CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Ce texte fait partie d’un projet de recherche intitulé « Les technologies de l’imaginaire : le journalisme comme phénomène culturel de dévoilement » qui bénéficie de l’appui du CNPQ (Centre National de Recherche Scientifique du Brésil). Il passe en revue les deux premières années du gouvernement de gauche du président Luiz Inácio « Lula » da Silva (2002-2004) au Brésil. Il s’agit d’ébaucher un bilan de cette expérience unique dans la culture politique brésilienne avec l’arrivée au pouvoir d’un ouvrier, ancien syndicaliste, qui n’a même pas fini ses études fondamentales. Mais il est question aussi d’accompagner les glissements d’un discours électoral ancré à gauche, selon la tradition du Parti des Travailleurs (PT), celui de Lula, vers une gestion dite « réaliste », compromise avec les paramètres du Fonds Monétaire International (FMI), éloignée du social, en rupture avec plusieurs de ses idéaux historiques et alliée à des anciens adversaires de droite. Il s’agit aussi de voir comment ce changement de cap a été accueilli par la presse, avant tout par « Veja », l’hebdomadaire le plus important du pays et aussi celui qui combat le plus le « gauchisme ».

Les rapports entre utopie et action politique

2Un documentaire filmé par le réalisateur João Moreira Salles, l’un des plus connus au Brésil dans son domaine, montre Lula pendant la dernière ligne droite de la campagne électorale de 2002. « Entractes » (les coulisses, à vrai dire) révèle la construction médiatique du candidat et futur président selon les méthodes de marketing du publicitaire Duda Mendonça, l’homme qui est devenu le responsable pour la nouvelle image de Lula et du PT, ce qu’on a appelé « Lula light » ou « Le petit Lula amour et paix ». Dans ce film Lula indique tout le temps qu’est venu le temps de négocier, de pardonner et de jouer selon les règles du jeu de la communication.

3L’ancien ouvrier, sans aucune formation intellectuelle, semblait faire écho à une analyse de Pierre Bourdieu sur le journalisme : « Les quotidiens doivent offrir quotidiennement de l’extra-quotidien, ce n’est pas facile… » (Bourdieu, 1996, p. 19). Et Lula, devenu homme politique mûr, inverse la chose, citant son homme de marketing, pour dire que « l’important n’est pas ce qu’on dit aux gens, mais comment les gens comprennent ce qu’on essaie de dire ». Voilà une synthèse parfaite de la transformation de Lula. Dans un sens il a abandonné l’horreur typique de la gauche pour les médias et pour la négociation et, à la manière réfléchie par un Dominique Wolton, a découvert « l’éloge du grand public » et le besoin de se faire comprendre au-delà de l’apparent et peut-être des fausses évidences. Lula est plus incliné à faire des concessions mais aussi à accepter la complexité du monde.

4On pourrait dire, d’un point de vue épistémologique, que Lula est passé à un autre paradigme : « La relation de l’homme à son environnement est caractérisée par l’ouverture au monde » (Berger et Luckmann, 1992, p. 70). Paradoxalement, Lula peut être vu comme un traître – celui qui s’est écarté de ses idéaux historiques – et comme un homme devenu plus sophistiqué et complexe, capable de voir ce que les militants de son parti, obnubilés par l’idéologie n’arrivent pas à comprendre : les changements des hommes pendant leurs parcours politiques. C’est dans ce sens-là que Lula justifie, par exemple, l’approximation avec l’ancien président de droite José Sarney : « Il a changé, il a gagné une nouvelle dignité », dit, grosso modo, Lula dans le documentaire de Salles.

5Tout réel est imaginaire. Tout imaginaire est réel. Lula et le PT manient mieux aujourd’hui les rapports entre utopie et action politique au quotidien. Le nouveau Lula a été façonné par le besoin d’apaiser les médias. Mais il a réussi aussi à façonner les médias dans le sens de leur faire comprendre que la gauche est toujours en mouvement et ne peut pas être cristallisée dans un stéréotype. À mi-chemin de son gouvernement le président Lula a encore une forte dette sociale envers les plus pauvres du pays. Mais il a accompli quand même quelques pas pour regagner la confiance des investisseurs internationaux, pour maintenir l’inflation sous contrôle et pour se faire reconnaître comme un vrai homme d’État. Maintenant il faut faire le reste. Tout le reste. Montrer qu’un autre Brésil est vraiment encore possible et faisable sous son gouvernement.

Références bibliographiques

  • Berger, P., Luckmann, T., La Construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 1996.
  • Bourdieu, P., Sur la télévision, Paris, Liber, 1996.
  • Weber, M., Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992.
  • Wolton, D., Éloge du grand public : une théorie critique de la télévision, Paris, Flammarion, 1990.
Juremir Machado da Silva
Juremir Machado da Silva, professeur à l’université catholique pontificale du Rio Grande do Sul, Porto Alegre, Brésil, où il est le coordonnateur de la Formation doctorale en communication sociale. Il est écrivain et journaliste. Il est docteur en sociologie de la Sorbonne-Paris V-René Descartes. Il est aussi chercheur du Centre national de recherche scientifique du Brésil (CNPq). Il a déjà publié une quinzaine des livres. En France, il a publié Le Brésil, pays du présent, Desclée de Brouwer, 1999.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9006
Pour citer cet article
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