorte d’actes rituels (Houseman, Severi, 1998). Comme chacun sait, nombre d’épisodes d’un rituel ne reçoivent pour tout commentaire qu’un haussement d’épaule désolé ; ou alors, le sens proposé est arbitraire, absurde ou contingent, au moins si on le rapporte à l’effet du rite (Houseman, 1993, p. 218). Plus généralement, l’analogie avec le langage ne peut être retenue car, à la différence de la communication verbale, des rituels gardent leur efficacité lorsque certaines séquences en sont inversées, voire omises (Humphrey, Laidlaw, 1994, p. 36-46, 168 ; Lawson, McCauley, 1990, p. 68-69). Dans la ligne de Sperber (1974), Boyer (1993, p. 19) ou Houseman et Severi (1994, p. 193) soulignent que les régularités observés dans le rituel n’auraient « rien d’une grammaire ».

12Sans nier l’importance des rapports entre ce qui se passe pendant le rituel avec des éléments signifiants extérieurs à celui-ci, Houseman et Severi remarquent encore que, si le rituel « dit » quelque chose, ce quelque chose est soit extérieur au rite lui-même et en amont de celui-ci (« Tout le monde sait qu’il existe des initiés de plusieurs stades qui se caractérisent par … »), soit un résultat du rite (la production d’initiés …). Le rite serait alors « un accessoire redondant de la règle sociale » (Houseman, Severi, 1994, p. 164), et rien ne dit en quoi il est une façon spécifique et nécessaire d’exprimer celle-ci.

13Pour l’essentiel, c’est donc au rituel en tant qu’il est un type d’action particulier que les travaux récents sont consacrés. Mais, tandis que les uns mettent définitivement la signification hors du champ de l’étude, d’autres la réintroduisent indirectement. C’est le cas de ceux pour qui le rituel présente un caractère performatif : ce qui est signifié n’est pas le contenu que le rite entend révéler, mais une information sur ses acteurs ou sur le monde que la seule participation à celui-ci suffit à transmettre. Si je suis un Maring et que je danse comme il faut et quand il faut lors du rite kaiko, chacun comprend que, le jour venu, j’irai combattre aux côtés de ceux avec qui j’ai dansé. Dans son étude, Rappaport (1979, p. 183) ne s’intéresse pas d’abord au « message » du kaiko, mais à ce qui pourrait expliquer qu’il doive être communiqué rituellement (Boyer 2001, p. 231), en l’occurrence, la nécessité de transmettre des « vérités » religieuses sans les affaiblir par l’usage du langage.

14Considérant que certains rituels rarement effectués (dont les initiations) se caractérisent par la révélation d’un savoir, Whitehouse (2000) tient lui aussi la signification pour un trait essentiel du rituel, sans toutefois analyser son contenu. C’est le souvenir individuel des circonstances de cette révélation qui motiverait les sujets d’un rite à le reproduire ultérieurement. Distinguant deux « modes de religiosité », il oppose ces rituels rarement exécutés, caractérisés par la mise en œuvre d’une mémoire épisodique (« Il m’est arrivé ça ») et représentant des « traditions imagistiques » encodées iconiquement, à des rituels répétés (la messe), mettant en jeu une mémoire sémantique et un encodage propositionnel (« Là, il se passe ça »). La fréquence des rites est également au centre de la théorie de Lawson et McCauley (1990, 2002), pour qui c’est le statut des entités surnaturelles en jeu, et donc des croyances relatives à ces êtres, qui est déterminant : là où les dieux agissent sur les humains (ex. l’initiation), la simple conscience de cette puissante divinité conduit les individus à reproduire, même de loin en loin, les rites dont les dieux sont les agents ; inversement, là où les humains agissent sur les dieux (ex. le sacrifice), l’effet du rite n’est jamais acquis, les rites sont alors répétitifs et s’accompagnent d’une doctrine.

15La signification des rituels est plus secondaire encore chez Houseman et Severi, pour qui le rituel est une forme particulière d’interaction, une manière de transformer des relations sociales : « Les performance rituelles (…) ne racontent pas tant des histoires qu’elles fabriquent des expériences … » (Houseman, 2004, p. 111). L’effet du rituel ne dépend pas du symbolisme rituel, mais d’aspects formels de celui-ci portant davantage sur les relations entre les participants que sur les actions particulières de ces sujets sur des objets au cours du rituel (Houseman, Severi, 1998, p. 179-202). L’action rituelle se caractérise par une « condensation », dans une même séquence, de relations et de modalités d’action autrement antithétiques et ordinairement séparées (Housemen, Severi, 1994, p. 55, 205).

16Créer ou modifier des relations sociales est également l’une des fonctions attribuées au rituel par Boyer, mais ce « tour de passe-passe » relationnel accompli dans les rituels n’en est pour lui qu’un résultat indirect (Boyer, 2001, p. 241). Dans un rituel, les hommes mettraient en actes cette intuition « qu’il faut accomplir un ensemble de gestes arbitraires de manière très précise pour se protéger d’un danger indéfini » (p. 252). Reprenant une expression de Smith, il voit dans les rituels « des pièges à pensée, qui produisent leurs effets en activant des systèmes spécialisés de notre cerveau » (p. 260).

17Nul besoin de poursuivre ce digest ni d’évoquer d’autres travaux – liant l’analyse du rituel à la vie psychique (Juillerat, 2001) ou à d’autres aspects de la vie sociale (Iteanu, 2004) –, pour qu’apparaisse le caractère uni-causal des recherches contemporaines et leurs divergences profondes : sur l’ordre immuable (ou non) des séquences, la place des êtres surnaturels, le rôle des émotions, le type de rites auxquels se limite leur théorie, etc. Tous reprennent en revanche une distinction entre actes techniques et rituels sur laquelle il y a lieu de s’attarder.

L’opposition entre rite et technique : une fausse évidence

18Développant une position déjà exposée par Leach ou Lévi-Strauss [3], nombre d’auteurs caractérisent le rituel par l’absence (ou l’opacité) d’un lien de causalité matérielle entre les opérations qui se succèdent (Boyer, 2001, p 230 ; Rappaport, 1979, p. 192), c’est-à-dire par un défaut de « motivation technique » ou de relation intuitive entre les moyens et les fins (Sperber, 1974 ; Whitehouse, 2002b, p. 95). Humphrey et Laidlaw (1994, p. 2) ont ainsi mis au centre de leur théorie de l’« archetypal action of ritual » la « rupture du lien, présent dans les activités quotidiennes, entre le sens intentionnel de l’agent [ce qu’il vise à faire] et l’identité de l’acte qu’il ou elle réalise ». Un pilote de ligne venu de la RAF réalise ainsi une « visite prévol » de son Jumbo Jet, alors même qu’il ne peut plus en secouer les ailes ou la dérive gigantesques. De plus, cette inspection dépasse ses compétences, car elle revient aux mécaniciens. Pour Humphrey et Laidlaw (1994, p. 158), il effectue ces actes inutiles par « stipulation » : dans l’armée, il devait agir ainsi ; dans le civil, son acte est devenu non-technique, ritualisé.

19Définir le rituel par rapport à la technique implique logiquement d’avoir une définition de la technique. Ceux qui reprennent celle de Humphrey et Laidlaw imaginent qu’il existe quelque chose comme des actes purement techniques, effectués uniquement pour, ou n’ayant que, des effets matériels, mais il suffit de prendre connaissance de cinquante ans de technologie culturelle, des travaux de sociologie de l’innovation et d’une décennie de « material culture studies » pour réaliser qu’il n’en est rien [4]. Nos actions techniques ont bien d’autres effets que de transformer des matières et elles ne manquent pas d’effets non-intentionnels. Dans la manière dont un Baruya de Nouvelle-Guinée réalise une barrière de jardin, il y a un engagement et une façon de fabriquer (du surdimensionné) qui vont au-delà de l’acte technique « construire une barrière ». En plantant des pieux et nouant des lianes, on produit de bonnes relations avec les beaux-frères ou les co-initiés présents, ainsi qu’une démonstration de la force collective des hommes sous les yeux des femmes. Dira-t-on que cette technique est ritualisée parce qu’il y est question de mariage, d’initiation ou de rapports hommes/femmes ? Comment alors distinguer cette ritualisation de la banale production de lien social via des actes techniques ?

20L’opacité des relations entre moyens et effets n’est pas plus évidente. Toujours en Nouvelle-Guinée, selon les Abelam, il suffit qu’un expert rituel manipule des pierres pour qu’il en parte des ordres destinés à des esprits en forme de vers de terre. Ceux-ci travaillent invisiblement le sous-sol, afin que les ignames se développent (Coupaye, 2004). En fait de causalité opaque ou qui viole l’intuition, il y a là au contraire une chaîne causale parfaitement claire.

21Souligner que les rituels sont des « actions non techniques » est si peu satisfaisant que plusieurs auteurs ajoutent à la définition du rituel des conditions relevant d’autres registres. Turner, déjà (1967, p. 19), parlait de « prescribed formal behaviour for occasions not given over to technological routine, having reference to mystical beings or powers ». De même, constatant la similitude des rituels répétitifs non-« révélatoires » (relevant du « mode de religiosité doctrinal ») avec des « procédures techniques très répétitives », Whitehouse (2000, p. 184) ajoute qu’à la différence des rites, les secondes ne seraient jamais considérés comme constitutives du groupe local. La distinction entre un acte technique et un rituel ne tient plus à des affaires d’intentionnalité ou de rupture d’une chaîne causale matérielle, mais à la participation de partenaires surnaturels, à des représentations de l’humanité voire à un « foisonnement symbolique de type polysémique » (Houseman, 2004, p. 107). Loin d’aller de soi, l’opposition entre rite et technique cache ce qu’il y a lieu de comprendre – au moins dans le cas ankave.

Tambours et rhombes: mythe, rite ou technique ?

22Selon les mythes et les « histoires vraies » des Ankave, pendant que les humains tournent nuit après nuit en hurlant et en frappant des tambours songain pour chasser les morts, des monstres cannibales (ombo’) font de même, quelque part, au fond de mares isolées. Ces humanoïdes se rassemblent aussi pour partager la chair cuite du cadavre correspondant au mort dont on chasse le spectre. Pour l’ethnologue, les songain sont des entonnoirs psychopompes qui font passer les défunts de ce monde vers les festins cannibales d’une horde de parents maternels désireux de récupérer les principes vitaux provisoirement offerts à leurs neveux et nièces.

23Le mythe rapportant l’origine des tambours se présente comme une chaîne opératoire expliquant étape par étape comment fabriquer l’instrument. Il souligne en même temps des aspects-clefs du dispositif imaginaire par lequel on évacue les morts car, par le soin qu’il leur consacre, le percement du goulot mettant en relation les deux vasques des tambours et l’obtention de la membrane sonore – qui n’est autre que la peau du cou d’un homme-serpent immortel – revêtent une importance qui dépasse leur difficulté technique objective (Lemonnier, 2005). Mais, au-delà de la présence peu commune d’une chaîne opératoire dans un mythe, c’est la manière dont celui-ci mêle inextricablement l’origine des instruments, leur mode de fabrication et les rituels auxquels ils donnent leur nom qui retient l’attention. Ce récit parle autant d’une procédure technique répétée génération après génération que de l’action qui fait glisser un fantôme vers le festin des ombo’ et il serait malencontreux de distinguer ici des actions matérielles tangibles de l’invisible fonction psychopompe des instruments. C’est précisément la confusion dans un même mythe d’actions réelles et d’autres, pour nous imaginaires, qui donne à ce mythe, à la production des tambours et au déroulement du rituel les sens que les Ankave leur attribuent, à savoir, l’explication, la justification et l’origine des procédures qui les débarrassent de leurs morts et leur procurent l’oubli.

24Lors des rites d’initiation, de même, les rhombes sont tout à la fois des lames sonores, la voix des esprits de la forêt, un secret dramatiquement révélé aux novices, l’occasion d’une démonstration de force entre hommes, les créateurs d’une ambiance mystérieuse et un objet dont la fabrication (ritualisée ?) comporte des interdits aussi stricts que sans explication : si l’homme qui le fabrique a encore sa mère, il ne peut en briser l’extrémité lui-même, sous peine que la colonne vertébrale de cette femme ne se rompe, entraînant sa mort. Là encore, rien n’autorise à distinguer le façonnage « technique » de l’objet de son usage matériel (créer un son mystérieux), ni la production d’un espace particulier (sous l’aire balayée par le rhombe) de ses effets à distance sur les femmes.

Le rite, inutile redondance ou fondamentale périssologie ?

25Sans être dans la tête des acteurs – c’est-à-dire, pour s’en tenir aux rites de mort, ceux qui fabriquent et jouent des tambours, racontent les mythes d’origine des instruments et commentent les mœurs des monstres cannibales ou l’ambiguïté des parents maternels –, on a du mal à imaginer qu’il ne s’y trouve pas, sous une forme ou sous une autre, un mélange de représentations et d’émotions (et de tout ce que les cognitivistes trouveront bon de nous indiquer) dont le caractère premier est d’être insécable. Sur lequel, en tout cas, des théories mono-causales du rituel ne peuvent que buter. Assurément, les rites de morts ankave ne manquent pas d’illustrer nombre d’aspects jugés caractéristiques du rituel et des systèmes religieux : situations ou représentations « contre-intuitives » ou contradictoires (Boyer, 1993, p. 36-37, 2001, p. 65-90 ; Houseman, Severi, 1994, p. 174) ; transformations relationnelles ; confrontation des points de vue de divers types de participants (Houseman, Severi 1998, p. 279) ; doute et incertitude fondamentales (Severi, 2002). Et la convergence de domaines de la réalité sociale qui s’y opère corrobore cet autre spécificité du rituel mise en avant par Houseman et Severi (1994, p. 55, 205), qui consiste à « condenser des relations autrement séparées » dans des interactions faisant « intervenir des éléments provenant de domaines d’expérience fort différents (subsistance, cycle de vie, parenté, etc.) ».

26Les rites ankave illustrent également cette « pertinence combinée » dont parle Boyer, c’est-à-dire de l’« activation optimale de divers systèmes mentaux », de divers systèmes d’inférence (systèmes d’explication spécialisés du monde qui nous entoure) ayant chacun sa logique (Boyer, 2001, p. 24, 294) [5]. Pour lui, « le fait que des prémisses semblables (les ancêtres sont là, Dieu nous voit) soient utilisées par des systèmes différents pour produire des inférences renforce leur plausibilité, leur crédibilité dans chacun de ces systèmes » (p. 312). Ces inférences répétées sont « dans l’ensemble cohérentes » avec l’interprétation explicite que les gens donnent des dieux, des ancêtres – et, ajouterais-je, des rituels –, mais il n’existe pas de dispositif mental d’intégration de ces diverses inférences en jeu dans la production de concepts religieux (Boyer, 2001, p. 302-303, 311-312).

27Les exemples ankave indiquent que les systèmes de pensée, les pratiques ou les relations entre les vivants conjointes lors des rituels font bien davantage que partager des prémisses identiques comme : « les ombo’ sont partout ». Les affaires de monstres cannibales, le chamanisme, la gestion du deuil, l’imputation du malheur, les représentations des principes de vie, la façon de se comporter avec des parents maternels, etc., s’y renvoient sans cesse les uns aux autres en une redondance – une périssologie en vérité [6] – qui n’a rien d’accessoire. Ici, le rituel est ce qui rend le plus visible dans un même lieu et dans un même temps ce « procès circulaire de référence mutuelle » (Taylor, 1996, p. 203). Il n’est pas l’accessoire d’un système de sens qui lui serait extérieur : il en construit la cristallisation temporaire au moment et là où deux mondes s’ouvrent l’un à l’autre pour que des maternels immortels reprennent la vie qu’ils ont donnée.

28A la variété des domaines de la réalité sociale qui entrent en résonance dans le rituel, se surimpose – terme aussi flou que notre connaissance des phénomènes en jeu – l’éventail des registres dans lesquels s’expriment, se donnent à voir, interviennent ces redondances et leurs effets. Car si les mots des mythes informent la fabrication ou l’usage des tambours, et si les gestes qui les produisent recoupent à la fois l’origine et l’usage rituel des objets, les gestes – et les mouvements de foule – du rituel disent, à leur façon, l’ensemble de ces histoires : dans le tonnerre des tambours songain, la ronde des hommes et des femmes fait vivre en chacun le tourbillon d’où jaillit le premier instrument. L’extrémité de chaque tambour (ou sortie de l’entonnoir psychopompe) pointe vers le centre du maelström humain, image quasi-explicite du milieu du remous aquatique où le premier songain flotta un instant, entre deux eaux et entre deux mondes.

29Loin d’opposer le rite à la technique, les objets et les façons de s’en servir dans le rituel seraient alors un moyen de montrer sans mots cette confluence de pratiques et de pensées. J’ignore en quoi et comment un tambour (ou un rhombe) servirait – ou non – de support à cette activation simultanée de divers systèmes d’inférence dont parle Boyer, mais l’ethnographie ankave permet de préciser les modalités de la mise en relation de diverses sphères de la réalité sociale qui s’effectue autour ou à propos de ces objets : sur quoi elle porte, ce qui fonde leur compatibilité et leur fusion momentanée [7].

30En quoi consiste cette « façon » des gestes et des objets techniques de participer au rituel ? Quelle est leur part dans cette production de sens et de relations entre les hommes qui n’interviendrait que dans le rituel ? Comment ces gestes participent-ils à la construction non propositionnelle de cette confluence qui passe aussi par les mots [8] ? Jusqu’à quel point (souvent limité, à mes yeux) les actes techniques comportent-ils une dimension « magique » – pour citer les travaux précurseurs de Gell (1988) [9]. Répondre à ces immenses questions implique d’aborder deux chantiers à peine défrichés : regarder aujourd’hui, sur le terrain, le déroulement des rituels avec un œil d’ethnologue des techniques, attentif aux moindres actions sur la matière ; et s’interroger simultanément sur la part de ritualisation présente dans les actes techniques ordinaires.

Notes

  • [1]
    Aux miennes s’ajoutent celles de Pascale Bonnemère (CNRS-Credo) avec qui je partage les enquêtes en pays ankave, et singulièrement la description des initiations masculines, au cours desquelles son travail auprès des mères et des sœurs des initiés a renouvelé notre regard sur les rites « masculins » (Bonnemère, 2004).
  • [2]
    Boyer, 1993, 2001 ; Houseman, Severi, 1994, 1998; Humphrey, Laidlaw, 1994 ; Lawson, McCauley, 1990 ; Whitehouse, 2000, 2002a, 2002b ; etc.
  • [3]
    « La technique et le rituel, le profane et le sacré, ne seraient pas des types d’actions, mais des aspects de toute espèce d’action ou presque » (Leach, 1972, p. 35). Le rituel « n’accomplit donc pas des gestes, ne manipule pas des objets comme dans la vie courante, pour en tirer des résultats pratiques issues d’opérations en chaîne, chacune unie à la précédente par un lien de causalité » (Lévi-Strauss, 1971, p. 600).
  • [4]
    C’est-à-dire de lire les revues Techniques et culture, Journal of Material Culture et les travaux de Latour (par exemple).
  • [5]
    Par exemple, le système moral (qui juge de la moralité des actes), le système de communication verbale, le système de psychologie intuitive (qui traite les gens comme des agents intentionnels), le système d’échange social (qui les traite comme partenaires d’échange), le fichier des personnes, le système d’inférences lié à la prédation, à la mort (Boyer, 2001, p. 302, 309-310, 320).
  • [6]
    « Procédé de style qui consiste à insister sur une idée en l’exprimant plusieurs fois en des termes différents » (Le Robert, 1962, p. 264).
  • [7]
    Elle montre également que la variété même de ces multiples « références mutuelles » est une condition de leur changement, car « dire » une même série de choses de manières différentes, dans diverses sphères des interactions sociales et des représentations du monde permet aussi de changer ces représentations sans bouleverser le système dont elles participent (Lemonnier, 2006).
  • [8]
    Pour un autre domaine rituel (le chamanisme), Severi (2002) montre en quoi, au-delà des mots eux-mêmes, le langage construit des situations et des identités propres au rituel.
  • [9]
    Les remarquables thèses de Gell mériteraient à elles seules plus d’un article et alimenteront toute recherche future en ces domaines. Rappelons qu’il s’était arrêté un instant sur ce qui faisait des pièges ankave des « objets d’art » (Gell, 1996, p. 33-34).
Français

Chez les Ankave-Anga, des agriculteurs forestiers de Papouasie Nouvelle-Guinée, les initiations masculines et les cérémonies de secondes funérailles restent des temps forts de la vie collective. L’étude ethnographique de tels rites contemporains d’une société « non-moderne » conduit à nuancer certaines propositions théoriques des abondants travaux récents – cognitivistes ou non – qui tentent de dégager la spécificité des actions rituelles, souvent en marginalisant la signification de ces actions.
En particulier, l’opposition entre rite et technique mérite réexamen car elle est fondée sur une vision obsolète des rapports entre techniques, culture et organisation sociale. Chez les Ankave, l’impossibilité de tracer une limite entre mythe, rite et technique souligne au contraire la part des objets et les gestes qui les fabriquent ou les mettent en œuvre dans la convergence et la redondance de pratiques et de représentations qui donnent leur spécificité aux rituels.

Mots-clés

  • rite
  • technique
  • cognition
  • mémoire
  • Nouvelle-Guinée

Références bibliographiques

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Pierre Lemonnier
Centre de recherche et de documentation sur l’Océanie, CNRS, Marseille
Pierre Lemonnier, directeur de recherche au CNRS, au centre de recherche et de documentation sur l’Océanie (UMR CNRS – EHESS – université de Provence), Marseille.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/23997
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