1Initiée principalement autour de la question du livre et de ses lectures, la rencontre entre les historiens et « le populaire » constitua un événement scientifique majeur et tumultueux, dont les conséquences épistémologiques pèsent encore lourdement sur les recherches contemporaines. En limitant ici le propos à l’historiographie de la France, où la notion de peuple se décline de façon spécifique, fort différente en tout cas des acceptions anglo-saxonnes, on voudrait montrer les trois temps de cette rencontre, qui firent successivement du « populaire » le lieu d’une espérance, puis celui d’une controverse, avant de se constituer peu à peu en no man’s land et non-lieu de recherche.
Le lieu d’une espérance
2Si les travaux d’Arnold Van Gennep, puis ceux d’historiens comme Marc Bloch ou Georges Lefebvre ont, au début du xxe siècle, enregistré les premières convergences, ce n’est vraiment qu’à compter des années 1960 que la « culture populaire » fut érigée, sans protocole méthodologique particulier, en objet et interrogation d’histoire. Le contexte y était particulièrement favorable : aux inquiétudes multiformes que suscitaient alors les modèles conquérants de la culture de masse répondait la forte espérance en un changement politique et social radical. L’heure était à l’étude des dominés (marginaux, criminels, déviants et exclus de toutes sortes), dont les comportements étaient perçus comme autant de résistances, de dissidences ou de rapports de force dans le champ du pouvoir. Dans le sillage des premiers travaux de Michel Foucault (1961), on espérait ainsi suivre dans les marges ou les écarts de l’histoire les fils enchevêtrés des procès de normalisation et de contrôle social. Les territoires du populaire se paraient alors de toutes les vertus : les classes dominées y révélaient leurs désirs et leurs aspirations, les stratégies du pouvoir s’y déployaient à nu, l’espace de la bataille s’y offrait au regard. Sur fond de carnaval et de fête collective, le « populaire » donnait à la parole des pauvres, des femmes, des jeunes, des victimes, des vaincus, le moyen de venir buter contre l’emprise du pouvoir, de s’inscrire dans ses interstices, d’en gripper les rouages. Cet espoir fut d’autant plus fort qu’il s’articulait avec le projet, alors en plein essor, d’une histoire des mentalités, ou anthropologie historique, qui s’employait à saisir les attitudes, les valeurs ou les imaginaires du plus grand nombre.
3La publication en 1964 du livre de Robert Mandrou sur la Bibliothèque bleue et les « mentalités populaires » de l’époque moderne ouvrit donc un ample et très productif espace historique. Il fut rapidement suivi de nombreux travaux parallèles, consacrés aux contes et aux récits populaires (Soriano), aux almanachs (Bollème), aux croyances, aux rituels, aux fêtes, aux révoltes, bref à l’ensemble des activités ordinaires où l’anthropologique pouvait croiser l’idéologique. L’affaissement des frontières, longtemps étanches, entre ethnologie et histoire, et l’invention de concepts comme celui de sociabilité permirent aux historiens d’intégrer à leurs questionnements toute une série de pratiques reléguées jusque là dans le domaine déprécié du folklore, et désormais revendiquées comme éléments de l’histoire (Agulhon, 1970). L’édition en sciences humaines, alors en pleine croissance, publiait sans états d’âme et n’hésitait pas à rééditer les classiques d’une culture retrouvée. Le renouveau du musée des Arts et Traditions populaires, qui s’installe en 1969 dans les bâtiments du bois de Boulogne, porte la trace de cette dynamique.
4Trois idées principales structuraient ces travaux. La première, inspirée pour partie des travaux de Bakthine (1965), signalait l’assez forte autonomie du corpus populaire, clairement distinct d’une production savante avec laquelle les ponts semblaient résolument coupés. Un « système » populaire en résultait, marqué par des traits rémanents, et le fort symbolisme des pratiques et des rites. D’où, deuxième idée générale traversant ces ouvrages, la possibilité d’identifier cette culture, d’en inventorier les formes et d’en saisir le sens à partir de la seule saisie descriptive des textes, des gestes ou des croyances donnés comme populaires. Robert Mandrou explique ainsi que l’étude des contenus des livres bleus et des récits de colportage donne accès aux mentalités et aux sensibilités populaires. Thèmes, motifs ou lacunes du répertoire renvoient aux structures mentales du peuple et permettent de reconstituer « un niveau culturel, ou encore un contenu de mentalité » (Mandrou, 1964, p. 30). La dernière grande idée concernait le destin historique de cette culture, sorte de socle ou de fonds marqué par l’inertie et par le conformisme, mais confronté à une volonté de répression, de disqualification ou d’érosion émanant des sphères de la culture savante, puis de la culture de masse. Dominée, malheureuse, la culture populaire était aussi condamnée à disparaître par dilution ou acculturation, d’où l’importance des travaux qui s’attachaient à en exhumer les traces.
Le lieu d’une controverse
5Ce démarrage fut suivi d’une très vive controverse qui, à compter du début des années 1970, révoqua en doute les principales conclusions de ces travaux et imposa une série de déplacements en chaîne. Le point de départ fut la contestation du découpage entre « savant » et « populaire », utilisée comme allant de soi par Mandrou et ses suiveurs. Dans un article resté fameux, Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel (1970) récusèrent cette partition du monde en deux entités autonomes, qui opposerait une culture savante, acculturante et répressive, à une culture populaire dominée, mais authentique. Loin d’être un espace souverain, expliquent-ils, le « populaire » n’est que le produit d’un regard, d’une assignation et surtout d’une disqualification, apposés par les élites sur certaines pratiques ou objets jugés indignes. « La culture populaire est une catégorie savante », résuma quelques années plus tard Roger Chartier (1996, p. 205). Redoublant la coupure élaborée par les puissants et les clercs, son usage contribuait donc à reproduire le procès de normalisation. C’était rendre au peuple un culte castrateur.
6En résultait évidemment l’impossibilité de recevoir comme « populaires » des lectures ou des gestes précisément affichés comme tels. Une autre interrogation s’y ajoutait : des livres, des textes, des pratiques configurent-ils un niveau culturel, et a fortiori une vision du monde ? Ne risquait-on pas ici la tautologie : expliquer le succès des livres populaires par son homologie avec des mentalités décrites à partir des ces mêmes livres ? Un texte n’est pas une mentalité ; entre les contextes de sa production et les horizons de sa réception vient s’immiscer toute la gamme de ses usages, et des écarts sociaux qui les fondent. Aux découpages binaires et normatifs s’opposait désormais l’attention aux modes d’échanges ou de circulation, à la réception différenciée de matériaux communs. Roger Chartier montrait ainsi que les ouvrages de la Bibliothèque bleue procédaient d’une série d’opérations très complexes qui en faisaient des textes mixtes, issus de la tradition savante, mais adaptés et devenus objets de lectures partagées. Dans ces conditions, l’étude devait moins porter sur les contenus et les niveaux de culture induits que sur les modes d’appropriation et la dynamique des échanges. Adossés aux travaux plus anciens, mais traduits seulement en 1970, de Richard Hoggart sur la complexité des usages ouvriers de la culture, les historiens insistaient désormais sur la forte mobilité des approches et du sens. Carlo Ginzburg (1976) soulignait ainsi le caractère pluriel et enchevêtré des lectures d’un meunier du xvie siècle, tandis que Michel de Certeau (1980) précisait les notions d’« appropriation » et d’« arts de faire ». Bien davantage que des assignations sociales, il s’agissait de repérer des pratiques actives et créatrices, faites d’écarts, de jeux, de détournements et de reformulations. À l’autonomie se substituaient l’échange et la circulation. On contesta dans la foulée le caractère immobile du vieux fonds populaire et rural, produit d’une reconstruction échelonnée du xviiie au xxe siècle, ainsi que le scénario du destin malheureux de la culture populaire, victime d’une répression tour à tour repérable à la fin du xiiie siècle, au mitan du xviie, dans les années 1870-1914 ou encore au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
7D’autres critiques venaient encore s’y ajouter, déplorant notamment l’effet de réification d’un « peuple » qu’on invitait plutôt à saisir dans l’écheveau complexe de ses tensions et de ses clivages (de genre, de classe, d’âge, de nation, de région, de religion, etc.). Le peuple était un univers pluriel et polyphonique, sans doute traversé de quelques constantes, mais finalement porté par une dynamique d’ensemble plus centripète que centrifuge. Le soupçon idéologique pesait enfin sur la catégorie. De Certeau (1970, p. 64) avait souligné que les motifs dégagés par Mandrou « définissent moins le contenu d’une culture populaire que le regard porté sur elle par l’historien ». Les sociologues allèrent plus loin. « Épithète magique », écrit Pierre Bourdieu (1984, p. 98), le populaire « doit ses vertus dans la production savante, au fait que chacun peut, comme dans un test projectif, en manipuler inconsciemment l’extension pour l’ajuster à ses intérêts ». Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (1989) pointèrent quelques années plus tard les principaux écueils de son usage savant : le populisme d’une part, approche plus culturelle qui insiste sur l’autonomie des pratiques populaires et finit par s’égarer dans le pathos de la réhabilitation ; le misérabilisme de l’autre, lecture plus idéologique qui met l’accent sur les mécanismes de la domination, et finit par retrouver les chemins du légitimisme culturel.
Un no man’s land ?
8Si une telle polémique, qui prit à certains moments des accents vifs et personnels, n’a pas totalement étouffé les travaux entrepris dans les voies ouvertes par Robert Mandrou (Muchembled, 1978 ; Garnot, 1990), elle en a cependant nettement bridé la dynamique, ou infléchi les perspectives vers une histoire plus matérielle des livres : mobilité des catalogues, circulation et renouvellement des formes éditoriales (Andriès, 1989), attention croissante aux structures de production et de diffusion de l’imprimé (Mollier, 2001). Elle a surtout suscité une profonde gêne à l’égard de l’adjectif « populaire », aux sources d’infinies contorsions lexicales : recours généralisé et parfois peu crédible aux guillemets, usage de termes ou d’expressions de substitution, généralement peu ou pas explicités (culture « ordinaire », « quotidienne », « moyenne », « de grande diffusion », « de large circulation », etc.). L’embarras a perduré face à une « notion précocement usée » (Revel, 1986, p. 223), mais que nul concept alternatif n’était venu relayer. Car si la plus grande partie des historiens reconnut généralement la pertinence des critiques à l’encontre du populaire comme corpus ou comme « système », l’extrême difficulté, notamment documentaire, à le saisir dans le jeu complexe de ses usages ou de ses appropriations contribua pour partie à geler ce chantier, à tout le moins pour l’histoire du contemporain où ces débats eurent souvent des effets intimidants, et parfois anesthésiants. Un manque en résulta, et un domaine qui demeura largement en friche.
9Car s’il n’existe pas de « culture populaire », nul doute en revanche qu’il existe des classes populaires, lesquelles partagent un certain nombre de pratiques, d’attitudes ou de modes de consommation culturelle. Quelques avancées majeures ont été accomplies dans cette perspective, à l’image de l’enquête menée par Anne-Marie Thiesse (1984) sur les lectures populaires à la Belle Époque. Mais l’exemple ne fut guère suivi et, à quelques exceptions près, les usages populaires de la culture ont été délaissés par les historiens du contemporain, abandonnés à d’autres disciplines (sociologie, anthropologie, « études culturelles ») ou à une littérature pittoresque qui n’a jamais cessé de s’intéresser aux images, aux chansons ou aux loisirs du plus grand nombre. Concernant l’histoire des deux derniers siècles, le déficit est particulièrement flagrant. Il l’est par exemple dans le domaine des cultures orales ou locales, où l’analyse par ailleurs indispensable de leur invention et réinventions savantes a occulté celle des manières de faire qui les constituent également. La persistance et l’emprise des parlers vernaculaires après l’école ferryste demeure ainsi insuffisamment appréciée par l’historiographie. La disparition programmée du musée des ATP porte trace de ce renoncement. Mais le manque affecte aussi des secteurs essentiels comme celui des cultures ouvrières, peu travaillées par les historiens depuis les grandes thèses d’histoire sociale des années 1970 et le reflux de l’assimilation avec la culture syndicale. La lecture exceptée, un immense angle mort embrasse, aux xixe et premier xxe siècle, les pratiques culturelles des milieux populaires urbains (celles du monde rural, davantage imbriquées dans les cycles du travail agricole ou de l’ordonnancement religieux, n’ont pas souffert du même abandon). Quid en effet des sociabilités de la rue, du café-tabac, du monde des paris et des jeux ? Quid de l’univers faubourien, de ses valeurs et de sa langue, des hiérarchies ou du fonctionnement de ce qui pourrait être un « canon » populaire (Botrel) ? Que sait-on des virées du boulevard ou de la fête foraine, des jeux de ballons sur les terrains vagues ou de l’amour à la sauvette qui les remplace la nuit venue ? Beaucoup de choses sans doute, mais rien qui les restitue dans un horizon cohérent de pratiques, dans les dispositifs sensibles, symboliques, économiques ou sociaux qui les fondent. Or, en dépit de pratiques évidemment différenciées, c’est aussi comme cela qu’ils fonctionnent, non pas comme système clos et autonome, mais comme un ensemble d’expériences à la fois mobiles, ouvertes et partagées, ne serait-ce que par le poids des contraintes sociales qui les constituent ou par le jeu des considérations dont elles sont investies. Il y a là un chantier à la mesure de la jeune histoire culturelle, aujourd’hui si dynamique (Poirier, 2004), si elle accepte de croiser l’analyse des objets et de leurs usages avec celle des multiples attentes et des significations que leur donnent les acteurs de l’histoire.