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1Que n’a-t-on déjà dit à propos des retrouvailles européennes survenues, le 1er mai 2004, à la suite de l’élargissement de l’Union à dix nouveaux pays ? Parmi eux, pas moins de huit faisaient partie de ce qu’il était convenu d’appeler, avant la chute du mur de Berlin et la disparition de l’URSS, le « bloc de l’Est ». Du nord au sud, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie et la Slovénie rejoignaient le Vieux Continent, tournant ainsi la page ouverte par Yalta et immobilisée durant tant d’années par la Guerre Froide (Sellier, 1991). Au lendemain de ce jour historique, étape décisive vers une réunification de l’Europe, l’euphorie prévalait très largement.

2Les élections de juin 2004 donnèrent un cruel coup d’arrêt à cette période d’enchantement, dû d’abord à une abstention record des électeurs des vingt-cinq États membres. Appelés à choisir leurs députés pour le Parlement de Strasbourg, ceux des nouveaux adhérents de l’Europe centrale et orientale firent même preuve d’une indifférence plus grande que leurs homologues de l’Ouest : en Pologne et en Slovaquie, par exemple, moins de 20 % d’entre eux se sont déplacés, ce qui représente l’abstention la plus importante du scrutin ; les chiffres de participation ne sont guère meilleurs en République tchèque et en Estonie puisqu’on y a respectivement enregistré 72% et 73% de défections. Bref, ce premier rendez-vous démocratique de 450 millions de citoyens d’un continent que d’aucuns espéraient « neuf » [1] s’est soldé, qu’on le veuille ou non, par un véritable fiasco.

3Les raisons de cette désaffection des bureaux de vote chez les derniers arrivés dans l’Union européenne sont diverses, le passage à une société libérale sans le maintien de certains garde-fous sociaux n’étant pas la moindre. Notre propos n’est pas de les analyser en profondeur ici. Par contre, il entre dans nos intentions de faire un parcours circonstancié des expressions politiques auxquelles a donné lieu, ces derniers temps, le malaise de populations en proie à la précarisation ou à des crises identitaires diverses face à l’aventure européenne. Même si elle a pris des formes variées selon les endroits, la protestation a fait progresser des mouvements hostiles à l’Europe et nourris de populisme.

4Voilà certes un concept fourre-tout qui a tendance, depuis pas mal d’années maintenant, à être suremployé dans le champ médiatico-politique où il se charge le plus souvent d’une forte dose polémique destinée à disqualifier tout adversaire quelque peu gênant (Durand, 2004, p. 185-193). Au point que l’observateur se heurte à « l’impossibilité de lui trouver une définition capable de couvrir ce que peuvent avoir de commun ses manifestations si diverses dans le temps et dans l’espace » (Hermet, 2001, p. 19). N’empêche que, indépendamment de son essence polymorphe et si l’on suit la typologie de Pierre-André Taguieff (2001), il est permis d’y déceler deux aspects prépondérants : le « protestataire », catégorie où prédomine la contestation d’un ordre social jugé injuste et qui sert prioritairement d’exutoire au mal-être de groupes précarisés, voire laissés-pour-compte ; l’« identitaire », figure dans laquelle prime la défense de la nation considérée comme menacée dans son homogénéité substantielle – ou sa supposée pureté originelle – par des éléments allogènes. Il va de soi que ces deux types de populisme s’entremêlent fréquemment en Europe centrale et orientale, au même titre d’ailleurs que dans la partie occidentale du continent (Betz, 2004).

5Refus du système, voilà un des traits majeurs du phénomène populiste protestataire (Taguieff, 2004). À l’Est, le succès des partis à connotation souverainiste, allant de conserve avec un taux d’abstention élevé, participe peu ou prou de cette orientation politique. Car, perçue comme à la fois lointaine, technocratique et exigeante quant aux sacrifices demandés, l’eurocratie paraît y faire progressivement l’objet d’un rejet, principalement au sein des populations en butte à ce que certains commencent à désigner du nom de « précariat » (état en passe de succéder au « salariat » et au contrat à durée indéterminée qui l’accompagnait). À telle enseigne que, mis à part les entrepreneurs aux appétits voraces et aux scrupules limités, il n’est pas rare d’entendre quantité d’entre elles – les plus démunies surtout – avouer leur nostalgie de l’ancien régime, ce temps d’avant la déréglementation et la libéralisation à tous crins. Comme quoi, l’euroscepticisme se nourrit d’angoisses sociales liées à des lendemains incertains. Impression d’autant plus manifeste qu’à brève échéance, si ce n’est déjà fait, ces citoyens risquent de se sentir des Européens de seconde zone : les règles du jeu – acceptation de l’acquis communautaire et respect des normes notamment – ont été établies antérieurement, sans eux donc (Frybes, 1998). Sans parler des coûts sociaux élevés qu’a exigés l’adhésion à l’Union. Symptomatique à cet égard est le slogan « Non au pillage de nos biens ! » de l’ancien syndicat agricole polonais Samoobrona (« Autodéfense ») ; le leader charismatique et provocateur de cette formation populiste, Andrzej Lepper, déclarait déjà en 2002 : « Lorsqu’ils seront dans l’Union européenne, les Polonais seront des esclaves. Ils vont essuyer les fesses des Allemandes ou balayer les rues de ce pays. [2] »

6Même son de cloche, mais à la teneur identitaire plus affirmée, à la Ligue des familles polonaises. Il s’agit d’un parti ultracatholique et nationaliste qui a décroché la deuxième place aux élections du 13 juin, juste derrière la droite modérée de la Plate-forme civique, et dont la devise « La Pologne aux Polonais » et autres formules martelées se passent de commentaires : « Dehors, les envahisseurs étrangers », « Hier Moscou, aujourd’hui Bruxelles », « Pédophiles et pédérastes, ce sont les euro-enthousiastes », « Hier secrétaires du Parti, aujourd’hui commissaires », « UE = URSS », « La terre c’est la mère, on ne vend pas sa mère ». [3] On le voit, parallèlement à son attachement aux valeurs chrétiennes les plus strictes, la passion immodérée de la terre nourricière de cette formation d’extrême droite est omniprésente dans son programme. Un national-populisme analogue imprègne le Parti hongrois de la justice et de la vie, lequel avait appelé à voter « non » à l’adhésion à l’UE lors du référendum du 12 avril 2003. Son porte-parole, l’écrivain Qsurka Istran, s’est fait le chantre de l’âme hongroise et charrie dans ses écrits tous les ingrédients d’un antisémitisme que n’auraient pas renié les Croix fléchées de Ferenc Szalasi. On n’en veut pour preuve que cet extrait d’un long article qu’il a donné en novembre 2004 à un journal de Budapest : « Moscou reconquiert lentement ses territoires perdus provisoirement. Dans cette opération lui viendra en aide Israël qui, après avoir utilisé la force américaine, va mettre à son service aussi le soviet renouvelé, la nouvelle tyrannie. [4] » Mais son opposition au régime ne s’arrête pas là : il fustige également une politique qui favorise prétendument l’installation d’étrangers en Hongrie – notamment des Juifs de Russie, d’Ukraine et du Proche-Orient – au lieu de favoriser les minorités magyares au-delà des frontières, principalement de Slovaquie et de Roumanie. Discours fort et minoritaire bien sûr, mais le parti Fidesz de l’ancien Premier ministre Viktor Orban – vainqueur au dernier scrutin européen – est loin d’être insensible à la tonalité nationaliste qu’il véhicule.

7Des fiers-à-bras semblables se retrouvent ailleurs. En Slovaquie notamment, où Vladimir Meciar, ténor populiste qui fut chef de gouvernement de 1993 à 1998, a bien failli devenir président de la République au printemps 2004 : le 3 avril, en effet, au terme du premier tour de l’élection présidentielle au cours de laquelle il s’ingénia à mettre un bémol à ses rodomontades, cet ancien boxeur aux pratiques autoritaires et aux propos volontiers brutaux arrivait en tête, score inattendu qui n’est pas sans rappeler celui de Jean-Marie Le Pen le soir du 21 avril 2002. En Tchéquie, une musique eurosceptique se perçoit aussi, avec des notes anti-allemandes bien audibles : Vaclav Klaus, fondateur du Parti républicain tchèque et chef d’État rétif à la langue de bois, partage avec d’autres anciennes démocraties populaires l’opinion selon laquelle, en adhérant à l’UE, les Tchèques sont en passe de perdre leur souveraineté. Prévention à l’égard de l’étranger qui n’est pas à une contradiction près quand on sait que l’eurodéputé Jan Zahradil, adversaire déclaré de la construction européenne, avait proposé dans un manifeste le rattachement de son pays aux États-Unis ! Dans les pays baltes, où prévalent atlantisme et pro-américanisme, c’est la menace du grand voisin russe qui explique certaines crispations identitaires (Nies, 2004) : en Lettonie par exemple, pays qui comporte la plus importante minorité russophone, l’épicentre du corpus idéologique du parti Pour la patrie et la liberté, arrivé en tête au dernier rendez-vous électoral européen, est constitué par une russophobie sans faille. [5] Il n’y a guère que la paisible Slovénie qui reste préservée de tout chef nationaliste tonitruant ou de tout fort-en-gueule flamboyant. Jusqu’à nouvel ordre ?

8Au terme de cet examen rapide de quelques manifestations pouvant être qualifiées de populistes – puisque l’ethnicité y supplante l’universalisme et que l’appel au peuple supposé homogène y est exalté, peuple magnifié qui doit être préservé de la lutte des classes ainsi que de l’ennemi étranger ou cosmopolite –, on ne peut certes parler d’un basculement à l’extrême droite de l’électorat des pays d’Europe centrale et orientale, les chiffres étant là pour démentir ce diagnostic. Mais il serait naïf de croire que l’évolution observée est dénuée de danger pour leurs acquis démocratiques. Jean-Yves Camus, analyste des mouvements de la droite la plus radicale, observait en mars 2004, soit quelques semaines avant les élections européennes, que « loin d’être une simple protestation sans contenu, le populisme xénophobe d’extrême droite se fonde sur une vision du monde articulée, qui combine nationalisme, pessimisme et radicalisme. Une vision du monde, c’est-à-dire, précisément, ce qui fait désormais défaut à la social-démocratie comme à la droite libérale, libérant ainsi un espace pour l’expression de refus du système [6] ». Tout laisse donc à penser que ce populisme est loin de disparaître du paysage politique de nos démocraties, de l’Est comme de l’Ouest (Ihl, Chêne, Vial et Waterlot, 2003). D’où la nécessité de le tenir à l’œil (Blaise et Moreau, 2004).

Résultats des élections parlementaires européennes des 11, 12 et 13 juin 20041

tableau im1
POLOGNE 38,6 millions d’habitants - 54 sièges Formations politiques Pourcentage des suffrages Nombre de sièges Plate-forme civique (PO - droite modérée) 24,1 % 15 Ligue des familles polonaises (LPR - droite catholique) 15,9 % 10 Droit et justice (PIS - droite nationale) 12,7 % 7 Samoobrona (Autodéfense - droite populiste) 10,8 % 6 Alliance de la gauche démocratique (SLD - gauche modérée) 9,3 % 5 Union pour la liberté (UW - centre-droit) 7,3 % 4 Parti paysan polonais (PSL) 6,3 % 4 Parti social-démocrate dissident (SdPL) 5,3 % 3 HONGRIE 10,1 millions d’habitants - 24 sièges Formations politiques Pourcentage des suffrages Nombre de sièges Alliance civique hongroise (FIDESz - droite nationale) 47,4 % 12 Parti socialiste (MSzP - gauche ex-communiste) 34,3 % 9 Alliance des démocrates libres (SzDSz - centre-gauche libéral) 7,7 % 2 Forum démocratique hongrois (MDF - centre-droit) 5,3 % 1 SLOVAQUIE 5,4 millions d’habitants - 14 sièges Formations politiques Pourcentage des suffrages Nombre de sièges Union slovaque démocratique et chrétienne (SDKU - chrétien-démocrate) 17,1 % 3 Mouvement pour une Slovaquie démocratique - Parti populaire (HZDS-LS - populiste) 17,1 % 3 Direction (SMER - social-démocrate) 16,9 % 3 Mouvement chrétien-démocrate (KDH - conservateur) 16,2 % 3 Parti de la coalition hongroise (SMK) 13,2 % 2
tableau im2
REPUBLIQUE TCHEQUE 10,2 millions d’habitants - 24 sièges Formations politiques Pourcentage des suffrages Nombre de sièges Parti démocrate civique (ODS - droite nationale) 30 % 9 Parti communiste tchèque et morave (KSCM) 20,3 % 6 Association des indépendants-Démocrates chrétiens (SN-ED - centre-droit) 11 % 3 Union démocrate-chrétienne - Parti du peuple tchécoslovaque (chrétien-démocrate) 9,6 % 2 Parti social-démocrate (CSSD) 8,8 % 2 Nezavisli (indépendant) 8,2 % 2 LETTONIE 2,3 millions d’habitants - 9 sièges Formations politiques Pourcentage des suffrages Nombre de sièges Pour la patrie et la liberté (TB-LNNK - droite nationaliste) 29,8 % 4 Nouvelle ère (JL - centre-droit) 19,7 % 2 Pour les droits de l’homme dans une Lettonie unie (PCTVL - gauche pro-minorité russe) 10,7 % 1 Union pour la patrie et la liberté (TP - centre-droit) 6,6 % 1 Nouvelle fraction (LC - centre) 6,5 % 1 SLOVENIE 2 millions d’habitants - 7 sièges Formations politiques Pourcentage des suffrages Nombre de sièges Nouvelle Slovénie - Parti chrétien du peuple (NSI - centre-droit) 23,5 % 2 Démocratie libérale de Slovénie (LDS - centre-gauche) 21,9 % 2 Parti social-démocrate de Slovénie (SDS) 17,7 % 2 Liste unie des sociaux-démocrates (ZLSD - ex-communistes) 14,2 % 1

Résultats des élections parlementaires européennes des 11, 12 et 13 juin 20041

1. Seuls sont mentionnés les résultats des pays auxquels il est fait allusion dans le texte.

Notes

  • [1]
    Voir à ce propos l’édition spéciale publiée par Le Monde daté du 29 avril 2004 et portant en une le titre « Europe, continent neuf ».
  • [2]
    Libération, 28 juin 2002.
  • [3]
    Katarzyna Czernicka, « La Ligue des familles polonaises. Montée en puissance d’un parti anti-européen », dans Le courrier des pays de l’Est, n° 1045, Paris, La Documentation française, septembre-octobre 2004, p. 92.
  • [4]
    Magyar Forum, 4 novembre 2004.
  • [5]
    Voir à ce propos Sergueï Panov, « Discours nationaliste et politique linguistique en Lettonie indépendante », dans Mots, Les langages du politique, n° 74, Lyon, ENS Éditions, mars 2004.
  • [6]
    Le Monde diplomatique, mars 2004.
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Français

Depuis la disparition du bloc soviétique émergent, dans les pays d’Europe centrale et orientale, des partis aux programmes attrape-tout et à la rhétorique démagogique. Même s’ils sont loin d’avoir raflé la mise lors des élections européennes de juin 2004, leurs leaders charismatiques pourraient bien à terme faire école, à la faveur du désarroi de populations précarisées par une libéralisation tous azimuts. Raison de plus pour être attentif au phénomène populiste que ces formations politiques et hommes incarnent, d’autant qu’il est présent dans la plupart des vingt-cinq États de l’Union.

Mots-clés

  • populisme
  • pays de l’Est
  • Europe centrale

Références bibliographiques

  • Betz, H.-G., La Droite populiste en Europe. Extrême et démocrate ?, coll. « Cévipof/Autrement », Paris, Autrement, 2004.
  • Blaise, P., Moreau, P. (dir.), Extrême droite et national-populisme en Europe de l’Ouest, Bruxelles, Crisp, 2004.
  • Durand, P. (dir.), Médias et censure. Figures de l’orthodoxie, coll. « Sociopolis », Liège, Les Éditions de l’Université de Liège, 2004.
  • Frybes, M. (dir.), Une Nouvelle Europe centrale, Paris, La Découverte, 1998.
  • Hermet, G., Les Populismes dans le monde. Une histoire sociologique. XIXe - XXe siècle, coll. « L’espace du politique », Paris, Fayard, 2001.
  • En ligneIhl, O., Chene, J., Vial, E., Waterlot, G. (dir.), La Tentation populiste au cœur de l’Europe, coll. « Recherches », Paris, La Découverte, 2003.
  • Nies, S., Les États baltes, une longue dissidence, coll. « L’Histoire au présent », Paris, Armand Colin, 2004.
  • Sellier, A., Sellier, J., Atlas des peuples d’Europe centrale, Paris, La Découverte, 1991.
  • Taguieff, P.-A. (dir.), Le Retour du populisme. Un défi pour les démocraties européennes, coll. « Le tour du sujet », Paris, Encyclopaedia Universalis, 2004.
  • Taguieff, P.-A., L’Illusion populiste. De l’archaïque au médiatique, coll. « Pensée politique et Sciences sociales », Paris, Berg International, 2001.
Henri Deleersnijder
Henri Deleersnijder, professeur d’histoire et collaborateur scientifique à l’université de Liège (département des arts et sciences de la communication). Dernier ouvrage paru : Les Prédateurs de la mémoire. La Shoah au péril des négationnistes, Bruxelles, Labor/Espace de Libertés, 2001.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9002
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