Introduction
1La plupart des sociétés modernes font la distinction entre exercice physique et rituel. Même les sociétés anciennes distinguaient entre les formes d’entraînement physique et celles des cérémonies liturgiques. Alors que nous mettons volontiers en avant les points communs entre les pratiques rituelles – qu’elles soient religieuses ou civiques – et les routines régulières d’exercice physique, voire les manifestations sportives, il est généralement entendu qu’il ne s’agit pas du même type d’activité culturelle, aussi ritualisés ou énergiques que soient nos exercices physiques. Cependant, il existe de nombreux exemples de groupes religieux où l’exercice physique est une activité collective, symbolique et idéologique centrale. Vers la fin du xixe siècle et le début du xxe, le YMCA (Young Men’s Christian Association ou Union chrétienne de jeunes gens), bien connu aux États-Unis, s’inscrivait dans un mouvement baptisé « Christianisme musclé » (muscular Christianity) – par ses partisans mais aussi par l’extérieur – en raison de l’importance qu’il donnait à l’exercice physique dans le mode de vie chrétien [1]. Au Japon, la secte bouddhiste laïque appelée Soka Gakkai (Société de création de valeurs), qui émergea après la Deuxième Guerre mondiale, se distingua dans les années 1960 par des manifestations où des milliers de jeunes s’adonnaient en masse à des exercices physiques savamment chorégraphiés et hauts en couleurs d’apparat [2]. Il y a aussi beaucoup d’exemples de groupes politiques à dimension quasi religieuse où l’exercice physique de masse, associé à des parades et des rassemblements, était un véhicule privilégié et un symbole identitaire, comme les Nazis en Allemagne dans les années 1930 ou les Jeunesses communistes en URSS et en République populaire de Chine [3]. On trouve un exemple comparable, mais moins ouvertement politisé, dans les séances quotidiennes d’exercice physique encore fréquentes dans les usines et les sociétés japonaises. Dans une étude récente sur ce penchant des humains pour les exercices physiques collectifs, l’historien William McNeill cite des exemples innombrables, explicitement religieux ou explicitement laïcs, où la création de « liens par le sport » semble susciter une forme de solidarité particulièrement efficace [4]. Les spécificités du pourquoi et du comment dans chacun de ces groupes se caractérisant par le fait qu’ils ont porté beaucoup d’attention aux dimensions sociales et symboliques de la santé par le sport, et peu aux formes rituelles plus traditionnelles, se révèlent néanmoins très différentes. En effet, il existe un groupe particulier dans la société contemporaine pour lequel les indications sont fort suggestives quant au fait que l’exercice physique puisse devenir une pratique rituelle très efficace. Depuis quelques années, une secte chinoise appelée Falun Gong (qui se traduit le plus simplement par « pratique de la Roue du Dharma »), ou Falun Dafa (Grande loi de la Roue du Dharma), met l’accent sur un ensemble d’exercices physiques qui serait la clé de la bonne santé physique et du progrès spirituel. [5] Cependant, dans le contexte actuel en République populaire de Chine, ces exercices ont revêtu une signification correspondant à une forme de contestation politique, intolérable pour l’État. Les exercices comportent cinq « routines de base » relativement simples. Pour les quatre premières, l’adepte, debout, exécute méticuleusement avec les bras des mouvements aboutissant de 6 à 12 positions, chacune ayant un nom distinct. La cinquième s’exécute en position de méditation, assis en tailleur, l’adepte devant focaliser son esprit sur le falun ou “roue de la loi”, installée dans la partie inférieure de l’abdomen où, tournoyant sans cesse, elle « purifie » la personne, « guérit les maladies », « élimine le mal » et « corrige tous les états anormaux » (FLG 35). Ces routines rappellent les exercices massivement pratiqués au lever du jour dans toute la Chine. Dans les grandes villes, il semble parfois que le moindre bout de gazon, le moindre espace ouvert, se remplisse d’hommes et de femmes, d’âge moyen pour la plupart, qui s’adonnent à des exercices de toutes sortes – taiqi, danses traditionnelles, voire danse disco, pour ne citer que ceux-là. Si ces routines quotidiennes ont un intérêt purement physique pour certains, plutôt spirituel pour d’autres, elles sont également perçues comme thérapeutiques et capables de prévenir les maux de la vieillesse et les maladies [6].
Les Falun Gong
2La presse étrangère a d’abord fait état des Falun Gong à l’occasion d’une manifestation fort inhabituelle organisée le 25 avril 1999 au centre de Beijing, une des villes les plus strictement policées au monde. Plus de dix mille personnes se sont rassemblées sans prévenir devant le Zhongnanhai, l’enceinte étroitement surveillée où les dirigeants chinois vivent et travaillent. La plupart des gens pacifiques, d’âge moyen, de classe moyenne et issus des banlieues, sont restés sagement assis en rangs toute la journée, en méditant, en psalmodiant doucement, ou en bougeant lentement bras et jambes selon la routine prescrite. Aucune banderole ni discours ; très disciplinés, très organisés, ils sont restés calmement assis du lever du jour à la tombée de la nuit. Si, pour les témoins et la presse, le but de cette manifestation n’était pas évident au premier abord, une petite délégation, dans une rencontre avec le Premier ministre Zhu Rongji, a exigé le droit de pratiquer ouvertement sa religion. Depuis la manifestation pro-démocratique des étudiants sur la Place Tiananmen dix ans plus tôt, jamais la Chine n’avait vu un tel rassemblement informel de citoyens en un seul lieu. La sécurité à Beijing était particulièrement serrée en ce mois d’avril 1999, pas seulement pour prévenir tout désordre à l’occasion du 10e anniversaire des manifestations de Tiananmen, mais aussi parce que la Chine était à la veille de cérémonies élaborées pour fêter les cinquante ans de la République Populaire. Chacun savait bien que tout rassemblement important et non autorisé serait interprété comme un défi lancé au gouvernement – et le gouvernement était horrifié de voir qu’il n’avait eu aucune indication de l’imminence d’un événement inhabituel.
3D’abord embarrassée par l’importance et le caractère imprévu de la manifestation, puis par le fait que des membres du Parti et même des militaires de grade élevé y auraient participé, la réponse officielle s’est vite durcie. Pendant les mois qui ont suivi, les autorités chinoises ont consacré beaucoup d’efforts à l’arrestation des dirigeants du groupe dans toutes les grandes villes de la Chine. Comme pour bien d’autres campagnes au cours des cinquante années précédentes, les autorités ont interdit le mouvement en le déclarant illégal, confisqué tout élément qui s’y associait et lancé une campagne de publicité féroce pour en discréditer les enseignements « superstitieux et porteurs de mal ». Les reportages se sont succédé sans répit, par exemple ceux sur la mort de plus de 700 adeptes inspirés par la secte à commettre des actes insensés : abandonner les traitements médicaux, par exemple, ou même essayer de voler dans les airs.
4En quelques mois, cette organisation de citoyens de classe moyenne qui se rassemblaient dans les jardins publics dans toute la Chine pour y pratiquer des exercices physiques avait pris des allures de menace terrifiante pour l’État. Pourtant, la répression officielle semble avoir inspiré encore plus de résistance et de persistance. Pendant plus d’une année, jour après jour, de petits groupes de membres du Falun Gong se rendaient Place Tiananmen où ils démarraient hardiment leurs routines, avant d’être ramassés par des patrouilles de sécurité au bout de quelques minutes. Des milliers de personnes ont été arrêtées. Si le chiffre de 100 millions d’adeptes en Chine revendiqué par le mouvement semble exagéré, il s’agissait sans aucun doute de la plus grande organisation non officielle du pays.
Qigong
5Les routines au centre de la pratique Falun Gong sont issues du qigong, un système d’exercices physiques et de maîtrise de la respiration ayant des liens multiples avec la méditation, les pratiques de guérison et les arts martiaux. Le Qigong s’apparente à bien des égards au Taiqiquan, connu depuis longtemps en Occident [7]. Le terme qigong n’est apparu que depuis une cinquantaine d’années, mais les idées et les pratiques qu’il véhicule remontent jusqu’à la dynastie Han (DE 202 avant notre ère à 220 après), comme l’atteste la découverte, dans le tombeau de Mawangdui au Changsha, d’un tableau montrant 44 positions gymnastiques [8].
6Dans la pratique moderne du qigong, des exercices de méditation, d’étirement et de respiration servent à influencer « l’énergie vitale intérieure » des personnes, appelé qi [9]. Le Qi doit être équilibré : le mauvais qi doit être expulsé, le qi obstrué libéré et le bon qi amené à l’intérieur pour revitaliser le corps. Les maîtres de qigong accomplis se servent souvent de leurs mains pour manipuler le champ du qi d’une personne ou pour le transmettre à d’autres (fa qi). La plupart des chinois pensent que le qigong est capable d’améliorer la guérison et le bien-être, ne serait-ce que par sa capacité à dissiper les stress et à renforcer ainsi le système immunitaire. Mais de nombreux Chinois pensent qu’il apporte bien plus que cela, et il n’est pas rare pour les groupes qigong de se prévaloir non seulement de la capacité de traiter des maladies incurables mais aussi de pouvoirs surnaturels comme la capacité de voler dans les airs ou de déplacer des objets par télékinésie.
7Les groupes Qigong ont été réprimés dans les années 1960 et 1970, mais ont pu se développer grâce à un climat plus tolérant après la mort de Mao Tsê-tung. En fait, tout en surveillant ces groupes de près, le gouvernement a favorisé la fièvre du qigong – appelé qigong re – en publiant des « études » censées apporter des preuves de ses bienfaits pour la santé. Le contrôle et l’encadrement gouvernemental incluaient l’octroi de licences aux maîtres de qigong, ce qui leur a permis de promouvoir leurs actes de guérison et les exercices qu’ils prescrivent. Le gouvernement a même légitimé les exploits surnaturels et les activités collectives menant aux états de transe, mais a découragé les revendications de teneur ouvertement surnaturelle [10].
8Lorsque Li Hongzhi, un fonctionnaire des chemins de fer, fonda le mouvement Falun Gong en 1992, il était déjà connu comme maître en qigong et arts martiaux. Au début, son groupe a été accepté par une agence d’homologation comme association officielle de qigong, mais il a été expulsé quelques années plus tard en raison de ses affirmations extrêmes. Li ayant refusé d’y renoncer, il a été poussé à quitter le pays. Il a ainsi quitté la Chine en 1996 pour s’installer aux États-Unis, qui a refusé de l’extrader vers la République populaire. Malgré le départ de Li, l’organisation a continué à se développer en Chine, tandis que les critiques s’amplifiaient. Cependant, elle laissait rarement passer la critique sans réagir, mobilisant parfois d’importants groupes d’adeptes qui répondaient de façon robuste avec des manifestations et des sit-in, comme cela s’est passé à une échelle sans précédent en avril 1999 [11].
9Le Falun Gong affirme clairement qu’il ne s’agit pas d’un groupe qigong de plus, puisque son système met l’accent sur un objectif d’ordre supérieur, celui de la culture de l’esprit. Selon les membres, les enseignements sont des paroles ésotériques transmises oralement de maître à disciple depuis des générations et censées guider les gens vers les dimensions les plus subtiles de l’univers. Contrairement aux autres groupes qigong, disent-ils, le leur ne se préoccupe pas vraiment de guérisons miraculeuses ou de démontrer des pouvoirs surnaturels. À bien des égards, le Falun Gong se montre assez critique envers les groupes qigong rivaux. D’une part, ses membres affirment leur plus grande spiritualité, liée à leurs pratiques de culture de l’esprit, où une terminologie traditionnelle est mise au service d’un processus de purification physique et mentale qui leur permettrait d’évoluer littéralement vers une autre forme de matière. D’autre part, ils revendiquent davantage d’empirisme que les autres groupes qigong, puisque la pratique Falun Gong constituerait une « science de haut niveau ».
10Les écrits de Li Hongzhi et le site Web du groupe réitèrent que le véritable but de leurs efforts n’est pas la santé mais la vertu. Tandis que l’amélioration de la santé physique est au centre du discours du Falun Gong, il évoque aussi la culture de son « cœur-esprit » (xin) et de sa nature morale (xing), la sincérité (zhen), la compassion (shan), et la tolérance (ren). Selon les membres, les pratiques Falun Gong améliorent l’harmonie dans les familles et sur le lieu de travail, encouragent le souci de l’environnement et renforcent la bienveillance en général – tous cela étant dépendant du qi.
11Traditionnellement, aucune distinction n’est faite dans la culture chinoise entre la religion, l’éducation morale et les pratiques visant à favoriser les transformations physiques. La religion en République populaire de Chine est strictement contrôlée par cinq institutions étatiques, où tout ce qui ressemble à la religion est assimilé à un culte et donc illégal. Les Falun Gong s’efforcent en conséquence d’éviter de telles caractérisations. Ils affirment clairement qu’il ne s’agit pas d’un culte puisque les membres sont des gens normaux vivant des vies normales, ni d’une religion puisqu’ils ne pratiquent pas l’aumône et ne sollicitent jamais les dons. Avant tout, disent-ils, le Falun Gong n’a aucun agenda politique. Cependant, Li exhorte ses disciples à « défendre la loi (fa) », et il fait l’éloge de ceux qui ont défié l’État et donc nécessairement encouru la colère de celui-ci. De plus, un ethos millénariste, certes discret, au sein du groupe tend à suggérer que quelque chose « de grande portée » va arriver bientôt. Il est vrai que le même type de discours existe au sein de nombreuses sociétés qigong, qui annoncent une « fin des temps » apocalyptique et le commencement d’un Grand Univers (da ziran). [12]
12Ni religion ni culte à ses propres yeux, le Falun Gong possède cependant une cosmologie sophistiquée. Les adeptes décrivent le fa-lun (roue de la loi du Bouddha) comme un corps à haute énergie en rotation dans la partie inférieure de l’abdomen (dantian) capable de tirer automatiquement parti du bon qi cosmique et d’expulser le qi souillé et malsain. Les cinq exercices de base apprennent mettre en mouvement la roue de la loi de façon à synchroniser sa rotation avec celle de l’univers. Ceci apporte le bien-être et, au bout du compte, la transformation du corps en matière à haute énergie. [13] Outre ce système cosmologique, Li s’est volontiers prévalu d’une autorité spirituelle plus haute encore que celle de Jésus, de Mahomet ou du Bouddha, même s’il a été envoyé sur terre, comme eux, par un « être suprême » pour sauver l’humanité de la corruption morale. Li est réputé posséder de nombreuses capacités supra-normales, mais il justifie son choix de ne pas en faire la démonstration en public. Les deux livres de Li, Zhuan Falun : The Complete Teachings of the Falun Gong et Falun Gong : Principles and Exercises for Perfect Health and Enlightenment sont considérés comme des écrits saints que les gens sont constamment encouragés à lire et relire [14].
13Au milieu de toutes ces indications de religiosité, la plupart des adeptes, lorsqu’on les interroge, disent s’intéresser aux exercices surtout pour leurs bienfaits pour la santé. Malgré son insistance sur les objectifs d’ordre supérieur du groupe, Li enseigne que les maladies peuvent être éliminées grâce aux exercices, qui remédient aux causes premières de la vulnérabilité physique [15]. Le discours du groupe sur la guérison et la maladie va plus loin encore, à travers un diagnostic selon lequel la société est malade et saturée par le mal, corrompue par des influences comme la musique rock and roll, la télévision, la surcharge technologique, la drogue, l’homosexualité et le consumérisme. La société s’est désintégrée et les liens de moralité sont jetés aux orties.
14La pratique des cinq exercices, adaptés, selon Li, pour les rendre aptes à la popularisation, n’exige aucun état mental particulier ; ils ne comportent aucune « visée sur l’esprit » ni modes de concentration concomitantes. Les mouvements physiques seuls permettent de purifier le qi et transformer la matière [16].
Exercices rituels
15La Chine a connu tout au long de son histoire des soulèvements religieux contre le pouvoir central. Se prévalant souvent d’un mandat divin, d’une autorité divine et même d’invincibilité, de tels mouvements ont renversé ou déstabilisé des dynasties impériales au prix de millions de vies humaines. Tel fut le cas de la rébellion du Lotus Blanc à la fin du xviiie siècle, des Taipings (ou Chemin de la grande paix) au milieu du xixe siècle et, plus récemment, de la Guerre des Boxers (ou Milice Unie dans le Droit Chemin) au tournant du xxe siècle [17]. Les chefs des Boxers se disaient capables de guérir les maux, et les pratiques comprenaient des arts martiaux comprenant des exercices qi et d’autres exercices censés rendre les rebelles insensibles aux balles.
16Depuis le mouvement de Tiananmen en 1989, le blocage des réformes politiques a été impressionnant. Il est possible que seule une vision religieuse ait l’audace de s’en prendre à l’État. Le renouveau de la religion en Chine après la mort de Mao a été intense, et lié, selon de nombreux avis, à des aspirations d’identité individuelle et de sens des choses. Le gouvernement autorise à présent les activités fortement encadrées des institutions agréées bouddhistes, daoistes, chrétiennes, musulmanes et juives, mais se méfie des renouveaux religieux locaux, des mouvements de la base et des nouvelles formes d’organisation urbaine que reflètent les associations qigong [18]. La presse écrite officielle publie de nombreux reportages expliquant que les dirigeants frauduleux de ces groupes ont avoué avoir dupé leurs adeptes. Dans ce contexte social, le seul discours dont on dispose pour parler du changement et pour l’incarner est celui, très peu idéaliste, de la poursuite du profit dans la nouvelle économie capitaliste. La ruée de la Chine vers le capitalisme, aussi déterminée que chaotique, provoque très naturellement des troubles sociaux et des angoisses profondes.
17Mais il existe néanmoins un autre langage permettant de diagnostiquer les maux sociaux et de préconiser des changements, celui du corps : le langage innocent, individuel et pourtant collectif de l’exercice physique.
18Les exercices basés sur le qigong pratiqués par les Falun Gong sont d’évidence capables d’unir des concepts anciens à des formes contemporaines, à travers un amalgame curieusement moderne alliant science et mysticisme [19]. Son idéologie et ses modes d’organisation suggèrent également des modes traditionnels de dissidence politique, soutenus et définis par les dernières technologies des sites Web et de la communication instantanée par courrier électronique. Dans la pratique publique de ces exercices, l’on peut également voir de nouvelles formulations de modes de coexistence entre le corps individuel privé et le corps collectif public [20].
19Dans son essai de 1978, Illness as Metaphor, Susan Sontag évoque la tendance à utiliser les métaphores de la maladie pour décrire les problèmes ou les états de la société. De la peste qui a sévi au Moyen Âge aux cancers qui nous ravagent aujourd’hui, en passant par les siècles de lèpre, de tuberculose et de syphilis, les sermons, discours et opinions contemporains ont toujours utilisé ces images de maladies débilitantes et mortelles pour montrer que la société elle-même est malade, moralement corrompue ou fondamentalement chaotique.
20De même, le langage des maladies dues à l’affaiblissement, au blocage ou à la souillure du qi permet au Falun Gong, et à bien d’autres associations de qigong, d’aborder les maux et l’anomie de la société chinoise moderne. Les liens à l’intérieur du corps entre la Roue de la loi et l’ordre macrocosmique infini permettent également au Falun Gong d’impliquer le corps social chaque fois qu’il aborde les pollutions et les déficiences de l’individu non éclairé. Qui plus est, le corps individuel et le corps social seraient tous deux abordés par les méthodes pratiques utilisées par le mouvement pour retrouver la santé. Il est certain que ce soudain et calme rassemblement de 10 000 personnes émergeant du dédale de rues autour du centre de Beijing ressemblait fort au flux libre du qi dans le corps. Ces manifestants, comme les praticiens apparus ultérieurement sur la Place Tiananmen toute proche, ont tenu à pratiquer leurs rites de la régulation du qi en public, en plein centre du corps de l’État, au cœur même de la cité.
21Selon Sontag, le langage de la maladie a été utilisé pour aborder les pressions économiques chaotiques et disloquantes du nouveau capitalisme qui ont profondément bouleversé la vie en Europe. Ces mêmes pressions sont très visibles dans la Chine nouvelle, et les mêmes préconisations y circulent peut-être. Le Falun Gong établit d’abord un diagnostic du mal de la société, puis va plus loin en apportant une éthique permettant de le guérir, à savoir, de la transformer individuellement et collectivement. Actuellement, on entend souvent des préoccupations à l’égard du cancer en Chine, comme ailleurs, et l’image biologique d’une croissance « déréglée, anormale et incohérente » illustre de façon éloquente l’émergence de l’économie de marché en Chine. Dans une économie capitaliste marquée par une expansion déréglementée et un consumérisme galopant, « l’énergie, comme l’épargne, s’épuise, le corps commence à s’autoconsommer et le patient dépérit ». La santé sociale exige un nouveau mode de contrôle discipliné ; il faut « réguler les dépenses, économiser, faire ses comptes, et mettre un frein rationnel aux désirs » [21]. Ce n’est qu’ainsi que l’on évitera la « dissipation des forces vitales » ou leur « stagnation », privées de flux vitaux.
22Les exercices physiques salutaires apportent aux citoyens la promesse de la maîtrise disciplinée du qi bloqué, dissipé, souillé ou volé ; ils permettent aux personnes de retrouver un équilibre naturel et ainsi de s’épanouir à travers une maîtrise de soi mesurée et résolue au sein d’une économie sociale en proie à des mutations effrénées. Il s’agit certainement d’un langage qui correspond tout à fait au mal-être politique et à la thérapie sociale. Il est tentant de se demander si l’exercice physique ritualisé n’est pas un véhicule particulièrement efficace pour les sensibilités religieuses qui s’opèrent à l’intérieur des contraintes sociales actuelles de la République populaire. Il est même tentant de se demander si l’exercice ritualisé n’est pas un moyen particulièrement efficace, en ce début du xxie siècle, d’articuler en même temps les aspirations personnelles et une vision commune.
Notes
-
[1]
Clifford Putney, Muscular Christianity : Manhood and Sports in Protestant America, 1880-1920, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2001.
-
[2]
William McNeill, Keeping Together in Time : Dance and Drill in Human History, Cambridge, Harvard, 1995, p. 98.
-
[3]
À ces exemples, l’on peut ajouter l’ambition de faire revivre les Jeux olympiques.
-
[4]
McNeill, p. 2.
-
[5]
Falun signifie Roue de la Loi, ou Dharma, à savoir les enseignements du Bouddha. Dans les enseignements des Falun Gong, falun signifie “un corps tournoyant et intelligent fait de substances à haute énergie” qui “tourne en fonction de l’ordre de l’ensemble des grands mouvements du cosmos.” (Li Hongzhi, Falun Gong, édition révisée [Gloucester, MA, Fair Winds Press, 2001], p. 37).
-
[6]
Voir Catherine Despeux, “Gymnastics : The Ancient Tradition”, in Taoist Meditation and Longevity Techniques, ed. Livia Kohn avec Yoshinobe Sakade (Ann Arbor, Center for Chinese Studies, University of Michigan, 1989), p. 225-261.
-
[7]
Catherine Despeux, Taiki k’iuan : technique de combat, technique de longue vie, Paris, Institut des Hautes Etudes Chinoises, 1976. Voir aussi Ute Engelhardt, Theorie und Technik des Taijiquan, Schorndorf, WBV Biologisch-medizininische Verlagsgesellschaft, 1981.
-
[8]
Tableau Mawangdui : voir Despeux, “Gymnastics”, p. 226.
-
[9]
Voir Kunio Miura, “The Revival of Qi: Qigong in Contemporary China”, in Kohn, ed., p. 331-62. Origines historiques du qigong, voir Ute Engelhardt, Die klassische Tradition des Qi-Übungen, Wiesbaden, Franz Steiner, 1987.
-
[10]
Voir Nancy N. Chen, “Urban Spaces and Experiences of Qigong”, p. 354-56 in Urban Spaces in Contemporary China : The Potential for Autonomy and Community in Post-Mao China, dir. Deborah S. Davis, Richard Kraus, Barry Naughton, et Elizabeth J. Perry, Cambridge, Woodrow Wilson International Center for Scholars, Cambridge University, 1995, p. 347-61.
-
[11]
Pour un bref historique du Falun Gong avant 1999, voir Richard Madsen, « Understanding Falun Gong », Current History 99, n° 638, septembre 2000, p. 243-247.
-
[12]
Chen, p 361.
-
[13]
Li, Falun Gong, p. 44
-
[14]
Li, Falun Gong, et Zhuan Falun, version en langue anglaise, Gloucester, MA, Fair Winds Press, 2001.
-
[15]
Li, Falun Gong, p. 5-6, 19-21.
-
[16]
Li, Falun Gong, p. 49, 90.
-
[17]
Barend ter Haar, The White Lotus Teachings in Chinese Religious History, Leiden, E. J. Brill, 1992 ; Jonathan Spence, God’s Chinese Son : The Taiping Heavenly Kingdom of Hong Xiuquan, New Haven : Yale, 1999 ; et Paul A. Cohen, History in Three Keys : The Boxers as Event, Experience, and Myth, New York, Columbia University, 1997).
-
[18]
Pour les associations urbaines de qigong, voir Chen.
-
[19]
Voir Jian Xu, “Body, Discourse, and the Cultural Politics of Contemporary Chinese Qigong”, Journal of Asian Studies 58, n° 4, novembre 1999, 961-991, p. 976-77.
-
[20]
Xu, p. 986-87.
-
[21]
Susan Sontag, Illness as Metaphor, Random House, 1979, p. 63. Réimprimé sous le titre Illness as Metaphor and AIDS and Its Metaphors, Picador, 2001.