1Enfin ! Lula triomphe, après trois élections présidentielles ratées : les deux dernières, contre Cardoso, le président sortant, la première contre Collor, premier candidat à être élu après la dictature militaire et défenestré par le Congrès, deux ans après, grâce à un impeachment. Lula est « le symbole d’une réaction » (discours du dernier meeting de campagne). Sa victoire est perçue comme étant la négation même d’une élite au pouvoir, d’une classe politique et d’une manière de gouverner.
2Avant même d’assumer les fonctions de Chef d’État, Lula annonce avec éclat « la fin de tout ce qui a été vu en termes de politique ». L’effet performatif de ce discours sur ce « nouveau Brésil » implique une action sur la représentation que les Brésiliens se font du pays. Sous prétexte de décrire le Brésil « qu’il fallait oublier », cet effet performatif des discours présidentiels lui confère une dimension prescriptive. Après la double illusion de la « Nouvelle République » (appellation proposée en 1984 par le président Tancredo Neves et son groupe immédiatement après le régime militaire) et du « Brésil nouveau » (projet soutenu quelques années après par le président Fernando Collor) qui s’opposait à un Brésil vieilli « dont on devrait avoir honte », Lula nous invite à entrer dans une nouvelle période. Le projet « Fome Zero » (« Faim Zero ») devient le drapeau majeur du renouveau.
3Un discours de rupture, certes, mais énoncé par un homme fidèle à certaines de ses origines, partisanes et syndicales. Il a su, d’un côté, respecter les multiples dimensions sociales de sa trajectoire. Il a évité, le plus possible, les ruptures avec les structures et les règles du jeu de son parti. Le choix des ministres en est la preuve. De même, les nombreuses casquettes et uniformes portés par le président illustrent cette insertion plurielle dont bénéficie Lula aussi bien que quelques autres fondateurs du Parti des Travailleurs (PT). Rupture et compromis : difficile de définir l’identité présidentielle.
Une identité présidentielle difficile à définir
4L’identité du président est définie et redéfinie par ses prises de position, bien sûr, mais également par tous les porte-paroles autorisés, agents du champ politique, économique, du champ du journalisme, etc. L’identité de Lula est le résultat – toujours provisoire – d’une polyphonie. Comme lui-même le reconnaît, « j’ai besoin de lire les journaux pour découvrir à chaque jour qui je suis » (Jornal Nacional – journal télévisé de Rede Globo – le 04/01/2004). Lula éprouve des difficultés de plus en plus importantes pour sauvegarder – face aux crises politiques que subit son gouvernement – cette multiple appartenance. La présidence de la république semble l’avoir dépouillé des rôles multiples revendiqués en campagne.
5Le président Lula est toujours conçu comme un homme de parti, comme le leader du PT. Pour la première fois dans l’histoire de la démocratie brésilienne le président de la république élu par le peuple est, au delà de simples formalités, le représentant de son parti. Mais la singularité de cet espace partisan petiste, à son tour, ne peut être comprise qu’à partir de ses rapports à d’autres forces partisanes, de sa position dans un champ politique brésilien encore peu structuré.
6Espace symbolique par excellence, le PT peut être défini comme un univers social de circulation et de rencontres, un espace objectivé par les scènes qui s’y déroulent et les acteurs que s’y définissent les uns par rapport aux autres. Et, finalement – plus que n’importe quelle autre entreprise de représentation au Brésil –, le PT doit être perçu comme une arène de lutte. D’un côté, pour une appropriation légitime des symboles, pour le droit de parler au nom de l’institution, pour se servir d’un capital institutionnel déjà acquis. De l’autre, pour définir sa représentation par rapport aux concurrents, objectiver ses frontières, rendre visible aux indigènes ses singularités.
7Le PT est – notamment par rapport à ses concurrents – un parti fortement structuré, hiérarchisé, centralisé et, en même temps, pour suivre la typologie webérienne, un parti fondé sur le charisme de son chef, Lula. La force de ce charisme dépend plutôt d’une croyance en des traits personnels de caractère, sans cesse entretenue par les récits épiques de sa trajectoire prolétaire, qu’à n’importe quelle appartenance institutionnelle. De fait, Lula a un capital politique fort autonome par rapport à celui de son parti. 34 % des électeurs de Lula aux présidentielles ne voteraient pas pour un autre candidat du PT. Mais si le charisme « luliste » est le principal produit du parti offert sur le marché politique brésilien, son fonctionnement n’en dépend pas complètement.
Un président prisonnier de son parti
8Le PT, plus que n’importe quel autre parti brésilien, est un espace structuré de concurrence. De multiples agents entraînent un nombre considérable d’enjeux qu’il ne faut pas sous-estimer au fur et à mesure que la complexité de l’action gouvernementale suscite des contradictions internes. Il s’agit d’un espace de rencontre de plusieurs types de capitaux dont la valeur est définie selon les intérêts de ses mandataires. Ainsi, être fondateur – faire partie de ceux qui ont donné naissance au parti –, être camarade « des premiers moments » : voici un atout fondamental qui permet d’inscrire un certain nombre de professionnels dans un groupe très restreint. Très attachés aux « dogmes fondateurs », ces « vieux amis » attendent une reconnaissance particulière pour avoir investi du temps et de l’énergie dans une entreprise politique dont on ne pouvait pas prévoir l’avenir, c’est-à-dire sans être sûr de toucher un bénéfice de leur investissement.
9En revanche, la conquête de postes importants a exigé du PT, plus que de n’importe quel autre parti brésilien, une hâtive sélection de cadres politiques. Plus pragmatiques, les « nouveaux amis » semblent mieux s’adapter aux besoins de gestion, aux changements de stratégie et aux jeux d’alliances. Sans pouvoir compter sur la tradition, ils se réclament de l’efficacité. Or à cette croissance nécessaire s’ajoute la pression d’une militance très jeune et fort intéressée à « participer à la gestion des affaires du pays ». Cette lutte pour la répartition du capital partisan n’est jamais fixée une fois pour toutes, ne serait-ce que pour la simple raison qu’elle n’est jamais totalement ni définitivement acceptée ni reconnue par tous les agents.
10La légitimité interne des fondateurs s’explique par un important trait identitaire du parti et de ses membres. Plus que n’importe quel autre agent politique, le petiste doit assurer un refoulement constant et collectif des intérêts proprement politiques. Pour discréditer gravement un membre du parti, il suffit qu’on puisse le soupçonner d’être uniquement motivé dans son engagement par un gain lié à sa propre carrière et donc de trahir sa véritable « vocation petiste ». De cette façon, le capital interne en circulation dans le PT, plus que dans les partis concurrents, est de nature symbolique. Le fait que la plupart des intellectuels brésiliens s’y identifient n’est pas un hasard.
11Comme dans les champs de production culturelle, la croyance au désintéressement des acteurs est une condition fondamentale du fonctionnement du champ. Un professionnel de la politique ou un militant petiste est, par autodéfinition et en grande mesure par reconnaissance, un agent dédié exclusivement au pays et à son peuple. Ainsi, la déclaration de José Dirceu, ministre petiste du gouvernement Lula est révélatrice : « la croyance que le membre du PT est un homme politique intéressé comme les autres est fausse ; elle entraînerait la fin du parti » (Folha de S. Paulo le 01/01/2003).
12Ainsi, bien qu’elle soit plus agressive et plus riche en participants, la concurrence interne est ou doit être dans le PT moins visible qu’ailleurs. Il s’agit d’un champ où l’accord autour de certaines règles déontologiques n’est que rarement mis en cause. Cette connivence entre ces agents en lutte ne doit pas être entendue au sens habituel de complicité consciente, délibérée, avec ce que cela suppose de dissimulation volontaire et de mensonge. Au contraire, cette connivence, sauf cas particulier, reste essentiellement objective. Elle unit les agents à leur insu, d’autant plus solidement qu’elle est insoupçonnée. De cette façon, la lutte que les dominés au sein du parti mènent contre les dominants n’est pas une comédie destinée à donner le change. Tandis que les conflits qui s’y instaurent résultent d’intérêts contradictoires spécifiques, un accord s’établit sur la base d’un intérêt général implicite qui est la condition même de l’investissement des acteurs dans le parti et de leur concurrence interne.
13On se doute ainsi que dans le jeu politique interne au parti, les luttes n’aient pas forcément un contenu réformiste ou révolutionnaire absolument tranché – comme le soutiennent ses agents – tant parce qu’une accumulation de changements partiels internes peut avoir à la longue des effets révolutionnaires que parce qu’une révolution ne consiste jamais, sociologiquement parlant, dans l’apparition d’une réalité radicalement nouvelle s’édifiant sur une table rase. Il faut donc que les acteurs soient fondamentalement d’accord a priori pour maintenir leur conflit dans les limites de la discussion légitime, imposée par la logique même du parti. Ainsi, dans le cas du PT, ce qui les unit est presque toujours beaucoup plus fort que ce qui les divise.
14Cette tendance a été quelque peu modifiée après la conquête du pouvoir central. De cette manière, il ne faut pas totalement exclure la possibilité de voir dans certaines circonstances des agents manifester une volonté de rupture avec la logique même du système. Le meilleur exemple de ce changement fut la stratégie de la sénatrice Heloisa Helena, leader de la région plus pauvre du pays. Frustrée de ne pas faire partie de l’équipe du gouvernement Lula, elle refusa de soutenir dans le parlement la réforme proposée par l’exécutif.
15Ainsi, non seulement les luttes internes entre les agents du parti n’excluent pas le consensus, mais encore à bien des égards, elles le supposent. En effet, le consensus est constitué par l’adhésion de l’ensemble de ces agents, aussi bien dominés que dominants, à ce qui fait l’intérêt propre du parti, un enjeu fondamental dont la valeur est reconnue et recherchée par tous, c’est-à-dire la conquête du pouvoir fédéral, la présidence de la république. S’il n’en était pas ainsi les agents n’auraient aucune raison de faire le moindre effort pour s’approprier cet enjeu. De cette façon, le président Lula, contraint par le besoin d’entretenir son charisme et sa légitimité personnelle n’ose pas, pour l’instant, prendre ses distances par rapport à la machine du parti qu’il a contribué à créer.