CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Professeur de philologie romane à Marburg, Erich Auerbach (1892-1957) est destitué de sa chaire par les lois antisémites en 1935. Exilé à Istanbul avant de gagner les États-Unis, sans autres livres disponibles que les « classiques », il y écrit Mimésis, essai de synthèse magistral sur l’histoire de la littérature occidentale, vouée d’après lui à représenter la « réalité » par l’écriture et donc à y faire exister le peuple. Ce livre paru en 1946 à Berne, aussitôt traduit en anglais, devient une référence des études de littérature comparée et permet à Auerbach de trouver un poste à Yale en 1950. Traduit en français en 1968, sa réception n’est pas facilitée par la vague structuraliste. Les extraits qui suivent sont tirés du chapitre II qui compare trois textes du premier siècle de notre ère : le roman « réaliste » de Pétrone (Le Festin de Trimalcion), le récit par Tacite du soulèvement des légions de Germanie et le récit du reniement de Pierre dans l’évangile de Marc.

2« Dans la littérature moderne, toute personne, quels que soient son caractère et sa position sociale, tout événement, qu’il appartienne à la légende, à la haute politique ou à la vie domestique, peut être représenté comme une réalité sérieuse, problématique et tragique, et le plus souvent se trouve effectivement représenté sous cette forme. Mais ceci est complètement impossible dans l’Antiquité. Il existe certes, dans la poésie pastorale ou amoureuse, quelques formes intermédiaires, mais dans l’ensemble la règle de la séparation des styles maintient son empire et demeure inviolée : tout ce qui est vulgairement réaliste, le quotidien tout entier, ne supporte qu’une représentation comique ; on n’en doit pas approfondir les problèmes virtuels. Un tel principe fixe d’étroites limites au réalisme, et on peut dire, en prenant le mot réalisme en un sens plutôt strict, qu’il ôtait à la littérature toute possibilité de prendre au sérieux les métiers et les états de la vie quotidienne – commerçants, artisans, paysans, esclaves –, le décor de la vie quotidienne – maison, atelier, boutique, champ –, les circonstances de la vie quotidienne – mariage, naissance d’un enfant, travail, nourriture –, bref de prendre au sérieux le peuple et la vie du peuple. » (p. 42)

3« Au contraire, [le mélange des styles] caractérise dès l’origine les écrits judéo-chrétiens [suit le récit commenté du reniement de Pierre dans l’évangile de Marc].

4Une figure tragique d’une telle origine, un héros si faible mais qui puise sa force dans sa faiblesse même, un tel va et vient du pendule, est incompatible avec le style élevé de la littérature classique gréco-romaine. (…)

5Du même coup, les conventions stylistiques de l’Antiquité disparaissent car il est impossible de représenter autrement qu’avec le plus grand sérieux l’attitude de chacun des individus qui se voient impliqués dans le mouvement ; tel pêcheur parmi les autres, ou tel publicain, ou tel jeune homme riche, telle Samaritaine ou telle femme adultère, chacun et chacune pris dans sa vie de tous les jours, se trouvent confrontés directement à la personne de Jésus, et l’attitude de chacune de ces personnes à ce moment précis est nécessairement une chose tragique. La règle stylistique de l’Antiquité, pour laquelle la représentation réaliste, la description de la vie quotidienne ne pouvaient relever que de la comédie (ou au mieux de l’idylle) est par conséquent incompatible avec la représentation de forces historiques dès que celle-ci s’efforce de rendre les choses concrètement. Car alors, elle est contrainte de descendre dans les profondeurs de la vie quotidienne du peuple, elle est dans l’obligation de prendre au sérieux ce qu’elle y rencontre, tandis qu’à l’inverse, la règle stylistique ne peut subsister que là où on renonce à rendre concrètement les forces historiques, où on n’éprouve même pas le besoin d’en tenir compte. Il va de soi que dans les écrits évangéliques cette prise de conscience de forces historiques revêt un caractère parfaitement « non scientifique » ; elle se réduit à des faits concrets et ne les dépasse pas à l’aide de concepts qui systématiseraient des expériences.

6(…) Néanmoins, quelle que soit la nature du mouvement que les récits évangéliques ont introduit dans l’historiographie, l’essentiel réside en ceci : que les couches profondes qui restaient immobiles aux yeux des observateurs antiques commencent à entrer en mouvement. » (p. 52-56)

7Auerbach, E., Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, 1946, Paris, Gallimard, 1968 ; réédition « Tel », Gallimard, 2002, traduction Cornelius Heim.

Anne-Marie Chartier
Anne-Marie Chartier, maître de conférences, service d’histoire de l’éducation, Institut national de recherche pédagogique (INRP/ENS-Paris).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/8977
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