1La question du peuple et, corrélativement, celle de l’expression publique travaillent les théories philosophiques politiques des xviiie et xixe siècles. Elles sont généralement posées pour traiter du problème du rapport du peuple à l’État, et réciproquement. Dans cette optique, un clivage classique peut être mis en évidence selon qu’est privilégiée ou non une conception contractualiste de l’état civil, conduisant à différencier des auteurs comme, d’une part, Rousseau et Kant et, d’autre part, Hegel et Marx. Un examen attentif montre que ces théories politiques sont largement concernées par le problème de l’unité et de la division du peuple concret, et de ses expressions publiques.
Le peuple du contrat social : révolution ou réforme
2Si l’idée même de contrat social rapproche Kant de Rousseau, en revanche, les thèses subversives du second ne peuvent manquer d’être atténuées par le premier. Dans cette perspective, l’opinion publique et le principe de publicité constituent des révélateurs des deux conceptions du contrat social.
Le peuple idéal de Rousseau
3Dans l’esprit de Rousseau, l’ordre social (ou civil) est un droit sacré, mais il n’est pas naturel : il est fondé sur des conventions. De ce point de vue, la force et le joug contraignant l’homme s’avèrent pouvoir être mis en cause par l’homme lui-même, qui, né libre, est apte à reprendre sa liberté. En d’autres termes, l’asservissement des hommes à un maître crée une agrégation, mais pas une association du peuple et de son chef. C’est pourquoi, dit Rousseau, avant même de considérer comment un peuple se donne un roi par délibération publique, il convient « d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple » (Du contrat social, livre I, chapitre V, 1762). Il s’agit donc de trouver une forme d’association délibérée qui puisse défendre et protéger « de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (Livre I, chapitre VI).
4On définit ainsi le peuple comme étant constitué de l’ensemble des associés, c’est-à-dire des citoyens, en tant qu’ils participent à l’autorité souveraine, et des sujets, en tant qu’ils sont soumis aux lois. L’unité conceptuelle entre les rôles de citoyen et de sujet se situe dans la notion de volonté générale qui est, non pas la volonté de tous comme somme de volontés particulières/privées, mais la manifestation de l’intérêt commun. Dans ce cas apparaît explicitement le problème du mode de construction de la volonté générale. Si Rousseau est favorable à la démocratie comme mode de gouvernement, il n’en relève pas moins les difficultés à la mettre en œuvre.
5En effet, la démocratie suppose un « État très petit, où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres » (Livre IV, chap. IV). Si ces conditions de liberté et d’égalité étaient réunies, « si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne » (Livre II, chap. III). Or, la démocratie implique également l’égalité des fortunes et peu de luxe, car ce dernier est corrupteur tant du riche que du pauvre. Le peuple idéalisé est dès lors menacé par une tendance à la constitution des associations partielles : « la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’État » (ibid.). C’est pourquoi, quand une de ces associations l’emporte sur toutes les autres, il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est plus qu’un avis particulier.
6Il reste ainsi à comprendre comment échapper à ce divorce entre l’idéalité du peuple et la tendance concrète à l’inégalité et à la différenciation. Pour cela, Rousseau nous laisse sans réponse. Et celle de Kant ne nous aide pas nécessairement à mieux comprendre Rousseau.
Kant, les citoyens et la publicité
7Avec la formulation des caractéristiques fournies par sa Doctrine du droit, qui est la première partie de la Métaphysique des mœurs, Kant s’avère proche de Rousseau : le contrat originaire constitue l’acte par lequel tous (tout le monde et chacun) abandonnent dans le peuple leur liberté extérieure pour la retrouver comme membre d’une République, c’est-à-dire d’un peuple considéré comme État (§ 47). Le peuple n’est donc pas une simple multiplicité d’hommes : c’est la Constitution qui forme simultanément le peuple et l’État comme chose publique. Il importe donc de considérer la façon dont se construisent les « lois juridiques » qui fondent peuple et État.
8Kant nous indique que le pouvoir législatif ne peut appartenir qu’à la volonté unifiée, collective du peuple. Ceci lui permet de définir, à la fois, la catégorie de citoyens, comme membres de l’État unis en vue d’une législation, et les « attributs juridiques indissociables de leur essence » : « la liberté de n’obéir à aucune autre loi qu’à celle à laquelle ils ont donné leur consentement ; l’égalité civile qui consiste à ne reconnaître dans le peuple d’autre supérieur… ; l’indépendance civile, qui consiste à ne devoir son existence et sa conservation qu’à ses propres droits et à ses propres forces comme membres de la république… » (§ 46).
9Si liberté et égalité apparaissent comme des notions compatibles avec les conceptions rousseauistes, il n’en va pas de même pour la notion d’indépendance qui conduit Kant à différencier deux catégories de citoyens : les « citoyens actifs » et les « citoyens passifs ». Par cette seconde expression, Kant désigne tous ceux qui ne disposent pas de leur libre-arbitre : les employés (salariés) autres que ceux de l’État, les mineurs, les femmes, c’est-à-dire toutes « les personnes qui pour pourvoir à leur existence (nourriture et protection) ne dépendent pas de leur propre activité, mais de la volonté d’un autre (sauf de l’État)… » (§ 46, remarque). Or, dans la mesure où ces individus passifs sont, certes, constitutifs d’un peuple et participants de l’État, mais où, également, ils n’ont pas la capacité d’agir envers l’État et de l’organiser, cette démarche aboutit à une partition de la citoyenneté.
10Cette partition, à y regarder de près, est redoublée, annoncée d’une certaine manière, par le principe de publicité, qui est une pierre angulaire de la pensée kantienne. Ce principe est exposé, notamment, dans un texte de 1795 intitulé : « Vers la paix perpétuelle, esquisse philosophique », plus précisément dans l’appendice II. Il trace une limite infranchissable, en deçà de laquelle il n’est pas de droit public, donc pas de droit du tout. Le principe de publicité, qui s’oppose au secret, est ainsi érigé en principe transcendantal, en impératif délaissant toutes conditions empiriques : « Toutes les maximes qui exigent (pour ne pas manquer leur fin) la publicité, s’accordent avec le droit et la politique réunies. »
11Cette maxime doit être rapprochée de la notion d’usage public de la raison, développée dans un texte de 1784, titré : « Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ? ». Kant y traite de l’usage public de la raison « comme la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom ». En distinguant l’usage public de la raison de son usage dans une fonction déterminée, usage privé commandant généralement la retenue et l’obéissance, Kant entend par là l’usage « que l’on en fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit ». Même si chacun des citoyens, et tout particulièrement le prêtre en tant que savant, se voit accordé la liberté de formuler des remarques sur les vices inhérents à l’institution actuelle, cet usage public, non seulement, doit laisser subsister l’ordre établi, mais est aussi envisagé par Kant sous la forme privilégiée et élitiste de l’écrit. Ces conditions révèlent les caractères spécifiquement kantiens de la sphère publique de la raison : d’une part, le réformisme manifesté par le respect de l’ordre établi et, d’autre part, la division du peuple en deux catégories hiérarchisées de citoyens, aptes ou non à construire la vie publique.
12Si cette partition du peuple peut être observée dans diverses philosophies, elle se présente comme effet du développement industriel, dans celles de Hegel et de Marx.
Hegel, Marx et les classes sociales
13Si le rapport entre Hegel et Marx a fait l’objet de nombreuses polémiques, il n’est guère discutable que le second se soit formé à travers sa critique du premier, autant qu’à travers celle de l’économique politique classique. En particulier, dès ses œuvres de jeunesse Marx s’oppose à Hegel sur sa conception de l’État, comme fin universelle et sur la dimension salvatrice que Marx confère au prolétariat.
Hegel, la plèbe et l’opinion publique
14Dans sa théorisation de l’État rationnel, Hegel adopte une position constante sur le peuple. Commentant des réformes parlementaires, en Angleterre et en Allemagne, Hegel met en évidence, dans ses Écrits politiques, ce qu’il considère être un paradoxe : comment le peuple peut-il participer à l’élaboration d’une constitution, comme ce fut le cas durant la Révolution française, alors même que son existence en tant qu’entité suppose, au préalable, l’existence d’une constitution, marquant un certain état d’organisation, une vie publique ordonnée ? Hegel précise alors que c’est l’existence d’un monarque qui donne son existence au peuple. En ce sens, sa position diffère fondamentalement des deux variantes du contrat social abordées précédemment, puisque la notion même de contrat social est impensable pour Hegel, un tel contrat pouvant être remis en cause. Or, cette remise en cause pourrait menacer le déploiement de l’Esprit, forme spirituelle de l’Idée, dans l’État universel.
15Dans le modèle hégélien des trois moments du développement de la Raison (et de ses ruses) : la famille, la société civile-bourgeoise (industrielle) et l’État universel, c’est en effet l’universalité de l’État qui absorbe et permet le dépassement de la singularité des opinions caractérisant la société civile-bourgeoise. Cette dernière est le moment de la division entre intérêts, dans laquelle les activités sont médiatisées par le travail (et par l’argent). Il reste alors à comprendre comment passer d’une société civile-bourgeoise, construite sur la base de tels intérêts particuliers, à l’État de l’universalité.
16De ce point de vue, la notion d’opinion publique apparaît dans la Philosophie du droit de Hegel comme un révélateur des ambiguïtés caractérisant sa théorie politique. En effet, Hegel admet que l’opinion publique permet à chacun de faire valoir et d’exprimer son opinion subjective à propos de l’universel ; mais il considère aussi qu’aucune expression subjective n’est spontanément universelle et que tous, c’est-à-dire le plus grand nombre, ne s’entendent pas aux affaires de l’État (§ 308). On n’est donc pas ici dans le souci de Rousseau de rendre la délibération publique efficace. Chez Hegel, cette inaptitude du tous ne fait que renforcer une vision de la société civile-bourgeoise où sont distingués, d’un côté, les individus dont les compétences leur permettent de s’intégrer aux corporations et, de l’autre, ceux qui, par manque de compétences, ne s’y intègrent pas et forment la populace, la plèbe.
17Comme cette plèbe est le fruit de l’expansion de la société civile-bourgeoise et de ses contradictions – la plèbe apparaît en surnombre –, Hegel manque de nous dire comment l’État, qui s’appuie sur les instances de médiations que sont les corporations pour nouer des relations avec le peuple, peut trouver une solution, universaliste et non répressive, au problème de la plèbe dont les membres sont des exclus. Le peuple de Hegel apparaît ainsi dédoublé, et la difficulté rencontrée par Hegel reflète la reconnaissance du problème des contradictions de la société bourgeoise industrielle.
18C’est l’une des raisons qui conduit Marx, critiquant Hegel et son droit politique, à déplacer le raisonnement hégélien en imaginant la possibilité qu’une classe puisse concentrer les caractéristiques de l’universalité, en raison même de l’universalité de ses souffrances.
Marx, le prolétariat et l’idéologie
19Il n’est pas abusif de dire que la notion de peuple ne joue pas de rôle conceptuel dans la théorie de Marx. Par exemple, elle est absente, ou presque, du Manifeste du parti communiste et du Capital. En revanche, Marx décrit la société bourgeoise à travers une caractéristique fondamentale : la lutte de classes entre la bourgeoisie – c’est-à-dire le capital – et le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui, selon le Manifeste, ne vivent qu’à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital.
20Dès lors se posent, non pas le problème de l’unité de la société autour du peuple, du souverain et du rapport entre l’un et l’autre, mais d’abord celui de la lutte de classe. On sait que l’œuvre de Marx est essentiellement tournée vers l’explicitation des conditions « économiques » de la lutte de classe. En revanche, les rapports politiques et idéologiques, soit les deux autres formes de la lutte de classe, ont peu fait l’objet d’une explicitation dans les œuvres dites de la maturité.
21Néanmoins, on voit se déplacer l’importance primitivement accordée à la conscience de soi du prolétariat, reprise par la suite dans une perspective hégéliano-marxiste comme celle de Lukacs, au profit d’une approche privilégiant les rapports idéologiques entre les classes. En effet, Marx précise sans nuance que ce n’est pas « la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience ». C’est donc bien dans les rapports sociaux qu’il faut chercher, selon Marx, la clé de la compréhension de la « société » bourgeoise. Cependant, Marx s’arrête en chemin : si le passage à une problématisation en terme de rapports idéologiques – classes dominantes/classes dominées – peut conduire Marx sur la voie de la prise en compte d’un espace public de confrontations des idées, aucune problématisation n’en découle pour autant.
22Or, la thèse que les idées dominantes sont celles de la classe dominante, donc forcément partagées par la classe dominée, n’implique pas l’extinction de toute confrontation idéologique et, même, la formation d’une opinion publique. Dans l’optique de Marx, c’est une combinaison entre partage et affrontement des idées, qui est constitutive de la société bourgeoise. Par conséquent, c’est le principe même de « société », tel qu’il a été défendu dans les théories sociales modernes, qui pose problème et qui oppose Marx aux thèses kantiennes du contrat social et hégéliennes de l’universalité de l’État.
23On voit alors qu’il ne suffit pas de considérer l’acte même par lequel le peuple se constitue en peuple, et qu’il convient aussi de problématiser les divisions sociales dont les philosophies du peuple traitent généralement sans forcément aller jusqu’au bout de leur raisonnement.