1Musil en a déjà fort bien parlé dans L’homme sans qualités : l’espèce du scientifique averti et curieux de « l’autre culture » ne court plus les rues depuis le début du xxe siècle. C’est souligner combien Hubert Curien a été dans l’histoire de notre politique de la science un de ces oiseaux très rares qui ajoutent à toutes les qualités qui en font de grands scientifiques le goût et la curiosité pour toutes les « autres » disciplines, en particulier ces sciences que l’on dit molles, les sciences humaines, par opposition à celles qui se font passer pour dures.
2Ce qui suppose une culture qui ne s’est pas arrêtée à la préparation des concours spécialisés à la française, mais une ouverture d’esprit, une attention et une curiosité pour la littérature, les arts, les idées et les enjeux philosophiques. Je n’hésite pas à ajouter que, quand cela arrive encore, cela tient non pas seulement aux détours que ces scientifiques se sont offerts dans leur formation, mais aussi à l’épouse qu’ils ont choisie, ce qui clairement a été le cas de Hubert Curien, « marié, dit son CV, à Anne-Perrine Dumézil, trois enfants. »
3On aura compris que mon hommage ne peut être que personnel et, de fait, si nous n’avons pas cessé de nous croiser dans nos fonctions, nos entretiens devenus amicaux ne se sont jamais limités à des questions professionnelles. De sa capacité d’écoute et de réaction rapide, voici deux exemples particulièrement révélateurs. Quand il a pris la direction du cnrs, l’institution continuait à vibrer des « événements » de 1968 et à s’interroger sur ses missions. Je suis venu lui proposer, ainsi qu’à Pierre Aigrain, alors délégué général à la recherche scientifique, d’organiser un colloque en coopération avec l’ocde sur les rapports entre science et société : c’est avec enthousiasme que le projet fut accueilli, d’autant plus que le colloque devait se réunir à la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence. Dans le décor merveilleux des collections Maeght, mariage inattendu de l’art moderne et de la science, le mélange de chercheurs établis et contestataires a stimulé des discussions sous un climat tout à fait soixante-huitard.
4Le metteur en scène Roberto Rossellini nous filmait et posait des questions abruptes pour un documentaire sur la responsabilité sociale des scientifiques. Dans son bouillonnement d’idées, de critiques et de suggestions, ce colloque a contribué de près à éclairer et à stimuler en Europe toutes les dimensions d’un débat qui ne faisait que commencer [1]. Deuxième exemple : quand il m’a reçu pour m’entendre recommander d’initier un programme sur les aspects économiques et sociaux des politiques de la science, la décision de mettre en route les atp « recherche sur la recherche » (actions thématiques programmées) n’a pas tardé. Nous avons parlé à d’autres reprises de bien d’autres sujets où les enjeux intellectuels du moment étaient passés en revue. Je dois ici évoquer le sourire, l’attention et la patience avec lesquels Hubert Curien savait accueillir et entendre ceux qui venaient le voir dans ses fonctions, même (ou à plus forte raison) quand il devint ministre.
5Mais la courtoisie n’empêchait pas du tout la ténacité. Ministre chargé de la recherche pendant près de dix ans (qui a fait mieux ?), il a soutenu et fait triompher sur le plan français comme sur le plan européen de nombreux projets dont la réalisation a dû prendre plus d’une décennie. Par exemple, président du comité de direction du Lure (Laboratoire pour l’utilisation du rayonnement électromagnétique émis par les anneaux de collision d’Orsay), il en a tout de suite soutenu le projet d’extension à l’échelle européenne qui devait déboucher, quinze ans après, sur la « méga-machine de troisième génération » réalisée à Grenoble. Or, de la dgrst au ministère en passant par la présidence de la Fondation européenne de la science, le rôle qu’il a joué dans la lente mise en œuvre scientifique et politique du esrp, le European Synchrotron Radiation Project, a été absolument déterminant dans et par la durée. [2]
Un parcours exceptionnel
6Hubert Curien est né en 1924 à Cornimont dans les Vosges. Il est mort le 6 février 2005, après avoir ouvert à Lyon l’année mondiale de la physique – discipline dont il a dit qu’elle est « devenue une sœur de plus en plus proche de toutes les autres sciences jusqu’aux sciences de l’homme et de la société ». Sa carrière scientifique est celle d’un normalien (promotion 1945), mais il faut aussitôt rappeler qu’elle a commencé par un parcours de très jeune résistant, qui a combattu l’occupant les armes à la main dans un maquis, ce qui l’a conduit à rejoindre en retard la classe préparatoire du lycée Saint-Louis. Brillant physicien (doctorat sur « l’étude par diffusion des rayons X de l’agitation thermique dans l’aluminium »), il fut très vite assistant, puis professeur à la Sorbonne dans le laboratoire de minéralogie et de cristallographie de Jean Wyart, auquel il succéda. Sa passion ou son respect de l’institution universitaire étaient tels que, même ministre, il avait, disait-il, la coquetterie de venir tous les lundis matin à Jussieu continuer à enseigner.
7Quand le cnrs a créé des directions scientifiques (l’institution fonctionnait jusque-là avec un directeur général et deux directeurs-adjoints qui couvraient à eux seuls toutes les disciplines et missions), il est appelé à la direction de la physique (1966) : il y développe l’ouverture aux coopérations avec les laboratoires étrangers, en même temps que l’inag et l’in2p3 pour assurer une politique coordonnée au niveau national des équipements de Big Science. Directeur général du cnrs, il montre, le premier, une vision de l’Europe de la recherche en multipliant les accords de coopération, en particulier avec la Royal Society et les instituts Max Planck et en initiant des relations avec les pays alors réputés difficiles (urss, Israël, Japon). Il succède à Pierre Aigrain à la tête de la dgrst (1973), puis devient président du cnes, le Centre national des études spatiales (1976-1984), ministre de la recherche et de la technologie (de 1984 à 1986 et à nouveau de 1988 à 1993), entre-temps ou successivement président de la Fondation européenne de la science (1979-1984), de l’Agence spatiale européenne (1981-1984), du cern (1994), président de l’Académie des sciences et de l’Academia Europea qu’il a contribué à fonder.
8Hubert Curien a été l’initiateur et le soutien constant, avec H. Maier-Leibnitz, directeur général de la dfg, la Deutsche Forschungsgemeinschaft, de la Fondation européenne de la science. En fait, la première idée de ce projet est née au sein du Comité de la politique de la science et de la technologie de l’ocde. Parmi les rapports présentés lors de la deuxième Conférence ministérielle sur la science (1965), une commission esquissait un projet de National Science Foundation qui aurait sélectionné et soutenu financièrement des projets et des équipes sur le plan européen suivant les critères et les modalités d’évaluation rigoureuse de l’institution américaine [3]. La Fondation n’a pas pu remplir une telle fonction, dont on continue aujourd’hui à rêver en rêvant de l’unité politique de l’Europe. Néanmoins, fédérant les grands organismes de recherche et conseils de recherche de vingt pays, elle offre un cadre de coordination de leurs travaux et a développé plus d’une trentaine de réseaux thématiques – de la chimie et de la physique des surfaces ou des systèmes non-linéaires aux origines de l’État moderne et à la typologie des langues.
9Dans ce parcours exceptionnel, il me semble qu’il faut retenir quatre constantes : d’abord le souci d’exposer toutes les activités de recherche à des pratiques et à des structures d’évaluation aussi rigoureuses que possible ; ensuite, la nécessité de rapprocher la recherche fondamentale et ses acteurs des recherches appliquées et de la technologie, donc de ses acteurs industriels ; aussi, l’importance démocratique de l’ouverture au regard, sinon au contrôle de la société, en considérant que les chercheurs ne sont pas seulement comptables devant leurs pairs, mais aussi devant leurs concitoyens ; enfin, l’obsession de la dimension européenne, à laquelle il fallait intégrer la recherche-développement nationale et simultanément faire de la recherche française (voir le cnes élément pilote de l’esa ou le programme Eurêka) le moteur de la politique européenne de la science et de la technologie.
10Hubert Curien m’a fait en quelque sorte entrer dans les dédales de la politique française de la recherche en m’invitant à participer au premier comité chargé de réformer le cnrs, dont il était alors directeur général, le Comité Bernard, du nom de son président, conseiller d’État. Des recommandations que celui-ci a pu faire, je me souviens essentiellement de celles qui affectaient le renforcement des modes d’évaluation des chercheurs et des laboratoires (les travaux de l’ocde en statistiques de recherchedéveloppement faisaient découvrir scientométrie et bibliométrie), ainsi que la redistribution des commissions scientifiques (il n’y avait pas de place, à l’époque, pour les sciences de l’information ni chez les mathématiciens ni chez les physiciens : dans les deux cas c’étaient des discipline bâtardes ; il fallut créer le Département des sciences de l’ingénieur pour les accueillir).
11Puis il m’a fait nommer membre « extérieur » d’une commission du cnrs (Sociologie et démographie), où j’ai beaucoup appris, mais dont j’ai démissionné au bout de deux ans, considérant que le projet d’intégration de plus d’une centaine de sociologues « hors statut » et la suppression des recrutements sur contrat étaient des mesures dont le cnrs et notre système de recherche souffriraient sérieusement dans le long terme. Il m’en a d’autant moins voulu qu’il n’était pour rien dans ces mesures (brillant résultat d’une négociation entre le ministère des Finances et les syndicats !) et en fait les désapprouvait. Et il m’a permis de vivre plus directement les dimensions européennes d’une politique de la recherche en me demandant d’être le premier président de la Commission permanente des sciences sociales de la Fondation européenne de la science. Ce qui a eu pour effet, quand j’ai terminé mon mandat et que Michael Posner, du Social Research Council britannique, m’y a succédé, de voir mes bons et loyaux services récompensés par une invitation à un séjour de six mois à Cambridge, où je devins fellow de Clare Hall.
12Dans aucune des fonctions importantes qu’il a si brillamment assumées et menées à bien, nulle arrogance, nulle fermeture aux préoccupations des autres, nulle gêne surtout à s’entendre dire des réserves ou des critiques sur tel ou tel point : il a été à mes yeux un grand Statesman of Science, comme disent nos amis Anglais, à l’aise à la fois dans les deux cultures et dans les deux mondes apparemment opposés, celui des chercheurs et celui des politiques, aussi compétent, passionné et honnête qu’efficace dans les allées du pouvoir, ce qui n’est pas peu dire par les temps qu’il fait où ces qualités n’y sont décidément pas moisson [4].
13Hubert Curien était fondamentalement un démocrate, homme de gauche libéral au sens où ce qui comptait le plus pour lui était le respect de la pensée et de la créativité de l’autre. Les avatars du rapport sur notre politique de la technologie, commandé un an auparavant par son prédécesseur, en sont une illustration. Je l’ai remis en juillet 1985 à Hubert Curien, mon enquête et mes développements s’en tenant aux deux ministères qui avaient précédé le sien. Saluant les réformes et les investissements effectués depuis l’accession à l’Élysée de François Mitterrand, je m’y montrais néanmoins critique à l’égard, d’une part, des « programmes mobilisateurs » dont les modalités d’évaluation, subordonnées à la bureaucratie du ministère, étaient pour le moins douteuses, et d’autre part à l’égard de l’inadaptation des modes de soutien des nouvelles technologies (information, nouveaux matériaux, biotechnologies). Le rapport mettait notamment en question ce que j’appelais « la stratégie de l’arsenal » (pratique remontant à Colbert), qui revient à faire de l’État tout à la fois le maître d‘œuvre, le banquier, l’entrepreneur et le client de « grands programmes » réalisés par des « champions nationaux » [5]. Mais ce qui pouvait valoir avec succès pour la défense, les grands réseaux de transport ou d’énergie s’applique fort peu désormais aux nouvelles technologies et aux entreprises dans l’enfance qui en lancent les innovations sur le marché mondial, d’où l’échec des Plans calcul, du Minitel et les débuts fort difficiles des biotechnologies (toujours en état de carence industrielle par rapport à nos rivaux).
14Nous assistions à l’essor d’un nouveau système technique au sens de Bertrand Gille, dont « le paradigme récuse les grands efforts centralisés, le volontarisme technocratique, la politique du champion national et le protectionnisme primaire sous forme de barrières douanières. » Soit dit en passant, il semble bien qu’aujourd’hui, une fois de plus, on n’en ait tiré aucune leçon pour s’empresser de revenir inconsidérément aux « grands programmes » et aux « champions nationaux » – voir le récent rapport Beffa. Certes le rapport, comme son titre, pouvait passer pour impertinent aux yeux de conseillers tout prêts à en interdire la diffusion pour cause d’analyses sans concession. Les hésitations ont duré trois mois jusqu’à ce que le ministre décide, contre son directeur de cabinet, que le rapport devait être aussitôt diffusé à la presse et le plus rapidement possible publié. On ne pouvait pas imaginer Hubert Curien en censeur.
15Il faut encore rappeler qu’il était un européen convaincu, qui n’a jamais considéré que les efforts d’intégration menaçaient l’autonomie et l’essor de notre politique de la science et de la technologie, ni notre avenir économique et social. Tout au contraire, celui-ci avait à ses yeux plus de chances de résister à la concurrence des États-Unis et des nouveaux blocs émergents, Chine et Inde, grâce à cette Europe de la science et de la technologie dont il vantait l’existence et les succès depuis un demi-siècle. J’écris cet hommage à la veille du vote sur le référendum consacré à la Constitution européenne, conscient qu’au train où vont les choses, l’étrange coalition des « non », qui a de solides raisons de dénoncer au sein de l’Hexagone l’incurie du gouvernement et de sa majorité tout autant que les divisions de l’opposition, menace de compromettre ce qui a déjà été acquis et surtout ce qui a fait de notre pays le pilote de la réconciliation avec l’Allemagne et l’artisan de l’amorce de l’unité. Si le vote confirme les sondages, je me dis avec tristesse que je me serais retrouvé proche, une fois de plus, de cet homme qui a tant fait pour que la France joue un rôle de premier plan en Europe et pour que l’Europe maintienne son rang dans le monde.
Notes
-
[1]
Voir « Science et société : le colloque de Saint-Paul-de-Vence » (5-7 juin 1972), Le progrès scientifique, revue de la DGRST, n° 160, janvier 1973.
-
[2]
Voir Yves Farge, qui a été rapporteur du projet à la Fondation européenne de la science, « Hubert Curien et le développement de la production et de l’utilisation du rayonnement du synchrotron en France et en Europe », dans Hubert Curien, pour une politique internationale de la science, Presses de l’École normale supérieure, 1994, p. 43-58.
-
[3]
Voir La Recherche fondamentale et les universités, OCDE, 1986. La commission, présidée par André Maréchal alors à la tête de la DGRST, comprenait E. Amaldi (Italie), S. Bergstrom (Suède), H. Brooks (États-Unis), F. Lynen (Allemagne, prix Nobel), C.-H. Waddington (Royaume-Uni) ; le Dr Alexander King, directeur des affaires scientifiques de l’OCDE en était le rapporteur et j’en étais le secrétaire…
-
[4]
Voir J. G. Crowther, Statesmen of Science, Londres, Cresset Press, 1965.
-
[5]
J.-J. Salomon, Le gaulois, le cow-boy et le samouraï : la politique française de la technologie, Économica, 1986, p. 119. J’y relevais que, de 1958 à 1985, la France a vu se succéder 18 ministres ou secrétaires d’État chargés des affaires scientifiques. Et depuis, même record : « ce domaine, mieux que tout autre, montre comment la Ve République a substitué l’instabilité ministérielle à l’instabilité gouvernementale de la IVe » (p. 69). La longévité de Hubert Curien dans cette fonction a été d’autant plus exemplaire.