CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Jean-Bernard Ouédraogo, Arts photographiques en Afrique. Technique et esthétique dans la photographie de studio au Burkina Faso, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2002

1Jean-Bernard Ouédraogo décortique le métier des studiotistes à Ouagadougou. L’étude de la construction du regard et de son intériorisation est ici couplée à celle de la société du Burkina Faso. En suivant J.-B. Ouédraogo, le lecteur est invité à construire des liaisons entre système social et formation perceptive et à reconnaître des influences (historiques, géographiques) qui prennent corps en élaborant des dispositions esthétiques (reconnaissance, sélection et hiérarchisation des formes) dans la pratique photographique des studiotistes ouagalais. Et cette étude n’oublie pas de considérer la technique photographique comme une marque des rapports sociaux où s’inscrivent les photographes et comme un catalyseur dans la formation de l’expression esthétique. Ainsi, pour reprendre les termes de Hans Belting [1], « l’expression symbolique » que traduit l’image photographique est ici étudiée selon le versant des conditions sociales de sa mise en œuvre et selon le versant de sa spécificité technique.

2Afin d’appliquer ce programme, J.-B. Ouédraogo divise son ouvrage en quatre parties. Le premier chapitre définit les conditions historiques d’extériorisation du regard afin d’identifier l’observateur dans la dynamique sociale. Ensuite, J.-B. Ouédraogo étudie la formation de ce groupe particulier de photographes de studio, pour la plupart formés sur le tas, sans statut professionnel. Or cette conversion professionnelle exige de leur part des inventions et des remises en question de conventions. « Nos photographes s’inscrivent ainsi dans un rapport de rupture avec un passé dévalué. Il faut souligner le fait que, dans la grande majorité des cas, ils ont exercé des métiers manuels avant celui de photographe, ce qui ne manquera pas de produire des effets sur la conceptualisation extérieure de leur expérience de la sélection des formes. […] L’origine sociale est la plus décisive. » (p. 106). Au troisième chapitre, le lecteur comprend enfin qu’au milieu de ces influences sociales et historiques, les normes techniques et visuelles jouent aussi un rôle essentiel dans l’émergence d’une nouvelle esthétique. À partir du constat sur les défaillances techniques et sur « l’absence d’intellectualisation savante », l’auteur montre, en dernière partie, la capacité des studiotistes ouagalais à composer leur style pour produire une esthétique ajustée à l’ordre social naissant. Sont ainsi remis en question des préjugés tendant à donner une définition universelle du jugement esthétique.

3Le travail de l’auteur repose en partie sur un corpus important d’enquêtes par questionnaires. Si quelques propos en sont rapportés, il est toutefois dommage de ne pas donner au lecteur l’occasion de pouvoir s’investir et comprendre la complexité du phénomène étudié au-delà des quelques extraits. Ni profil d’identité, ni contexte social des enquêtés ne nous sont donnés. De même, dans la troisième partie, sont faits des renvois à des photographies qui ne sont pas reproduites. Il en résulte une certaine frustration à ne pas pouvoir suivre l’auteur jusqu’au bout de son analyse. Nous sommes in fine introduits dans l’ambiance d’un studio puisqu’il s’agit d’examiner le déroulement complet de la pratique photographique où sont « sélectionnés des “moments” particuliers et révélateurs à la fois de la singularité des techniques impliquées et des formes de représentations imagées engagées dans leur usage. »

4Toutefois, fait défaut, à mon avis, une étude plus approfondie de l’étendue de la pratique photographique des studiotistes. À savoir que les origines des usages sociaux de la photographie sont également influencées par la pratique des amateurs – ou en amateur. Ces producteurs d’images répondent à un « besoin identitaire que les grands symboles littéraires de la Nation ne peuvent plus assurer seuls […] l’art et les images ouvrent une voie nouvelle pour la conception de l’unité nationale. » [2]. Ce constat, qui s’applique à l’Allemagne des années 1890 à 1910, trouve écho dans l’analyse de J.-B. Ouédraogo. La photographie amateur a impulsé, notamment dans la photographie d’illustration, un nouveau mouvement en portant les intentions sur d’autres raisons que scientifiques ou documentaires. Les instantanés de la vie quotidienne ont intéressé un large public dès que les possibilités techniques l’ont permis. L’influence des amateurs est importante. Les photographes actuels sont le mélange de ces deux pôles auxquels ils ajoutent leurs connaissances techniques et leur sens esthétique.

5La pratique photographique des studiotistes répond à des fonctions sociales particulières, notamment celles de s’affranchir des traditions et d’impulser une construction symbolique à une société naissante. Par ailleurs, « si la fonction sociale qui fait exister la photographie définit en même temps les limites dans lesquelles elle peut exister et exclut son propre dépassement vers une pratique d’un autre type » [3], on ne connaît pas vraiment les limites de cette pratique dans l’étude de J.-B. Ouédraogo. Celles-ci seraient d’une part à définir et d’autre part à expliquer, d’autant plus que nous sommes amenés avec l’auteur à constater une dynamique certaine chez les studiotistes pouvant aboutir à une pratique photographique créatrice de nouvelles formes. Certes l’auteur parvient en interrogeant « la pratique photographique, sous l’angle du « fait social total [à ouvrir] la perspective de découvrir les conditions dynamiques du procès de civilisation qui est en œuvre. » (p. 21). Reste à considérer la totalité de cette pratique et à suivre son évolution et son éventuel élargissement à une pratique populaire.

6Catherine Bouvard

Ronan Le Coadic (dir.), Christian Demeuré-Vallée (coord.), Identités et démocratie. Diversité culturelle et mondialisation : repenser la démocratie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003

7Les actes d’un colloque qui a rassemblé en Bretagne 2 000 personnes autour d’une vingtaine de communications sur les rapports entre identité et mondialisation méritent d’être retenus, dans la mesure où l’ouvrage pose avec précision les questions du traitement démocratique des identités. Entre les discours communautariens minoritaires, ou républicains à la française, qui placent l’identité culturelle au cœur de la nation et les approches libertariennes qui tentent de les ignorer dans une conception neutre de la modernité, il y a place pour un traitement démocratique des identités.

8Parmi les nombreuses contributions à ce livre, je relève des développements intéressants sur le problème classique et central de la neutralité culturelle de l’État. Daniel Weinstock pose le dilemme en ces termes : à « l’ancienne manière », l’État se construisait sur un modèle national culturel convenant à la majorité. L’approche libérale selon laquelle l’État n’a pas à intervenir dans les choix culturels des individus était interprétée de façon très relative : la neutralité culturelle absolue étant une abstraction, la communauté politique se construit nécessairement sur un noyau de valeurs communes qui ne peuvent se réduire à une vision pure et abstraite de la modernité. Dès lors, les États contemporains confrontés à la diversité des communautés culturelles ont le choix entre des politiques d’assimilation relativement efficaces, lorsqu’elles sont bien menées, visant à entretenir une unité culturelle relative de la nation, et une politique résolument libérale de la neutralité de l’État, qui peut tenter encore d’ignorer les différences culturelles. Mais dans ce cas, l’efficacité n’est pas au rendez-vous, car il se retire d’une part croissante de la vie sociale. Si au contraire il encourage, par souci d’équité, le multiculturalisme avec une représentation politique, il se heurte au risque du communautarisme et à l’éclatement de la nation. La discussion porte donc sur les valeurs constitutives de la démocratie moderne, sur le « seuil de neutralité », pourrait-on dire, à partir duquel on peut aujourd’hui traiter des droits culturels et de leur mise en œuvre politique. Contrairement à Kymlicka, Weinstock se démarque des droits collectifs qui « ont tendance à rendre plus rigides les frontières entre les groupes » (p. 372), en sous-estimant la pluralité d’appartenance des individus. L’approche par les droits individuels protège mieux la diversité en ce qu’elle garantit la complexité des choix de chacun. Il reste que la démocratie actuelle n’a pas encore la capacité de donner une expression politique suffisante à ces libertés qui, tout en étant individuelles, s’expriment en commun et constituent la trame culturelle du tissu social et sa vigueur politique [4]. C’est pourquoi la démocratie doit créer de nouveaux espaces délibératifs qui permettent l’expression et le partage de ces savoirs ; elle doit progresser dans le développement d’espaces publics croisés. Ce traitement démocratique transforme le discours identitaire en contribution à la diversité interactive au lieu d’en faire une revendication particulariste, celle qui « inhibe l’échange des raisons » (p. 379). « L’invocation d’une identité comme justification d’une prise de position politique agit le plus souvent pour mettre fin au débat plutôt que pour l’encourager » (ibid.). En dehors du respect auquel chacun a droit, l’identité n’est donc pas un préalable, mais un processus interactif. Ce qui fait l’universalité de la démocratie est précisément son traitement de la diversité. Elle construit progressivement l’universel, ou plutôt, elle cherche à établir le lien politique au niveau universel en recueillant ce que chaque identité contient d’universel et en organisant la maison commune. La contribution de Patrick Savidan précise cette discussion : loin de la doctrine de « l’indifférence aux différences », la perception de l’identité de l’autre comme un même permet de situer, au-delà du particularisme et du neutralisme, la voie de l’hospitalité démocratique, le traitement interactif de la diversité. Michel Wieviorka fait appel à une approche des « multiples modernités », celles « qu’étudient des sociologues comme Samuel Eisenstadt ou en France Nilüfer Göle » (p. 86) [5]. Mais pour dégager des solutions concrètes et traiter ce grand défi politique, les auteurs n’ont pas emprunté la voie traditionnelle normative et concrète de la démocratie, celle des droits de l’homme : il n’est pas possible de passer à côté du traitement politique des droits culturels, enchâssés au cœur de l’ensemble des droits de l’homme. Cela fait partie de l’universalité à conquérir, celle qui protège et rend intelligible la diversité.

9Patrice Meyer-Bisch

Jérôme Segal, Le Zéro et le un. Histoire de la notion scientifique d’information au xxe siècle, Paris, Syllepse, 2003

10Voici un livre – que ne disons-nous : une somme – dont la pertinence et le relatif silence autour de sa parution justifient doublement qu’un an et demi après celle-ci l’on déploie encore quelque effort à le faire connaître, en particulier dans le champ des Sciences de l’information et de la communication (sic). Car si cet ouvrage écrit par un historien des sciences s’attarde sur quelques figures centrales des sic (Shannon, Wiener, Weaver, Jakobson, Bateson, Mead, etc.), il a surtout le mérite d’opérer par un salutaire « retour systématique aux sources qui, loin d’être rebutant, donne une vie passionnante au texte », comme l’écrit en préface le généticien Antoine Danchin. Grâce à ce travail exhaustif, on lit enfin Shannon et ses collègues dans le texte, et l’on partage un peu du quotidien de ces auteurs qui ont la fâcheuse tendance de flotter aujourd’hui dans l’éther indéterminé qui entoure les cours de premier cycle…

11La méthode, selon l’intention même de Jérôme Segal, est mise au service d’une archéologie de la notion scientifique d’information au xxe siècle, c’est-à-dire, telle que l’entendait Michel Foucault, d’une restitution des conditions historiques de sa production. La notion scientifique d’information est en somme retracée pas à pas au sein d’une science en action, toujours située dans un contexte, jamais désincarnée, ni réduite au génie de ses figures de proue.

12Trois principaux « arguments » traversent l’ouvrage. Le premier, très général et familier aux spécialistes des sic, consiste à expliquer sans déterminisme la prédominance de la notion d’information par l’apparition entre les années 1920 et 1940 d’une théorie scientifique de l’information. Cette émergence est l’objet de la première partie de l’ouvrage ; on y suit la construction, aux États-Unis naturellement mais aussi dans les contextes nationaux différents de la France (Jacques Lafitte, Louis Pierre Couffignal…), de l’Allemagne (Hermann Schmidt…) et de la Grande-Bretagne (Dennis Gabor…), de la notion scientifique d’information au milieu de trois domaines qui s’enchevêtrent : la physique, la statistique et l’ingénierie des télécommunications. C’est là qu’on voit apparaître le fameux « schéma de Shannon », non pas en 1948 mais dès la fin des années trente, au moment où l’ingénieur mathématicien travaillait sur sa thèse de doctorat, qui ne porte d’ailleurs pas sur les télécommunications mais sur Une algèbre pour la génétique théorique.

13Le deuxième argument avancé est celui d’une « unité du savoir » qui, fondée sur cette théorie, s’élabore dès les années 1950 et qui est « comparable dans son étendue à l’emprise du rationalisme aux xviie et xviiie siècles ». Cette unité certes provient du formalisme mathématique, de l’information devenue une grandeur mesurable, comme le montre Jérôme Segal. Mais elle est aussi une unité instituée à l’échelle des disciplines dont on voit combien certains scientifiques, tel Norbert Wiener pour ne citer que lui, furent les protagonistes, prolongeant avec le soutien des fondations (Macy, Rockefeller…) l’élan multidisciplinaire de la « drôle de guerre » autour de la cybernétique. En analysant le contenu des conférences interdisciplinaires Macy tenues de 1946 à 1953, en se penchant sur l’action de la fondation Rockefeller, Segal tisse la toile des relations qui s’établissent entre les différentes disciplines scientifiques et leurs chercheurs qui viennent des sciences de la nature comme des sciences de la culture.

14Cette unification autour de la notion scientifique d’information, et c’est le troisième argument à retenir, a été aussi instrumentalisée par des groupes de pression économiques ou religieux. Par exemple, la secte Moon a organisé en 1975 une conférence internationale sur l’unité des sciences, à laquelle ont participé onze prix Nobel. Le détail de certaines présentations analysées par Jérôme Segal dévoile « un rapport quasi mystique à la notion [d’information] » à l’œuvre chez les Raéliens, qui par ailleurs ont “misé le paquet” sur l’information génétique dans l’espoir de se faire cloner dans l’au-delà.

15Sans se livrer à son tour à une Critique de la communication (Sfez, 1988) ou à une dénonciation du Prophétisme communicationnel (Forrest, 2004), et sans non plus centrer l’histoire de l’Utopie de la communication autour de la seule icône de Wiener (Breton, 1997), l’auteur de cet ouvrage entend poursuivre le même chemin avec les questions et les méthodes de l’histoire des sciences et des techniques. C’est précisément là sa grande et principale contribution pour les Sic.

16Julie Bouchard

Jean-Marc Régnault, Taui, ou le pouvoir confisqué, Moorea, Éditions de Tahiti, 2004

17Cet essai de Jean-Marc Régnault, historien, maître de conférences à l’université de la Polynésie française, a été écrit en quelques semaines, alors que la Polynésie française se trouvait dans le tumulte politique suite à une motion de censure déposée par le parti de Gaston Flosse contre le gouvernement de Oscar Temaru.

18Ce livre est divisé en trois parties, composé de onze chapitres. À partir d’une analyse historique des partis politiques en Polynésie française depuis les années 1950, ce travail développe la thèse selon laquelle le parti de G. Flosse bénéficierait des « pratiques coloniales [de la France] en faveur d’un clan » (titre de la troisième partie). Les prises de position tendancieuses de Brigitte Girardin, représentante du gouvernement central depuis l’alternance politique, le 23 mai 2004, la motion de censure sur fond de rumeur d’« achat » d’un des membres de la majorité Temaru en seraient les expressions les plus achevées.

19La première partie, intitulée « Se familiariser avec la vie politique en Polynésie française », introduit la thèse principale de ce livre. Elle est complétée par deux articles déjà parus en 2002 dans les revues Hermès et Indépendance et Coopération.

20La seconde partie, « Deux hommes, deux partis, deux Polynésie », composée de deux chapitres, retrace l’histoire du parti d’O. Temaru et celui de G. Flosse.

21La troisième partie, « Pratiques coloniales en faveur d’un clan », entend montrer de quelles manières G. Flosse s’est maintenu au pouvoir pendant plus de vingt ans, menant une surenchère statutaire, bénéficiant de la bienveillance des chiraquiens à cet égard. Cette partie analyse également les difficultés auxquelles O. Temaru a dû faire face en interne pendant les quelques semaines à la tête du Pays de la Polynésie française.

22La conclusion écrite à la veille d’une nouvelle élection partielle à Tahiti et Moorea s’interroge sur la suite que les électeurs et les partis donneront au mouvement de changement (taui) entamé depuis le mois de mai 2004.

23Dès l’introduction, l’auteur explique pourquoi il a écrit ce livre : il revendique « le droit de [s]’indigner de la persistance de comportements coloniaux en Polynésie française et du déni de démocratie » (p. 5). L’auteur ne cache pas qu’il s’agit d’un « essai » sans doute perfectible (p. 6). Pour autant, l’auteur entend mener une démonstration de sa thèse principale précitée.

24La première partie est extrêmement intéressante, riche en information historique, et pose le contexte de la vie politique polynésienne. Avec subtilité, l’auteur montre notamment quels ont été les enjeux historiques qui auront présidé au débat sur l’autonomie et l’indépendance (p. 29-43).

25La seconde partie fait tout d’abord le portrait d’un homme, Oscar Temaru, et de son évolution historique. Ce travail « sans concession » est très intéressant pour mieux connaître l’histoire du parti indépendantiste, le Tavini Huiraatira.

26Après une présentation fort intéressante des débuts de G. Flosse en politique, le chapitre 5 (« Un système Flosse ? ») entend démontrer l’existence d’un « système Flosse ». Cette « démonstration » de 43 pages apparaît cependant maladroite. Si l’on n’attend pas d’un historien qu’il définisse a priori la notion de « système », on est en droit d’attendre un inventaire clair, hiérarchisé, des pratiques et des interactions qui « forme système ». Il y a bien un inventaire de pratiques « autoritaires » (p. 97), d’intimidation des opposants politiques (p. 99), de « rêves de grandeur » (p. 102-103), de « clientélisme » (p. 106-115), mais à aucun moment le lecteur ne peut comprendre en quoi ces pratiques sont reliées entre elles et « font système ». Il est fait plusieurs fois référence aux pratiques de la société polynésienne ancienne (p. 110-111) sans que l’on comprenne bien comment ce « système » ancien se perpétuerait aujourd’hui. La dernière parution d’un historien du Pacifique, Colin Newbury (Patrons, Clients and Empire, Oxford University Press, 2003) a par exemple réussi à caractériser le système de relations qu’il décrivait, faire des hypothèses et les démontrer quant au système politique et leurs limites dans le Pacifique.

27En quoi existerait-il un système de pratiques politiques fondées sur l’accumulation et la redistribution des richesses ? En quoi ce « système » se distinguerait d’une « pratique républicaine » de la politique ? En quoi le « système Flosse » se distinguerait-il d’un « système Temaru ou Vernaudon » ? Autant de questions qui ne sont pas abordées.

28Certaines affirmations, même si elles pouvaient être avérées, apparaissent comme gratuites. Par exemple, « L’extension de la communalisation à toute la Polynésie [en 1071] » (p. 96) serait le fait d’une pratique coloniale. L’arrivée de gardes mobiles et du Haut-commissaire, la veille de la motion de censure, le 5 octobre 2004, est analysée de la même manière : « la complicité avec le gouvernement central est à nouveau évidente » (p. 99).

29À partir d’une analyse du mode de scrutin électoral et des résultats des élections, la troisième partie entend montrer que le mode de scrutin a toujours bénéficié à G. Flosse, avec la complicité du pouvoir central (chapitre 6).

30Le chapitre sept est consacré au statut de 2004 voulu par G. Flosse. On remarquera que de l’interrogation du chapitre 5 « Un système Flosse ? », on est subrepticement passé à une constatation : « (…) les Polynésiens souhaitaient moins discuter d’un statut que de se débarrasser d’un système (…) » (p. 136) ; « 54,30 % des électeurs […] voulaient mettre fin à un système critiqué » (p. 143). Le mot « système », jamais défini, change de sens au fil du texte, ce qui nuit à la démonstration entamée par l’auteur.

31Enfin, les chapitres dix et onze, qui terminent cet ouvrage, sont consacrés aux pratiques prétendument coloniales du pouvoir central en Polynésie lors des élections. La critique la plus pertinente est sans doute celle qui vise la ministre de l’Outre-mer, Brigitte Girardin, les contradictions entre les discours et les faits historiques étant habilement mis en valeur.

32En définitive, que penser de ce livre ? Ce serait abuser le lecteur que de prétendre à l’impartialité de l’auteur, à une démonstration scientifique basée sur des méthodes propres à l’historien. Les incohérences, absences de définitions, les faiblesses quant aux découpages chronologiques (notamment sur la « société ancienne ») ne supporteraient pas une mise à l’épreuve des critères de scientificité. Cependant, en tant qu’essai, la démonstration semble très réussie, comme en témoigne son succès commercial en Polynésie et en France. Hormis les objections précédentes, ce n’est certainement pas qu’un ouvrage comme celui-ci soit écrit qui est critiquable. Ce serait plutôt qu’insuffisamment de livres, en faveur d’une thèse ou d’une autre, soient écrits par les universitaires en Polynésie française.

33Tamatoa Bambridge

Valérie Carayol, Communication organisationnelle : une perspective allagmatique, Paris, L’Harmattan, coll. « Communication des organisations », 2004

34Le titre n’est guère attrayant pour les nombreux non-hellénistes, mais fort heureusement ce petit ouvrage est rédigé dans un style clair et propose au profane une multitude de références, de citations ou de débats théoriques parfaitement assimilables. La profusion, ici, n’induit pas l’indigestion dans un champ disciplinaire encore peu reconnu, parce que revendiqué âprement par plusieurs disciplines, dans un découpage académique qui diffère notablement d’un continent à l’autre ; enfin, il souffre de la réprobation inhérente aux « disciplines appliquées », dont l’utilité et la portée sont pourtant bien visibles.

35L’auteur fait preuve, donc, de témérité, en ayant soutenu une thèse de doctorat en ce domaine « décrié ». Mais l’audace ne s’arrête pas au propos du travail, elle « construit » aussi la posture scientifique dans une interrogation sur le changement au sein de ce champ théorique. Position en définitive épistémologique, qui oblige l’auteur à convoquer aussi bien Platon que la philosophie des Lumières ou Edgar Morin. On retrouve la marque d’un enseignant littéraire dans le constant rythme ternaire des intitulés de chapitre, par exemple « énoncer, figurer, inciter », ou encore « échanger, donner, configurer » ; autant de moyens discrets d’introduire du dynamisme, par l’énoncé même des thèmes étudiés, avec à chaque fois une conclusion qui dépasse les contradictions apparentes. En un sens, cet ouvrage fort savant sera aussi un outil pour les étudiants ou les praticiens puisque la masse documentaire est clairement exposée dans un ordre chronologique qui demeure ouvert aux réflexions futures, aux retournements de positions acquises.

36Arrêtons-nous un instant sur le chapitre 3, consacré aux relations d’échanges. La situation « idéale » de communication telle que la définit Habermas semble s’opérer entre partenaires égaux, donc dépourvue d’enjeux de pouvoir. Les relations asymétriques (dites de stratégie) apparaîtraient alors étrangères à la « vraie » communication. Valérie Carayol évoque l’apparent effacement du pouvoir (ce que les sociologues dénoncent sous l’appellation de formes douces de domination) ; l’auteur énumère alors les diverses formes de violences (psychologiques) pratiquées dans les entreprises et cite Bourdieu, Foucault, Gaulejac, mais ne s’en tient pas là, évoquant le retournement des relations clients-fournisseurs, clubs de consommateurs, recours à l’humour ou la dérision par les dirigeants eux-mêmes… Et de conclure ce chapitre, dans la perspective dynamique qui lui est propre, sur la revendication de la complexité, du désordre créateur de nouveaux ordonnancements. À l’aliénation peut succéder l’émancipation, lit-on à la dernière ligne de ce chapitre.

37Dans un domaine de pratiques communicationnelles qui concernent chacun de nous en tant que salarié, consommateur, électeur…, cet ouvrage à la force tranquille invite à ne pas se reposer sur des stéréotypes, en une période où les frontières entre l’individualisme et les pratiques collectives doivent être repensées.

38Anne-Marie Laulan

En ligne

Régine Chaniac, Jean-Pierre Jézéquel, La Télévision, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2005

39Un petit livre rempli d’informations. Ces informations claires, précises, intelligemment agencées permettent de se repérer dans les immenses modifications qui ont bouleversé la télévision depuis sa naissance sociale, c’est-à-dire les années 1950.

40L’ambition de cet ouvrage est de s’adresser à un jeune public. Mais celle-ci est trop modeste. Cette synthèse fait appel aux différentes disciplines qui ont accompagné l’étude de la télévision : l’histoire (dont on regrettera l’absence de référence dans la bibliographie), l’économie, mais aussi la sociologie et l’histoire des techniques.

41Ce livre va droit aux buts (il n’a que 120 pages pour s’exprimer) : il s’agit « d’identifier les enjeux et repérer les nouvelles pratiques potentielles » de la télévision. Pour cela, les auteurs se sont attachés à « cerner la spécificité du média télévision à travers les principales étapes de son développement ». C’est donc de révolution qu’il va s’agir en réalité. Révolution sociale, technologique et politique. Pourtant, R. Chaniac et J.-P. Jézéquel connaissent trop bien la télévision et les discours de toutes sortes – apocalyptiques ou naïfs – qui ont accompagné son développement, pour ne pas tomber, eux, dans ce travers. Ils montrent en effet que les comportements des téléspectateurs résistent dans de nombreux domaines à ces bouleversements qui marquent l’histoire de la télévision.

42Le plan est diachronique. En cinq parties, la télévision va passer de sa situation de monopole d’État, proposant chichement des programmes nationaux un peu misérables, calqués sur des modèles déja existants vers un public limité et captif à une télévision qu’on pourrait mettre au pluriel tant sont nombreuses les chaînes qu’elle propose, les logiques commerciales, les conditions de visionnage et les types de programmes destinés à un public libéré des diktats de la programmation grâce à l’enregistrement, la télécommande, la multidiffusion et le PVR (magnétoscope numérique personnalisé).

43Chacune de ces grandes parties se penche sur les aspects sociologiques et économiques qui accompagnent ces changements. La première partie montre en quelques pages l’évolution de la télévision de service public en Europe, partant d’une situation de monopole vers un modèle commercial : l’introduction de la publicité, l’élargissement des possibilités techniques de diffusion et la « conjonction des attaques libérales et gauchistes » conduisent inéluctablement au « crépuscule des services publics », à la concurrence acharnée pour la manne publicitaire et, d’une manière générale, à l’autonomisation de la diffusion, de la programmation et de la production. L’émergence d’un marché de la production est une conséquence particulièrement marquante de ces changements.

44Toutes les télévisions européennes doivent faire face aux mêmes défis, mais il est notable qu’elles ne réagissent pas de la même manière. La comparaison des cas français, espagnol et britannique est en cela parlante.

45Les auteurs de La Télévision soulignent avec raison le dilemme auquel sont dorénavant confrontées les chaînes publiques : « soit elles offrent des programmes largement regardés et elles encourent le reproche d’une concurrence déloyale à l’égard des chaînes commerciales ; soit elles n’ont qu’une audience confidentielle et ne ponctionnent que le marché publicitaire, mais elles risquent alors de perdre toute raison d’être, ne justifiant plus leur financement public ».

46Les conséquences de cette nouvelle situation qui s’installe dans les années 1980 touchent les techniques de mesure d’audience, de plus en plus performantes, de plus en plus indépendantes et décisives dans l’offre de programmes. Les instruments statistiques qui accompagnent cette mesure du public permettent de bien connaître ses comportements, d’adapter la programmation des chaînes et surtout de fabriquer des programmes élaborés dans un même but : agréger le plus grand nombre de téléspectateurs devant chaque programme. Les auteurs pointent ici, comme ils le feront à d’autres moments, une conséquence apparemment paradoxale : l’homogénéisation des programmes. L’« éviction des programmes à risque et des genres moins compétitifs » conduit en effet les chaînes à réduire la diversité des programmes et à proposer les mêmes types d’émissions au même moment : l’exemple de la fiction (feuilletons et séries multipliés par 12 entre 1983 et 1989 !), puis de la téléréalité, est frappant.

47Les années 1980, qui voient le développement du câble et des satellites puis celui de la diffusion numérique, sont surtout marquées par une augmentation considérable de l’offre de programmes. Les nouvelles chaînes proposent des contenus particuliers à des publics fragmentés. Dans cet ouvrage, la description et l’analyse de cette période où naît également la télévision payante rendent presque simple l’extraordinaire complexité de cette période : apparitions-disparitions de chaînes, logiques commerciales contre logiques de programmes, stratégies de concurrence contre politiques gouvernementales, toutes évolutions difficiles à saisir lorsqu’il s’agit de la France, mais inextricables si on veut aller au-delà. Ce que font les auteurs. La comparaison avec d’autres situations éclaire en effet la situation française : le câble canadien, la télévision régionale allemande, la télévision payante américaine montrent à quel point la situation nationale, politique et économique d’un pays détermine l’utilisation des techniques et non pas le contraire.

48Au moment où la télévision numérique terrestre « débarque » en France, ce livre rappelle utilement les problèmes rencontrés au départ par les expériences précédentes dans le domaine de la diffusion numérique. Les réalités économiques analysées ici permettent aux auteurs de se demander s’il ne s’agit pas trop souvent au lieu et place d’économie de « spéculation hasardeuse ».

49Dans les deux dernières parties, R. Chaniac et J.-P. Jézéquel étudient ce qu’ils interprètent comme « l’émergence d’un nouveau modèle de télévision » avant de s’interroger sur l’avenir de la télévision, qui tend selon eux vers une déprogrammation.

50C’est à l’aide de données précises et chiffrées que cette nouvelle configuration, où l’on est passé en 2 ans d’une quinzaine de chaînes thématiques en langue française à près d’une centaine, est décrite. Cependant, cette abondance – chaînes premium et chaînes de complément – ne doit pas dissimuler la précarité de cette économie ; la fragilité de ces chaînes est patente, elles ne disposent pratiquement pas de budgets de production et leurs publics sont difficiles à mesurer.

51Ce qui est bien montré, c’est à quel point leurs modes de diffusion, leurs objectifs, leur économie, leur raison d’être même sont totalement différents de tout ce qui avait prévalu jusqu’alors.

52Mais on peut se demander si la période actuelle n’est qu’une phase intermédiaire. En effet, les instruments techniques existent, qui permettraient de modifier considérablement les usages des médias audiovisuels. Pour l’instant, comme le font remarquer les auteurs : « Depuis l’origine du média, les facteurs d’évolution les plus décisifs ont été l’augmentation progressive puis l’explosion du nombre de chaînes ». Dès lors, la possibilité simple et réelle de choisir le moment que l’on veut pour regarder le programme de son choix serait en fait la vraie révolution. La convergence entre informatique, télécommunications et audiovisuel permettant la polyvalence des réseaux (téléphone, câble, numérique, hertzien, etc.) et des terminaux rend possible cette déprogrammation.

53Comme nous le montre ce livre, le pay-per-view, la « télévision enrichie », le guide électronique des programmes, le magnétoscope numérique personnalisé et la distribution des programmes à la demande introduisent de l’interactivité et permettent effectivement à celui que l’on n’ose plus appeler le « téléspectateur » de se libérer de la programmation et du flux télévisuel.

54La plupart de ces systèmes existent. Ils n’ont cependant pas entraîné de grands mouvements d’adhésion et leur économie est également fragile. Ils rencontrent plusieurs limites dont la question des moyens et surtout celle du temps disponible des consommateurs d’images…

55Cette synthèse, par sa concision, sa précision et sa densité nous permet de mesurer, par sa brièveté même, l’importance des changements réalisés sur une période si courte. En même temps, elle montre que les hommes, curieux de ces machines qui les entourent, ne se laissent pas facilement déborder par elles. Vertiges de la technique et sagesse humaine ?

56Isabelle Veyrat-Masson

Organisation Internationale de la Francophonie, Haut Conseil, La Francophonie dans le monde 2004-2005, Paris, Larousse, 2005

57Ce volume de 320 pages propose un remarquable éventail de données statistiques et cartographiques rarement réunies, de présentation agréable et de compréhension facile. Ces éléments permettent une lecture sans complaisance des difficultés rencontrées (par exemple, la diminution de la langue française sur le Web, alors que le nombre d’internautes francophones augmente et que celui des anglophones, en pourcentage global, diminue) ; les chiffres bruts reçoivent toujours une interprétation en finesse, faisant appel à la complexité.

58Une importante quatrième partie est consacrée au problème, si actuel, des médias dans le monde ; le chapitre consacré aux situations de crise et de conflits relate, pays par pays, les situations de tourmente (Côte d’Ivoire, Rwanda…), puis analyse les maux, propose éventuellement des remèdes : pas d’exhortation « universelle », dans chaque cas l’analyse précise des circonstances, en relation avec le contexte culturel particulier.

59La diversité culturelle et la diversité linguistique, la coexistence avec d’autres aires linguistiques aux prises avec des problèmes analogues sont examinées, chiffres à l’appui, dans les parties traditionnellement dédiées au domaine de compétence de l’OIF, tout comme ce qui concerne l’enseignement et la formation. Vers la fin de l’ouvrage, des aperçus plutôt que des chapitres, sur les disparités économiques de la francophonie, les difficultés de l’industrie culturelle, sans qui « la diversité proclamée restera lettre morte ». Malgré la taille sans précédent des réseaux mondiaux de distribution, le public n’a plus accès qu’à quelques voix hégémoniques, tant ces grandes sociétés n’ont pour cible que le profit et non pas la diversité d’expression, peut-on lire en substance.

60Cet ouvrage agrémenté d’un index et de bibliographies se présente certes comme un outil de travail, mais plus encore propose une interrogation lancinante comme la pointe d’une flèche : en effet, les attributions traditionnelles de la francophonie occupent largement les pages d’ouverture, mais plus on avance dans le corps de l’ouvrage, plus l’interrogation surgit, plus les contradictions apparaissent. Aux toutes dernières pages, une minuscule partie pose les problèmes de fond : « Politique et démocratie ; en utilisant pleinement les textes normatifs de la déclaration de Bamako, le président Abdou Diouf a pu maîtriser quelques situations de crise et confirmer l’expertise de la Francophonie dans les domaines des droits de l’Homme et de la démocratie », peut-on lire en conclusion.

61Anne-Marie Laulan

Notes

  • [1]
    Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, coll. « Le temps des images », 2004.
  • [2]
    Christian Joschke, « Aux origines des usages sociaux de la photographie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 154, septembre 2004, p. 53. En ligne
  • [3]
    Pierre Bourdieu, Un art moyen, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Le sens commun », 1965, p. 54.
  • [4]
    Ce que le dernier rapport sur le développement humain du PNUD nomme « les libertés culturelles » : Les Libertés culturelles dans un monde diversifié, Paris, Économica, 2004.
  • [5]
    C’est aussi le thème que développe Alain Touraine dans son dernier livre, Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Fayard, 2005.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9010
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