CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les classifications et l’étiquetage des groupes humains selon leur apparence, leur culture, leur organisation, leurs valeurs... continuent de faire partie des travaux proposés aux sciences humaines et sociales. Les concepts en sciences humaines sont des moyens pour décrire l’interaction entre les structures et les hommes comme la question des organisations ou des identités. Avec des concepts comme « peuple », « nation », « classe sociale », voire « race », nous entrons dans la catégorie des individus collectifs, non pas en tant qu’échantillon de telle ou telle forme de l’espèce humaine, mais comme construction sociale.

2Le terme « peuple » est polysémique. La définition du « peuple » donnée par le Larousse du xixe siècle est à la fois « la multitude d’hommes qui n’habitent pas forcément le même pays mais qui ont un lien qui les unit (origine, religion…) » et aussi « la partie la plus nombreuse et la moins riche ou la moins privilégiée de la population d’un État », celle qui constitue une foule, une multitude sans distinction. Cette distinction entre identités et classes sociales et économiques est une construction sociologique du xixe siècle opposant une approche culturelle qui ouvrira le champ à la psychologie ethnique, à une approche sociale qui préfigure la désignation du prolétariat comme peuple laborieux, exploité et exploitable.

3L’autre concept est bien sûr celui de citoyen, formule moderne reprenant l’idée de « peuple » mais sans populisme, et formalisé par Schnapper (1994). Cette citoyenneté qui désigne les droits et les devoirs conférés par l’État à des individus vivant sur un même territoire et soumis à des lois communes s’oppose souvent à la nationalité qui est une construction identitaire découlant de l’appartenance à une communauté humaine définie généralement par des critères ethniques. La notion de peuple devient alors une affaire idéologique entre Allemands et Français avec celle de Herder basée sur le droit du sang (jus sanguinis), intégrant le principe généalogique donc d’identité biologique, et celle de Renan basée sur le droit du sol (jus soli), s’appuyant sur le rassemblement volontaire d’individus, donc sur un pacte civique national. Comme classification bonne à penser, le « Peuple » se définirait comme l’association volontaire d’une population avec des idéaux communs et une histoire commune, tout du moins relue de façon commune.

Culture vs nature

4Dans les types d’organisations humaines les plus anciennes, les limites de la société coïncident avec celles de la tribu. Le peuple se reconnaît et s’identifie au travers d’un système symbolique (clan et totem ou encore l’ancêtre et sa descendance) qui lui procure à la fois une reconnaissance et une appartenance. Chacun est positionné dans son groupe social et l’histoire individuelle est essentiellement construite dans un parcours collectif.

5Par la suite, la multiplicité des hommes durant l’Antiquité classique va construire la notion de classe, le peuple de Rome s’opposant aux Patriciens. Les jeux du cirque apparaissent comme la préfiguration de la notion de culture populaire fabriquée par l’élite dans un but de distraction et surtout de régulation sociale. Ceci crée un sentiment identitaire pour le peuple face à la mise à mort d’êtres déclassés, les esclaves.

6Le peuple, dans la construction théocratique, constitue une masse indistincte, informe qui doit être prise en charge par le pasteur, le guide. Celui-ci est toujours issu du peuple ou revendiqué comme tel, et la qualité transcendante peut lui être fournie soit par ses qualités extraordinaires, soit par une révélation transcendantale qui le place hors du commun.

7Une des réponses à cette construction théocratique est proposée par l’anthropologie physique du xixe siècle qui chercha, par la mesure et la classification, à intégrer une vision naturelle de l’homme. La sociologie et la psychologie ethnique (Letourneux, 1880), la craniométrie (Broca, 1860-63) et l’anthropométrie seront les outils de ce processus d’identification puis de classification. Le peuple français est-il reconnaissable et distinguable du peuple allemand ? Ce sont Edwards (1829) et Amédée Thierry (1828) qui ont proposé une histoire des peuples à partir de considérations raciales, c’est-à-dire s’appuyant sur une identité biologique. Pour Amédée Thierry, la race peut finir en tant que nation pris dans le sens de civilisation « ce costume des races humaines » (1844, III, 452), puisque celui-ci ne modifierait pas l’essence de la race (et du peuple qu’elle représente) mais en serait simplement l’expression car il n’y aurait pas de structuration du peuple par la culture ou par l’éducation. L’identité biologique réduite dans le terme de « race » serait soumise à un déterministe qui interdirait toute émancipation et constituerait une référence intangible tant pour le peuple que pour ses élites. Pour Augustin Thierry, les classes dirigeantes ou dirigées (le peuple) seraient les produits directs des peuples conquérants et des peuples asservis (1825, V-VI), comme en Angleterre (Saxons vs Normands) ou en France (Francs vs Gallo-Romains). Le peuple serait porteur d’une hérédité transmise et à transmettre, objectivable par l’histoire, la culture, mais surtout par des critères naturalistes (anatomiques en particulier). C’est ainsi qu’Heiddeger définira le peuple, comme une « unité de sang, de souche et de race ».

Peuple vs population

8Le terme de « peuple » est à rapprocher d’un autre concept, celui de « population » qui constitue une donnée plus objective et qui apparaît avec la statistique (Le Bras, 2000). Bien qu’elle représente l’ensemble des habitants, celle-ci va catégoriser puis contraindre. C’est aussi un concept opératoire qui renvoie à la fois au nombre des hommes et à des modèles d’organisation sociale. À ce niveau, la collection d’individus n’est plus pertinente, mais la population oui. On impose des normes et des niveaux hiérarchiques à cette entité. Pour Foucault (2004), la population, c’est un ensemble avec finalement deux extrémités : d’une part l’espèce humaine, et d’autre part le public avec toutes les possibilités inscrites à l’intérieur de ce vaste champ. C’est dans cet écart que l’on va pouvoir identifier des catégories et observer des comportements (à travers des enquêtes et des questionnaires), ce qui aura pour effet de modifier la position du peuple, celui-ci passant d’objet à sujet historique. Cette entité est prise comme sujet politique, alors que la population se situe et demeure à un niveau économique et social. La « nation » devient peu à peu (jusqu’aux nationalismes) la forme d’identification qui exaltera la constitution du peuple comme titulaire de la souveraineté. Cette proposition de Rousseau (1762) reposait sur un contrat social qui produit le peuple et qui ne lui préexiste pas. Par rapport à la « population » qui était un critère opératoire efficace, ce mode d’instrumentalisation du peuple par la bourgeoisie proposé par la bourgeoisie visait à légitimer un pouvoir laïc par rapport à un pouvoir absolutiste de droit divin. On passe ainsi d’un mode de désignation transcendant à un mode de légitimation de la représentation immanente.

9Les peuples d’aujourd’hui peuvent exister sans État et non l’inverse. Ainsi, le « peuple irakien » est évidemment un concept global, un métalangage politique ne reposant sur aucune réalité identitaire historique ou culturelle (Arabes sunnites, Arabes chiites, Kurdes, Arabes chrétiens…) ; l’identité nouvelle dévolue aux Irakiens est proposée uniquement au travers de valeurs économiques par le prisme du « prêt à penser » américain et non d’aspirations communes qui permettraient, par exemple, de dépasser les antagonismes religieux. La réalité du peuple irakien, c’était une ethnie particulière qui contrôlait l’État et tenait en situation d’infériorité les groupes n’appartenant pas à la même ethnie ou à la même religion, ce qui ne pouvait aboutir qu’à un conflit. Ainsi, ce type de nation est constitué par une partie de la population qui se reconnaît dans l’État et au travers de l’État. Elle se croit ainsi légitimée à revendiquer l’identité intégrale du peuple, alors même qu’elle ne représente qu’une partie de celui-ci et de la nation. C’est une figure de synecdoque politique.

Populaire vs populisme

10Dans le cadre d’une compréhension politique et/ou idéologique, le peuple se confondrait avec le prolétariat. C’est la valorisation de cette représentation qui va envahir la mise en forme de la culture populaire pour se confondre avec elle. Si elle a pu superposer les termes de « communiste », d’« intellectuel » et bien sûr de « culture » dans une entité saine, authentique, c’est parce qu’il s’agit toujours d’une culture pour le peuple et non du peuple ou par le peuple. Le théâtre populaire de Vilar, en mettant en scène tant Shakespeare que Brecht, avait un projet, celui de donner à voir au peuple des œuvres jusqu’alors d’accès réservé à une élite, pour que le peuple devienne l’élite éclairée. Ceci se positionne de manière complètement orthogonale avec le « peuple » des exhibitions populaires, reprise aujourd’hui par les médias (Loft Story et autres académies) ; le peuple n’est plus transcendé par une tension partagée vers des valeurs communes mais par une survalorisation des composantes particulières du peuple (exhibition du corps ou des problèmes intimes, performances individuelles dans des émissions télévisées). Cette « démocratisation » de l’expression des singularités populaires vide de son contenu universel le sentiment d’appartenance à l’entité peuple. Est-ce que la culture de masse, rendue populaire par l’idéologie des médias, sera suffisante pour remplacer, comme elle prétend y aspirer, la culture du peuple.

11Ce qui amène le populisme, c’est une non-reconnaissance de maturité politique, une infantilisation de la masse silencieuse (opposition entre peuple et population), une mise en tutelle, c’est-à-dire la pastorale chrétienne dans laquelle le peuple est l’entité docile que l’on doit protéger. Cette protection passe par la découverte de l’ennemi responsable de tous les maux, ennemi de l’intérieur, que l’on désigne aux masses. Le populisme est un phénomène de transition, brutal, souvent éphémère qui se développe durant des crises économiques et sociales généralisées (Dorna, 1999) mais qui sont surtout identitaires pour le peuple et qui nécessitent un chef charismatique, un guide, un pasteur.

12L’idéologie populiste fait du peuple une entité unifiée et indivisible avec une référence nationale ou régionale. Le populisme parvient grâce à un discours mythique à abolir toute distance entre administrés et décideurs pour revendiquer un corps social homogène. En ce sens, le populisme s’oppose à démocratie qui reconnaît des classes, des groupes à intérêts opposés, qu’ils soient locaux ou économiques, voire confessionnels. Le discours populiste de l’extrême droite qui s’empare des voix populaires oppose ainsi le peuple aux élites (Taguieff, 2002), peuple qui est alors pris entre haine de soi et peur de l’autre.

Le peuple aujourd’hui

13Les catégories conceptuelles nouvelles comme immigration, intégration, identité, communauté, banlieues sont difficiles à penser en termes de peuple car elles renvoient toujours à des niveaux hiérarchiques (sexe, ethnie, voire catégorisation biologique comme « race »). De ce fait, les groupes de référence se positionnent par rapport à un modèle, et le concept de « peuple » correspond à la fabrication d’une identité au moyen d’une norme (homme, blanc, sans qualité) et de sa limite. Cette norme s’est construite dans le registre de l’altérité pour la pensée moderne occidentale, et le terme de race s’est vu substituer celui d’ethnie qui renvoie à des classifications plus concrètes : linguistiques, culturelles voire territoriales. Il s’appuie sur le concept d’ethnos, relevant du discours ecclésiastique servant initialement à désigner les Païens, c’est-à-dire ceux qui seront classés en peuples ou nations avant le xixe siècle puis en races ou tribus après. En effet, avec les développements des travaux anthropologiques puis ethnologiques, les termes de « nations » seront réservés à l’usage des États occidentaux (civilisés) et le terme de « peuple », porteur d’un destin historique comme l’ont montré Edwards ou Thierry, est trop noble pour la qualification des sauvages (Taylor, 1991). Les nations (par exemple, la nation indienne) seront renvoyées dans un nouveau champ, celui de l’ethnique, mais dont la réalité, après la fin de la période des grandes décolonisations des années 1960, sera à son tour remise en cause (Amselle et M’Bokolo, 1985).

14Aujourd’hui, le glissement sémantique fait que l’usage du terme « peuple » sert davantage à désigner qu’à décrire les qualités intrinsèques de l’objet (le peuple de la mer, le peuple noir, le peuple de gauche et même le peuple singe).

15La recomposition identitaire du peuple traditionnel par l’intégration plus ou moins acceptée des nouveaux membres issus de la décolonisation et de l’immigration provoque un double mouvement, d’une part une réaction identitaire nationaliste des extrêmes, et d’autre part un repli communautaire mettant en péril la communication et l’unité du peuple en provoquant des processus de rejet et d’exclusion. Ceci sous couvert d’incapacité d’adaptation proclamée pour ces nouvelles classes « dangereuses » qui ne sont pas sans rappeler celles décrites par Buret dans son travail sur les villes en 1840, lorsqu’il s’interrogeait sur les ouvriers « isolés de la nation » (c’est-à-dire de la classe bourgeoise), ce qui rejoint les angoisses concernant la transformation des classes laborieuses en classes dangereuses (Chevalier, 1958). Reste une troisième catégorie, en train de se construire, celle d’une société multiculturelle, souvent interprétée comme une régénération du peuple (Amselle, 1996). Alors qu’en réalité, on assiste à la constitution d’une identité métisse, conjuguant l’hétérogénéité dans une nouvelle définition du peuple : une unité plurielle. Celle-ci constitue bien sûr un nouveau mode de socialisation qui propose une alternative politique au nouvel ordre de la mondialisation.

Français

Le terme de peuple est polysémique. Il renvoie à un certain nombre de figurations : théologique, historique, raciale, sociologique, ethnologique. Il s’est ainsi vu proposé des définitions l’intégrant dans des formes naturalisantes puis naturelles, culturelles puis sociologiques. Le passage du concept de peuple à celui de population indique une rupture sémantique importante en construisant un objet mesurable, donc étudiable. Mais, contrairement au peuple, la population est un objet complexe qui échappe au projet politique. Et réduire la population au peuple, c’est introduire le nationalisme et le populisme dont la vérité non éclairée l’égare. La réalité du peuple d’aujourd’hui est une identité métisse qui propose et oblige à un nouveau mode de socialisation.

Mots-clés

  • peuple
  • race
  • population
  • ethnos
  • métissage

Références bibliographiques

  • Amselle, J.-L., Vers un multiculturalisme français, Paris, Aubier, 1996.
  • Amselle, J.-L., M’BOkolo, E., Au cœur de l’ethnie, Paris, La Découverte, 1985.
  • Broca, P., « Recherches sur l’ethnologie de la France », Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, 1861-63, I, p. 1-57.
  • Buret, E., De la misère des classes ouvrières en Angleterre et en France, Paris, Paulin, 1840.
  • Chevalier, L., Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Plon, 1958.
  • Dorna, A., Le Populisme, Paris, PUF, 1999.
  • Edwards, W. F., Des caractères physiologiques des races humaines considérées dans leurs rapports avec l’histoire : lettre à M. Amédée Thierry, auteur de l’histoire des Gaulois, Paris, Compère jeune, 1829.
  • Foucault, M., Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.
  • En ligneLe Bras, H., L’Invention des populations. Biologie, idéologie et politique, Paris, Odile Jacob, 2000.
  • Rousseau, J.-J., Du contrat social, à Amsterdam, 1762.
  • Schnapper, D., La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.
  • Taguieff, P.-A., L’Illusion populiste, Paris, Berg international, 2002.
  • Taylor, M.-C., Article « Ethnie » in Bonte, P., Izard, M. (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991, p. 242-244.
  • Thierry, Amédée, Histoire des Gaulois, (3 vol.), 3e édition augmentée, Paris, Labitte, 1844 (1828).
  • Thierry, Augustin, Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, Paris, Didot, 1825.
Gilles Boëtsch
Gilles Boëtsch, directeur de recherche au CNRS, UMR, unité d’anthropologie-adaptabilité biologique et culturelle. Université de la Méditerranée, faculté de médecine, Marseille.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/8986
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