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Redéfinir le rite

1Le rite est un mode d’emploi pour agir avec les autres, il indique une conduite à suivre dans une situation donnée, en la référant à un mythe d’origine ou simplement à l’usage. Une trame infinie de rites imprègne la vie quotidienne des interactions courantes à des événements plus rares comme le deuil ou les cérémonies religieuses. Elle s’alimente dans la nécessité de reproduire socialement un modèle commun en prenant en compte les déclinaisons innombrables de l’existence individuelle et collective. Religieux ou séculaires, souvent personnalisés, bricolés, les rites participent au maintien de l’identité collective ou individuelle. Ils concilient le « nous-autres » et le « moi-je ». Ils immergent l’individu dans le mouvement incessant du social sans produire de trouble ou de rupture, et sans que l’individu soit en porte-à-faux avec le monde. Les rites intègrent et subsument les différences individuelles par lesquelles un ensemble se tient et alimente la prévisibilité des conduites, ainsi du Code de la route, parmi d’autres, qui permet à moindre coût une formidable régulation collective. Chacun y entre avec son style. Celui qui ne joue pas le jeu s’expose à la réprobation ou à l’accident. De même que dans la vie courante, imprévisible, il met les autres en danger de perdre la face ou d’être désorientés.

2Mary Douglas définit à juste titre l’homme comme « un animal rituel ». Elle poursuit : « Supprimez une certaine forme de rite, et il réapparaît sous une autre forme, avec d’autant plus de vigueur que l’interaction sociale est intense. Sans lettres de condoléances ou de félicitations, sans cartes postales occasionnelles, l’amitié d’un ami éloigné n’a pas de réalité sociale. Il n’y a pas d’amitié sans rites d’amitié. Les rites sociaux créent une réalité qui, sans eux, ne serait rien. On peut dire sans exagération que le rite est plus important pour la société que les mots pour la pensée. Car on peut toujours savoir quelque chose et ne trouver qu’après les mots pour exprimer ce que l’on sait. Mais il n’y a pas de rapports sociaux sans actes symboliques. » (Douglas, 1971, p. 81). La ritualisation d’un événement ou d’une situation connaît maintes formes dans le contexte du monde contemporain où l’individu devient l’artisan du sens et des valeurs de son existence même s’il puise dans l’air du temps. L’individualisation démocratique de nos sociétés induit une individualisation du sens.

3Ainsi, des jeunes socialement intégrés, même s’ils cherchent à se distinguer des autres classes d’âges, « se servent des rituels et du comportement ritualisé afin de mettre en scène leur propre communauté, de se démarquer dans une situation de seuil, d’intensifier le sentiment d’appartenance à la communauté […] Ils revendiquent leur droit à la spontanéité, la non-structure, l’immédiateté et la liberté » (Wulf, 2002, p. 1072). Mais, dans le contexte des souffrances adolescentes et des conduites qui les accompagnent, il s’agit moins de jeunes intégrés que de jeunes en suspens, mal dans leur peau, incertains de leur avenir. Leur souci n’est pas tant de trouver une place dans la société que de trouver un jour une place dans leur existence. Mais, pour approcher les ritualités adolescentes qui se jouent de la mort, il convient de penser le symbolique comme touchant moins le lien à l’autre que le lien à sa propre existence mise en difficulté. La ritualisation est une symbolisation, elle est alors une entreprise de fabrication personnelle de sens pour pouvoir rejoindre la compagnie des autres.

4Comprendre maintes épreuves que s’infligent les jeunes générations que l’on classe généralement sous la rubrique des conduites à risque (défis, vitesses sur les routes, tentatives de suicide, scarifications, troubles alimentaires, toxicomanies, etc.), exige de se déprendre des notions classiques attachées au rite. Ces actions turbulentes, meurtries, le plus souvent solitaires, mais qui se reproduisent sous des millions de versions dans nos sociétés sont, pour ces jeunes, des ritualisations, des tentatives de transformation de l’expérience, mais dans un contexte que la société réprouve. Pourtant, même si les institutions tentent de les prévenir, loin d’être désordonnées, elles participent de la construction du sens, elles sont terriblement courantes. Même si la fonction de passage n’entre pas nécessairement dans les intentions du jeune, elle est l’une des conséquences possibles de ses actes.

5Ces ritualisations intimes qui naissent d’une souffrance sont inattendues, elles surprennent parfois l’individu qui les met en œuvre et n’aurait jamais pensé à le faire. Elles naissent souvent d’avoir perdu tout autre moyen de sortir d’une impasse. La nécessité d’inventer malgré tout une solution souligne combien l’individu en est l’artisan, combien il doit puiser dans ses ressources personnelles pour s’en sortir, trouver une issue au mur du temps qu’il sent devant lui et le réduit à l’impuissance. Les rites intimes de conjuration de la souffrance s’imposent là où les moyens proposés par la société sont défaillants, là où elle livre l’individu à lui-même en le laissant face à la brutalité de son ressenti et à la nudité de ses moyens. L’existence alors ne se satisfait plus de l’institué, elle est livrée à une « expérience instituante » pour le meilleur ou pour le pire, expérience plus ou moins commune même si elle est toujours déclinée dans l’intimité la plus douloureuse. La ritualisation se détache non seulement des institutions en rejetant l’institué, mais aussi de la civilité en écartant les autres de son accomplissement. La tâche poursuivie, parfois à l’insu de l’individu en crise, est de se redéfinir en reprenant la situation en main tout en en payant le prix. Plongé dans une situation difficile, il a perdu les modes d’emploi socialement validés, il est contraint à l’invention de soi. Le rite intime, dynamique, transitionnel, est une tentative de surmonter une tension, de résoudre un dilemme, d’arracher une réponse sur le sens de la vie et d’échapper à la liminarité. Il ouvre à nouveau un temps qui paraissait figé sur lui-même. La vie peut se poursuivre.

Des anthropo-logiques du contemporain

6Ces mises en danger délibérées sont des tentatives de forcer le passage pour exister. Martine, aujourd’hui âgée de 38 ans, s’est coupée plusieurs années autour de ses 20 ans, alors qu’elle était étudiante. « C’était un état d’esprit. Une sorte de trop plein de quelque chose. Il fallait que je le fasse sortir, comme du pus. Quelque chose de destructeur. C’était une sorte d’énergie noire, il fallait que je la supprime, et je la faisais physiquement sortir de moi, peut-être parce que je ne pouvais pas la dire. » Elle évoque d’elle-même la quête lancinante de repères qui tenaillait alors son existence. « Il y avait une recherche de limites. Mais pas seulement à travers le fait de me couper. Je voulais trouver le point où je ne pouvais pas aller plus loin. Ces limites-là je les ai cherchées dans le risque, le danger. Je me suis mis sans cesse dans des situations de déséquilibre. Je cherchais quelque chose qui allait me ramener là où j’étais en sécurité. » Elle conclut avec force : « Les coupures c’était la seule manière de supporter cette souffrance. C’est la seule manière que j’ai trouvée à ce moment-là pour ne pas vouloir mourir. »

7Chloé dit avec finesse combien ces épreuves, non seulement permettent de faire « passer » ces épisodes de souffrance mais produisent également une sorte de savoir sur l’adversité rencontrée: « Je trouve qu’on apprend à comprendre et à accepter sa douleur. Pour moi, à ce moment, c’est à ça que ça servait. » Les conduites à risque ou les scarifications sont souvent décrites comme des passages à l’acte, ce qu’elle sont rarement, elles oscillent entre acting out et ce que nous souhaitons nommer des actes de passage. Le passage à l’acte n’est pas une modalité de résolution de la tension interne, il la maintient au c œur du sujet comme s’il se débattait dans une nasse. L’acting out, dans la définition de Lacan lors de son séminaire sur l’angoisse, s’en distingue malgré l’impulsivité qui le caractérise également. Il est une forme de langage destiné à l’autre. « L’acting out, dit-il, est quelque chose qui se montre […], c’est la monstration, le montrage, voilé sans doute, mais qui n’est voilé que pour nous comme sujet. Montrant sa cause, c’est ce reste, c’est sa chute, c’est ce qui tombe dans l’affaire qui est l’essentiel de ce qui est montré. » [1] L’acte de passage est ce caractère d’une action sur soi qui fonctionne comme un appui pour s’arracher aux anciennes pesanteurs, il est un remède pour s’extirper peu à peu d’une situation sans issue. L’acte de passage, même s’il se répète, est un chemin tracé dans le corps, en en payant le prix, pour se retrouver. Il fonde au fil du temps, en soi et autour de soi, les conditions d’une existence propice.

8Les ritualisations intimes participent du franchissement de la barrière de souffrance et elles dessinent une aire transitionnelle où s’enchevêtrent l’expérience émotionnelle et le processus de symbolisation. Ce sont des résistances immédiates ou étalées dans le temps à l’encontre du malaise éprouvé. Au moment de l’adolescence tout est passage, tout est provisoire. Plutôt que de le réduire à une nosographie venant trancher entre le normal et le pathologique comme catégories immuables, dans l’indifférence à sa singularité propre et aux épreuves personnelles traversées par le sujet, il importe plutôt d’en interroger la signification et de comprendre en quoi, même si elles paraissent mettre l’existence en danger, à un autre niveau, plus essentiel, elle la protège aussi, lui permettent de se maintenir la tête hors de l’eau. Si ces conduites radicales relèvent du patho-logique c’est au sens du pathos, de la souffrance. Les manières de s’y opposer se dressent contre une violence plus sourde qui se situe en amont dans une configuration relationnelle ou sociale.

9Dans nombre de cas, l’évocation du pathologique, surtout en ce qu’il implique des mesures institutionnelles, est un jugement de valeur redoutable qui transforme en essence ce qui était sans doute un moment provisoire, destiné à disparaître si l’on n’y prête pas une attention trop sévère. Ce qui n’était qu’une parade devient alors parfois un enfermement. Les modes de défense d’un adolescent n’ont pas la gravité de ceux d’un adulte. La fixation nosographique peut être lourde de conséquences. Contrairement en cela à des hommes ou des femmes plus âgés, les adolescent(e)s sont encore dans un passage plein de virtualités, avec un sentiment d’identité encore labile, le recours à des formes de résistance qui paraissent radicales n’est pas nécessairement une promesse de pathologie, mais une forme d’ajustement personnel dans une situation de menace. Dans leur immense majorité les conduites à risque ou les attaques au corps ne durent qu’un moment. Cette phase de souffrance est une confrontation au principe de réalité, une acquisition des limites symboliques le situant en acteur créatif au sein du lien social. Les souffrances adolescentes se guérissent par l’écoulement du temps et les expériences successives.

10Manière de se plier et de se redresser devant l’affect ou la situation sans se briser, de manifester une forme d’esquive efficace qui évite de se rompre, les conduites à risque permettent de faire face, ce sont des formes de coping, des comportements d’ajustement à une situation personnelle douloureuse. Signaler ce fait en insistant sur leur caractère provisoire ne signifie nullement qu’il faut laisser l’adolescent se meurtrir. Si les attaques corporelles ou les conduites à risque sont des appels à vivre, elles sont aussi des appels à l’aide. Elles sollicitent une reconnaissance, un accompagnement, une compréhension de ce que les scarifications sont les signes d’une souffrance intense en amont.

Les rites ordaliques

11Il faut se légitimer d’exister, et le faire sans l’aide des autres. Ces épreuves que les jeunes s’infligent sont des formes inédites de rite visant à la mise en question de soi, mais dans un contexte solitaire (ou parfois avec quelques amis). Ces conduites sont un sursaut de conscience, une manière de se débattre et de jouer son existence contre la mort pour donner sens et valeur à sa vie. En faisant la part du feu, le jeune court le risque de son corps pour retrouver sa place dans le tissu du monde et effectuer un acte de passage qui le sorte enfin de la souffrance, de cet état de suspension douloureuse qui parait sans issue. Mais la mort à tout moment peut réclamer son dû.

12Les ritualités traditionnelles ont d’autant moins de valeurs aux yeux du jeune qu’il émet un jugement dépréciatif à l’encontre d’une société jugée « hypocrite », « pourrie », « nulle », discréditée à ses yeux. Quant aux personnes affectivement importantes pour lui, elles ne le rassurent pas davantage sur la valeur de son existence. Puisque la société est disqualifiée, il interroge une autre instance, métaphysique, mais puissante : s’il réussit à échapper à la mort après avoir été un instant à son contact, une autre réponse lui est donnée, positive cette fois, celle malgré tout de sa valeur personnelle. En ce sens, l’ordalie est un rite oraculaire. Elle énonce une prédiction sur l’avenir en disant si l’existence mérite qu’on aille à son terme. Ces conduites sont une manière de se jouer de la mort pour donner sens et valeur à sa vie. Nous sommes face à une anthropo-logique, à une logique de condition humaine, une manière ultime de fabriquer du sens quand tout se dérobe (Le Breton, 2002 ; 2003).

13À l’état sauvage dans notre société, l’ordalie est une quête de signification que le sujet subordonne, à son insu, au risque de mourir en se donnant une chance de s’en sortir. Sa signification vient après, elle sème dans le risque non négligeable de périr, une puissance qui peut éclore ensuite pour un temps plus ou moins long, mais dont l’individu au moment de l’épreuve ne soupçonnait guère la virtualité. En reprenant le contrôle, en devenant un acteur plus ou moins lucide de sa souffrance par l’immersion consentie dans la douleur ou le danger, il s’agit de provoquer un échange symbolique avec la mort, ou plutôt avec un signifiant au-delà du social infiniment plus puissant. Sollicitation d’une instance métaphysique pour retrouver la légitimité d’exister mais qui passe nécessairement par le risque de se perdre ou de se dépouiller d’une part de soi. Il s’agit de fabriquer de l’identité avec la douleur ou la mort en reprenant l’initiative sous la forme d’une ordalie. Échange symbolique car il faut accepter de perdre ou de se perdre, de mourir même pour pouvoir vivre mais surtout pour gagner une sensation propice de soi, se cabrer face à un manque à être et s’en délivrer, en éprouvant le sentiment que finalement la vie vaut la peine qu’on s’y attache. Forme extrême du don-contre-don sous une version que Mauss (1950) n’avait pas pressentie puisqu’il s’agit cette fois d’un contrat inconscient avec les limites, avec la possibilité de se détruire ou de se mutiler. En faisant le sacrifice d’une part de soi, ou en s’offrant au risque non négligeable de mourir, l’individu est en quête d’une modification de soi. Le sacrifice ignore ce qu’il poursuit, il s’impose à l’individu à son corps défendant, mais il est agissant en ce qu’il restaure un sentiment d’identité meurtri.

14En s’affrontant aux limites, l’individu s’arrache à ses routines et à ses repères, par sa propre volonté, il est en quête d’une autre définition de soi dont il ignore si l’épreuve qu’il s’inflige sera ou non décisive. Il en éprouve la nécessité intérieure pour savoir qui il est et où il va. Tant qu’il est dans cette recherche, la limite doit être touchée et poussée aussi loin que possible. En même temps, elle ne cesse d’être reconduite, elle n’est jamais donnée une fois pour toute, elle implique le renouvellement de l’obstacle et l’arrachement à soi-même tant que l’individu ne se reconnaît pas dans ce qu’il est. Le mouvement de la transgression procure de la puissance, mais il requiert la limite qui lui donne un sens et une valeur. « La limite et la transgression se doivent l’une et l’autre la densité de leur être : inexistence d’une limite qui ne pourrait absolument pas être franchie ; vanité en retour d’une transgression qui ne franchirait qu’une limite d’illusion ou d’ombre. Mais la limite a-t-elle une existence véritable en dehors du geste qui glorieusement la traverse et la nie. » (Foucault, 1963, p. 755). L’ordalie est une réponse de l’individu à la crise qu’il traverse. Il oppose son propre défi à l’adversité qu’il croit déceler à son encontre.

Des rites privés de conjuration de la souffrance

15Même s’il était seul dans la mise en danger, même si tous ignorent l’épreuve traversée, l’individu, en échappant à la mort, à travers les sensations éprouvées au contact du danger, découvre en lui-même des ressources inattendues. Il s’efforce de reprendre le contrôle de son existence. Sous nos yeux émergent de nouveaux rites de passage, individuels, largement répandus. Mais, ils n’incarnent plus la scansion socialement ritualisée du passage de l’adolescence à l’âge d’homme, ils marquent plutôt l’accès possible à une signification enfin touchée. La question du goût de vivre domine toutes les autres dans les conduites de risque des jeunes générations. Ces jeunes entendent se révéler à travers une adversité créée de toutes pièces : recherche délibérée de l’épreuve, inattention ou maladresse dont la signification est loin d’être indifférente. Le degré de conscience qui préside au heurt avec le monde est ici indifférent, l’inconscient joue un rôle essentiel dans l’événement. Une nécessité intérieure y domine. Si l’issue est favorable, cette approche symbolique ou réelle de la mort engendre parfois une puissance de métamorphose personnelle reconstituant le goût de vivre au moins pour un temps. Elle régénère le narcissisme personnel, restaure le sens et la valeur de l’existence propre lorsque la société échoue dans sa fonction anthropologique de dire pourquoi elle vaut d’être vécue, pourquoi l’être est préférable au néant. Dans la griserie du danger ou dans l’après-coup, le jeune a parfois le sentiment d’une mise au monde.

16Dans nos sociétés contemporaines, les conduites à risque sont à l’inverse de ce processus social. L’accès à une nouvelle dimension du goût de vivre n’est pas socialement construit par une série d’étapes concourant à un rituel établi sous le regard unanime de la communauté sociale. Aucune progression ne vient jalonner ces épreuves en les rendant désirables et prévisibles. Elles sont solitaires et s’imposent dans un contexte de déliaison sociale réelle ou vécue comme tel. Relevant d’actes impulsifs ou d’entreprises inconscientes de leur quête ultime, elles puisent dans la souffrance de ne pas trouver signification à son existence. La réponse apportée est provisoire, insuffisante parfois à assurer le sentiment de sa valeur personnelle. La société leur est hostile et met en place des structures de prévention pour les juguler ; elles provoquent la douleur des parents (ou des proches). La métamorphose de soi créée par l’épreuve, quand elle existe, n’est pas transmissible aux autres et ne relève d’aucune mémoire collective. En outre, ces conduites induisent infiniment plus de souffrances, plus de blessures ou de drames que de jubilation. La réussite de l’épreuve n’est jamais assurée, elle se paie lourdement. Loin d’être attestée par la communauté sociale, la « mutation ontologique » (M. Eliade), quand par chance elle apparaît, est strictement intime.

17Parler de rite individuel de passage pour les jeunes générations d’aujourd’hui appelle le recours à une forme clandestine et solitaire de symbolisation du goût de vivre. L’acte est singulier, il n’a de valeur que pour celui qui l’ose, l’individu n’est pas toujours lucide sur l’objet de sa quête, et s’il en réchappe, son statut social n’est en rien modifié. C’est l’être même de l’homme qui est virtuellement changé mais le recours ordalique peut se révéler un échec n’apportant pas le changement intérieur souhaité, aggravant encore la situation. Il contient cependant une révélation possible d’identité. Sa multiplication, sous des formes éparses et individuelles en fait un phénomène sociologique. Ce sont des formes de braconnage du sens, plutôt rites intimes de contrebande favorisant l’intégration sociale et le sentiment d’être garanti, d’avoir enfin rallié une signification à son existence. Le comportement ordalique dans sa diversité infinie est une réponse douloureuse et intime aux failles culturelles et sociales. Il est une sorte d’ultime recours pour celui qui pense n’avoir de toutes façons plus rien à perdre. Dans nos sociétés le rite individuel de passage est une réplique douloureuse à l’exclusion du sens. C’est une échappée belle hors de la liminarité.

18Quand le monde ne se donne plus sous les auspices du sens et de la valeur, l’individu dispose alors d’un ultime recours en empruntant des espaces peu fréquentés au risque de périr. En se jetant contre le monde, en se lacérant ou en se brûlant la peau, il cherche à s’assurer de soi ; il éprouve son existence, sa valeur personnelle. Il cherche la limite lui permettant de vivre. La confrontation au monde s’impose à travers l’invention de rites intimes de contrebande. Par le sacrifice d’une parcelle de soi, il s’efforce de sauver l’essentiel. En s’infligeant une douleur contrôlée, il lutte contre une souffrance infiniment plus lourde à porter. Sauver la forêt implique d’en sacrifier une partie. Telle est la part du feu. Pour continuer à vivre, il faut parfois se faire mal pour avoir moins mal (Le Breton, 2003).

19Naître ou grandir ne suffit plus pour accéder à une place de plein droit à l’intérieur du lien social, il faut conquérir son droit à exister. La mise à l’épreuve de soi, sur un mode individuel, est l’une des formes de cristallisation moderne de l’identité quand le jeune est en souffrance, en suspension avec une impossibilité d’entrer dans la vie. Il interroge métaphoriquement la mort en passant avec elle un contrat symbolique le justifiant d’exister. Nombre de ces prises de risque donnent enfin l’impression de vivre par le contact qu’elles suscitent avec le monde, les sensations provoquées, la jubilation éprouvée, l’estime de soi qu’elles mobilisent. Loin d’être purement destructrices, elles relèvent d’une expérimentation de soi, d’une recherche tâtonnante de limites. Si les autres modes de symbolisation ont échoué, échapper à la mort, réussir l’épreuve, administrent la preuve ultime qu’une garantie règne sur son existence. Ces épreuves sont des rites intimes, privés, autoréférentiels, « insus », détachés de toute croyance, et tournant le dos à une société qui cherche à les prévenir. Parfois même, elles provoquent un sentiment de renaissance personnelle, elles se muent en formes d’auto-initiation (Le Breton, 2002 ; 2003).

Notes

  • [1]
    J. Lacan, Séminaire « L’angoisse », inédit.
Français

Dans un contexte de crise existentielle chez les jeunes générations, si les autres modes de symbolisation ont échoué, échapper à la mort, réussir l’épreuve, administrent la preuve ultime qu’une garantie règne sur son existence. Ces épreuves sont des rites intimes, privés, autoréférentiels, insus, détachés de toute croyance, et tournant le dos à une société qui cherche à les prévenir. Parfois elles provoquent un sentiment de renaissance personnelle, elles se muent en formes d’auto-initiation.

Mots-clés

  • rite
  • individualisme
  • conduites à risque
  • scarification
  • adolescence

Références bibliographiques

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  • En ligneFoucault, M., « Préface à la transgression », Critique, n° 195-196, 1963.
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David Le Breton
Université Marc Bloch, Strasbourg
David Le Breton, professeur de sociologie à l’université Marc Bloch de Strasbourg et membre du laboratoire URA-CNRS cultures et sociétés en Europe.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/23995
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