CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Quand on se lève au milieu de la nuit et qu’on trouve du Coca-Cola dans le frigo, il n’y a rien de mieux.
Lula, 20/01/2005

1Issac Deutscher fit consacrer l’expression « ironie de l’histoire » dans son analyse portant sur le communisme. Nous croyons qu’elle s’applique, en sens inverse peut-être, au gouvernement Lula. Il lui reviendra sans doute, lui élu du parti de gauche, vainqueur aux élections 2002, d’atteindre le point d’équilibre ou d’épuiser les possibilités de composition entre les images du pouvoir-machine et celles du pouvoir spectral qu’à droite et au centre, ont incarné, chacun à son temps, les Fernando I (Collor, 1991/1993) et II (Cardoso, 1995/2002).

2En apparence, la conjoncture a changé, et les images du pouvoir politique au Brésil sont devenues tout autres par rapport à ces deux dernières images. La présidence de la République est scandée par de nouvelles configurations symboliques. D’abord sont apparues les figures du sympathique joueur de foot du dimanche, du compagnon de « churrascada » (un repas typique de viande grillée sur la braise) et du jeune sympa qui, ayant bénéficié d’une promotion dans son emploi, devient enthousiaste en compagnie des gentils du bureau.

3Aujourd’hui, la moitié de son mandat s’étant écoulée, naît la figure de l’homme simple qui aime porter des casquettes de toutes sortes alors qu’il aime aussi, sans renoncer à rappeler de temps en temps ses origines humbles, se mettre en complet-cravate et être bien chaussé lorsqu’il part pour des terres lointaines où il lancera des plans mondiaux extravagants et se réunira avec les gentils et puissants de la planète.

4Pendant que l’on prépare la réélection de celui qui n’a pas encore fait preuve d’action, nous sommes parfois pris dans un embrouillement rhétorique, empreint de ressources puisées dans le football et face auquel les derniers espoirs de fonder un régime vertueux dans le pays se retirent de la vie publique nationale.

5Lula est ce président qui, heureux d’avoir proposé le programme « Faim zéro », se contente de « dire des platitudes, se promène avec sa chienne, va au cinoche du Planalto (Palais du gouvernement) et attend l’arrivée de son nouvel avion ». Mais ce qui est vraiment gênant, c’est le fait nouveau que cela cache. « Nous avons eu tout au long de l’histoire de nombreux types de gauche […] Nous avons à présent la gauche des affaires », puisque son plus gros besoin est celui de se servir des « médias et de l’argent », écrit César Benjamin (« Antes que seja tarde demais », nov. 2004).

6On pratiqua au Brésil impérial une politique de conciliation et, plus tard, dans la « República Velha » (la Vieille République) les pouvoirs publics se sont réduits à la gestion des flux monétaires. La cooptation gouvernementale des forces politiques et le fait de circonscrire les quelques voix d’opposition à la seule scène parlementaire permettent de reproduire aujourd’hui ces types idéaux de notre histoire postcoloniale.

7Contardo Calligaris fait remarquer, à juste titre, que « le PT (Parti des Travailleurs) invente une nouvelle formule, adaptée à notre division subjective : la social-démocratie néolibérale avec la rhétorique radicale de l’espoir ». Cependant, comme il l’observe, « le PT n’en est pas le seul responsable. Le régime ne fait que reproduire un syndrome historique de notre société, celle-ci n’osant pas vraiment affronter (avec propriété politique) ses problèmes graves. Il faut rappeler que pour si malheureux que nous soyons face à la situation, le gouvernement actuel nous satisfait non par ses réalisations, mais parce qu’il met en scène nos propres contradictions. » (Folha de São Paulo, 28/12/2003).

8La société respire dans le réseau des échanges monétaires et de la circulation financière. Le capital règne sans vrai choix ou adversaires fermes. Il en résulte que le régime démocratique lui-même se vide de sens. Le politique est réduit au pouvoir et à l’exercice des libertés privées de telle sorte que, conceptuellement, il se distingue peu de ce qui fut un jour permis par les tyrannies populaires de l’Antiquité.

9Signe évident de ce syndrome, c’est le fait que l’ancien dirigeant du parti qui a toujours accusé les médias de manipuler l’opinion publique a réuni, en mai 2003, les principaux patrons de la presse du pays afin de leur demander un soutien publicitaire et un appui politique à la campagne gouvernementale visant aux mêmes réformes qui avaient opposé ses partisans aux gouvernements Collor de Mello et Henrique Cardoso.

10L’appui à l’union étatique des professionnels de la presse (2004) est le corollaire direct de cette conception qui enrégimente la pensée publique, qui n’est rien d’autre que le contrepoint du fait que le régime ferme les yeux sur les effets ravageurs de la liberté économique effrénée sur des millions et des millions de vies, sans sauvegarde de l’ordre social.

11Il est ainsi peu étonnant que dans les coulisses de la scène politique et de la propagande gouvernementale du chic type soit en cours encore un épisode « de ce feuilleton d’ascension sociale », où s’accomplit « l’intégration des éléments poursuivis par le régime de 1964 à la caste bureaucratique » (Marcelo Coelho, Folha de São Paulo, 28/12/2003 : 8).

12Mais c’est encore peu si on tient compte de la possibilité d’un acheminement aussi vers la concrétisation institutionnelle de ladite pensée unique, à laquelle se sont opposés bec et ongles, durant tous les mandats précédents, les leaderships de l’opposition. Il se peut également que le régime consacre par là la conviction populaire que rien ne doit être pris au sérieux dans ce que les politiciens affirment, que la politique est l’art d’exercer le pouvoir au profit des castes qui contrôlent l’appareil de l’État.

13Autrement dit, la politique est un champ d’action indécent et stérile, dont les pratiques et le sens ont un caractère purement protocolaire car seul ce qui compte est le pouvoir, le contrôle et l’usage de certains instruments dans le but de maintenir et éventuellement de renforcer au maximum certaines situations et certains avantages, de préférence sans violence.

14Il y a eu une élection libre (2002), chargée d’un certain espoir de transformer le Brésil. Le vainqueur, leader populaire consacré, étonne pourtant, en abandonnant lui aussi la masse qui l’a élu à la violence de la jungle économique. Installé au Palais Alvorada, les seuls qu’il ne souhaite pas décevoir sont ceux qui occupent des positions privilégiées, rappelant sans cesse que si l’exercice de l’opposition est idéologique, l’exercice du pouvoir doit être pragmatique, pour ne pas dire opportuniste.

Francisco Rudiger
Francisco Rudiger, professeur à la faculté de communication de l’université catholique pontificale du Rio Grande do Sul.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9005
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