CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Infatigable arpenteur d’un monde qu’il aura passé sa vie à explorer dans ses différences, à décrire dans ses interactions et à comprendre dans ses changements, Olivier Dollfus est mort le 1er février 2005, à l’âge de 73 ans, debout et en marche jusqu’au terme, comme il avait vécu. Victime, en 1998, d’un grave accident cardiaque qui devait limiter ses possibilités de déplacement et l’empêcher de continuer à écrire, atteint dans cette double présence au monde, il n’en avait pas moins conservé toute son attention au devenir des personnes, à la richesse des idées, à la diversité des lieux, en même temps qu’une intacte et tenace volonté d’aller à la rencontre des autres.

2« Vivre le monde en le pensant » avait été le fil directeur d’une réunion scientifique organisée le 16 décembre 1999, autour de sa personne et de son œuvre, à l’Université Denis Diderot (Paris 7) où il enseigna pendant près de 30 ans et dont il était professeur émérite. Venus de tous les horizons disciplinaires et géographiques, collègues et amis s’y étaient alors retrouvés, en un moment privilégié d’émotion et de convivialité, pour réfléchir ensemble sur ses idées et faire le point sur des cadres de pensée et d’action qui lui ont tenu à cœur. Plus récemment, en mai 2004, au Pérou où il avait rêvé de pouvoir revenir une dernière fois, un hommage lui avait été rendu par l’Institut Français d’Études Andines (ifea), accompagné de la publication d’un ouvrage en son honneur. Les textes rassemblés autour de ses idées et de sa personne entendent y témoigner de la pertinence et de l’actualité de sa pensée et de sa pratique, pour les faire partager à tous ceux qui, dans des conditions souvent difficiles, tentent de comprendre le monde à partir des Andes [1]. En scellant un grand parcours de professeur commencé il y a presque un demi-siècle à Lima, avant Paris, le doctorat honoris causa conféré à cette même occasion par l’Université de San Marcos – la plus ancienne des Amériques – l’avait profondément ému. Tout autant que les magnifiques paysages retrouvés lors de ce dernier voyage andin, la réception chaleureuse et l’estime de ses amis péruviens ont contribué à illuminer ses derniers mois. Car le Pérou aura bien été pour Olivier Dollfus ce que le Brésil fut pour Claude Lévi-Strauss [2].

La dimension andine d’un parcours d’exception

3Agrégé de géographie en 1954, et après avoir accompli 30 mois de service militaire, Olivier Dollfus arrivait au Pérou pour la première fois en juin 1957, à 26 ans, pour assurer l’intérim du Conseiller culturel et de coopération de l’Ambassade de France à Lima et enseigner à l’Université de San Marcos. Devenu Chef du Service culturel et de la Mission universitaire, il y séjournera cinq années, partageant son temps entre l’Ambassade, l’Université où il animait des recherches pluridisciplinaires sur les sociétés rurales, avec ses collègues péruviens ethnologues ou historiens, et les Andes centrales où il consacra l’essentiel de ses loisirs à leur étude géomorphologique. Après un accueil de deux ans au cnrs, il soutenait en 1966 deux thèses consacrées au Pérou : la principale, sur la géomorphologie des Andes centrales, la complémentaire, sur l’étude du développement péruvien [3]. Élu professeur à la Sorbonne en 1967, il devint la même année le directeur non résident de l’ifea, responsabilité qu’il conservera jusqu’en 1972. L’efficacité de sa gestion à Paris et au Pérou – lors de sa visite annuelle au cours de l’hiver austral – devait donner une impulsion décisive à cet établissement, fondé en 1948 et dépendant du Ministère des Affaires Étrangères, avec l’ouverture de postes de pensionnaires [4] en Équateur et en Colombie, complétée par la création, à partir de 1973, du poste de directeur résident à Lima.

4Par la suite, son intérêt scientifique, institutionnel et affectif pour le monde andin ne se démentira jamais. Ses enseignements ont été nourris des nombreuses missions réalisées et de l’active participation aux programmes qu’il y dirigeait, suscitait ou encourageait. Les responsabilités institutionnelles qu’il assuma dans les années 1970, auprès de divers Comités des Ministères de la Recherche ou des Affaires Étrangères, lui ont permis de stimuler le lancement, la gestion et l’évaluation de projets largement pluridisciplinaires, dans les Andes comme en Himalaya. Écologues et agronomes, géographes et historiens, sociologues et anthropologues y travaillaient à mieux comprendre la gestion des milieux naturels en fonction des choix de production. Dans les années 1980, les responsabilités assumées dans les politiques d’harmonisation et de développement de la recherche française en coopération se sont aussi traduites par d’importantes résonances andines. Et chaque année, après la réunion du Conseil scientifique de l’ifea au Ministère des Affaires Étrangères, l’Andinade, dont il était l’amphitryon avec son épouse Claire, réunissait amis et collègues pour une soirée conviviale à son domicile de la Rue Royale à Paris.

5Sans prétendre esquisser ici un bilan de plus de quarante années d’une vie professionnelle densément remplie, qui a donné lieu à la publication de onze ouvrages et de plusieurs centaines d’articles et de contributions diverses, on évoquera seulement l’éventail et l’ampleur de l’apport scientifique d’Olivier Dollfus autour de quelques champs majeurs qui ont structuré ses recherches.

Saisir la complexité des milieux et des sociétés rurales des grandes montagnes

6La géographie physique des grandes montagnes tropicales et subtropicales – Andes, Altos guatémaltèques et Himalaya – a été au cœur de ses préoccupations jusqu’aux années 1970. On lui doit d’abord des travaux pionniers sur la succession des glaciations et des périodes interglaciaires et sur les effets en catena des changements climatiques du Quaternaire, observés sur les grands versants andins. Ses travaux postérieurs portèrent sur les déformations quaternaires des volumes rocheux, corrélées à la surrection d’une chaîne de montagne active, et sur leurs conséquences géomorphologiques, lui valant d’être lauréat de l’Académie des Sciences. Situés résolument à l’interface des sciences de la terre et de la nature, et à l’aune d’un dialogue fructueux engagé entre géographes, botanistes et géologues, ses travaux s’attachaient aussi à la compréhension de la diversité des milieux montagnards. L’étagement géoécologique, la répartition des unités de paysages, la part respective de la tectonique et des agressions climatiques sur la dynamique des reliefs et la stabilité des versants ont fait ainsi l’objet de paramétrage et de modélisation [5].

7Des hauts sommets aux grands versants, le devenir des paysanneries de montagne établies sur des dénivellations de 4 000, voire 6 000 mètres, ne cessera plus de retenir l’attention d’Olivier Dollfus à partir du milieu des années 1970. Il s’intéressait alors aux capacités d’adaptation des sociétés rurales et à leur aptitude à l’innovation dans un contexte de dévalorisation croissante des espaces montagnards. Conduites dans le cadre de diverses opérations [6], les recherches mobilisaient étudiants, enseignants et chercheurs aussi bien au Pérou (vallées de Chancay et de Cañete) et en Bolivie (Ambana) qu’au Népal central (Salmé), sans omettre les Alpes briançonnaises, où la mise en œuvre du Parc National des Écrins, dont il préside le Conseil scientifique à partir de 1981, suscitait d’autres travaux qui enrichissaient encore la perspective comparative. Dans cet ensemble de projets couvrant trois grands massifs montagneux, une recherche plurielle confrontait et croisait les regards et les savoirs de l’écologie, de la géographie, de l’agronomie, de l’ethnologie, de l’économie ou de l’histoire… En retournant, au cours des années 1990, sur des lieux étudiés 15 ou 20 ans plus tôt, Olivier Dollfus pouvait prendre la mesure des formes d’internalisation et d’impact de la mondialité jusque dans ces replis presque oubliés de la Terre humaine.

Un nouveau monde pour la géographie : le Monde comme totalité

8Son intérêt ancien pour les questions du développement, ses interrogations sur l’évolution de la diversité des lieux soumis à l’émergence de mouvements multidimensionnels d’interdépendance planétaire le conduisirent, dès les années 1980, à construire un nouvel objet d’étude : le Monde pris comme totalité – et niveau propre de raisonnement – quand l’espace mondial produit par l’ensemble de l’humanité entre en coïncidence avec la Terre comme environnement. C’est dans le cadre du gemdev (Groupement d’intérêt scientifique Économie mondiale, Tiers Monde, Développement), dont il fut l’un des fondateurs en 1983, qu’il développa, en référence critique aux apports d’Immanuel Wallerstein, la notion pionnière de « système-monde », anticipant le concept de mondialisation que banaliseront les années 1990 [7]. Sa participation aux activités du Groupement d’intérêt public reclus, dirigé par Roger Brunet, notamment dans le cadre du Comité de Rédaction de la Géographie Universelle, multipliait les occasions d’un large débat et l’enrichissement des réflexions en cours. Les dynamiques d’un système qui engendre, au niveau planétaire, des croissances différentielles uniques dans l’histoire de l’humanité, et qui produit de la différence tout en gommant de la diversité, ont alors retenu toute son attention, de même que le processus dialectique où se répondent mondialisation et formes diverses de ségrégations dans le cadre d’un jeu de flux multiples et de réseaux, en particulier celui des grandes métropoles qualifié d’« Archipel Mégalopolitain Mondial » (amm). Ces recherches ont donné lieu à la publication de plusieurs essais majeurs dont le « Système Monde », livre second du tome 1 de la Géographie Universelle [8].

9Enfin, transversalement en quelque sorte, mais toujours en étroite relation avec recherches et enseignements, la réflexion d’Olivier Dollfus sur l’espace et sur la méthode scientifique a toujours fait une large place aux apports de l’analyse des systèmes complexes et au jeu des niveaux d’échelles, au service d’une géographie nourrie du comparatisme des situations – révélateur de banalité autant que de spécificité – et résolument ouverte aux autres disciplines.

Au service de la recherche française en coopération

10Comme on l’a déjà évoqué, outre ses activités d’enseignant et de chercheur, Olivier Dollfus a été aussi très présent dans la gestion institutionnelle. Il a siégé à plusieurs reprises au Conseil d’Administration et au Conseil Scientifique de l’Université Denis Diderot où il a aussi présidé le Conseil scientifique de son Unité de Formation et de Recherche. Dans les années 1970, il déploya ses compétences dans divers Comités de la dgrst et présida le Comité Écologie et aménagement rural du Ministère de la Recherche. Au début des années 1980, au sein de différentes instances et à plusieurs niveaux, il a œuvré pour l’harmonisation et le développement de la recherche française en coopération en participant à la mise en place du programme mobilisateur et à la réorganisation des structures ; puis en qualité de Conseiller du Ministère des Affaires étrangères pour la politique de coopération scientifique entre 1982 et 1992.

11Un tel parcours, une œuvre de cette envergure ne sont pas allés sans une palette de fortes qualités. On en retiendra la gestion du temps et la pratique du terrain, le goût du dialogue et la capacité de synthèse. Maîtriser le temps, quitte à bousculer un peu ceux qui ont une conscience plus laxiste de son écoulement, aura été primordial : rendez-vous chronométrés, mais répétés, à son domicile de la Rue

12Royale ; expéditions sur le terrain menées au pas de charge ; publications rédigées, dans la foulée et tambour battant, pour aller vite à l’essentiel sans souci excessif du détail de forme mais avec celui, constant, de se faire bien comprendre. Gérer le temps lui a toujours permis de porter une attention égale à tous les acteurs placés sur sa route et à les rechercher : du plus modeste des paysans à l’interlocuteur le plus haut placé dans la hiérarchie sociale habituelle. Car Olivier Dollfus aimait à dialoguer, même si l’échange pouvait avoir parfois quelque rudesse, non seulement avec les multiples acteurs des différents lieux du Monde, mais également avec ses collègues géographes ou avec des scientifiques venus d’un grand nombre d’horizons disciplinaires. La pratique du terrain stimulait le dialogue et les regards croisés portés sur la réalité – aussi bien les points de vue des acteurs rencontrés que ceux des différents observateurs, chacun à partir de sa spécialité disciplinaire ou thématique – ont largement contribué à nourrir son exceptionnelle capacité de synthèse servie par une remarquable clarté pédagogique de l’exposition. Cette activité tout à la fois débordante et organisée n’excluait nullement la pause, brève sans doute – gestion du temps oblige –, et la contemplation silencieuse de paysages immenses, de préférence depuis quelque belvédère de la montagne, ni la plongée récurrente dans le trésor d’une mémoire dont il savait extraire des histoires vécues, pittoresquement restituées avec la précision du détail et l’humour du recul. Et son appréciation gourmande de quelques spécialités culinaires, exotiques ou pas, ritualisait bien des étapes comme autant de passages obligés.

Passer le témoin d’une géographie ouverte

13« La connaissance du Monde, tel qu’il est, est l’une des meilleures façons de se préparer au futur », écrivait-il en 1990 [9]. Avec une inépuisable et enviable énergie, Olivier Dollfus a contribué de façon exceptionnellement importante au développement de la recherche et d’une connaissance scientifique nourrie de la confrontation continuelle des « sources écrites avec l’observation de la réalité que suggèrent les paysages et les dialogues avec les hommes placés dans leur milieu » [10]. Au fil des décennies, il n’a eu de cesse de traduire en lignes d’action et en moyens de travail l’intérêt qu’il a toujours porté au Monde dans la diversité de ses lieux. À l’école de sa pensée et frottés à son exigeante rigueur, plusieurs générations de chercheurs et d’enseignants restent profondément marquées par cet inlassable passeur de témoins autour d’une « conception de la géographie ouverte sur le large, d’une géographie où la nécessaire spécialisation des recherches n’étouffe pas la vision de l’ensemble » [11].

Notes

  • [1]
    Los Andes y el reto del espacio mundo Homenaje a Olivier Dollfus (Ed. : Jean-Paul Deler et Evelyne Mesclier), IFEA-IEP, Lima, 2004, 419 p.
  • [2]
    « Le Brésil représente l’expérience la plus importante de ma vie », entretien avec Claude Lévi-Strauss, Le Monde, 22 février 2005, p. 26-27.
  • [3]
    Les Andes Centrales du Pérou et de leurs piémonts (Entre Lima et Péréné). Étude géomorphologique, Université de Paris, Paris, 1965, 405 p.
    Le Pérou. Introduction géographique à l’étude du développement, Université de Paris, Institut des Hautes Études de l’Amérique latine, Paris, 1968, 355 p. (Travaux et mémoires de l’IHEAL 22).
    Son « Que sais-je ? », Le Pérou, qui connut deux versions et plusieurs rééditions entre 1968 et 1983, a été diffusé à des dizaines de milliers d’exemplaires.
  • [4]
    Les postes de pensionnaire sont attribués aux chercheurs, pour une durée de deux ou trois ans, pour effectuer les recherches de « terrain » (fouilles archéologiques, travail en archives, collectes de données, enquêtes et observations directes…).
  • [5]
    Son ouvrage El reto del espacio andino en constitue une synthèse pour les Andes intertropicales, IEP, Lima, 1981, 141 p. (Coll. Perú problema 20). Voir aussi : Trois parcours avec Olivier Dollfus, Monique Fort, Blandine Ripert et Joëlle Smadja, EspacesTemps.net, Mensuelles, 15.02.2005 [http://espacestemps.net/document1121.html]
  • [6]
    Programme Homme et Biosphère de l’UNESCO, Actions thématiques ou concertées du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et de la Direction Générale de la Recherche Scientifique et Technique (DGRST) sur La Gestion des ressources renouvelables ou l’écologie et le milieu rural.
  • [7]
    Voir Jacques Lévy : « Olivier Dollfus Le géographe du “système-monde” », Le Monde, 5 février 2005, p. 14.
  • [8]
    Mondes Nouveaux, Géographie Universelle (sous la dir. de Roger Brunet), Paris, Belin Reclus, 1990. Voir également ses ouvrages La Nouvelle carte du monde, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? » n° 2986, 1995, 126 p. et La Mondialisation, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, coll. « La bibliothèque du citoyen », 1997, 167 p.
  • [9]
    Mondes nouveaux, op. cit., p. 529.
  • [10]
    Le Pérou. Introduction géographique à l’étude du développement, op. cit., p. 7.
  • [11]
    Les Andes Centrales du Pérou et de leurs piémonts (Entre Lima et Péréné). Étude géomorphologique, op. cit., p. 2.
Jean-Paul Deler
Jean-Paul Deler, directeur de recherche au CNRS.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9009
Pour citer cet article
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