1La notion de peuple semble appartenir à toutes les cultures et constituer une sorte de transcendance positive ou négative qu’il y a lieu d’invoquer pour s’en réclamer ou s’en distinguer. On constate néanmoins que nos champs lexicaux et sociaux sont toujours plus ou moins déterminés par les conceptions antiques qui distinguent le peuple, entité vague, sujette aux caprices et opposable comme telle aux gouvernants, et le peuple en tant que souverain, un principe dont se réclame Périclès, « inventeur de la démocratie ». Dans l’Antiquité grecque, l’étymologie populaire associait au dèmos l’idée de lien (déô = lier) ou celle de corps (démas = charpente du corps).
2D’une manière générale, pour désigner le peuple, les Grecs et les Romains disposaient d’autant de mots que nous et dans l’usage qu’ils en faisaient ils ne montrèrent pas davantage de précision. S’il est vrai que certains vocables avaient à la base une connotation péjorative, c’est souvent par le seul contexte ou par la prise en compte des motivations du narrateur – pour autant qu’elles puissent être connues – qu’il est possible d’en déterminer la signification exacte. Nul ne fut moins sociologue ou politologue qu’un écrivain de l’Antiquité classique. En règle générale, ni les historiens ni les philosophes de cette époque ne firent preuve d’une rigueur sémantique comparable à celle que visent avec plus ou moins de bonheur leurs homologues d’aujourd’hui. Le souci de bien parler prévalait sur celui de fournir des analyses « scientifiquement » correctes. Les lois de la rhétorique exigeaient que l’on variât les couleurs. D’où l’emploi d’un terme pour un autre, sans souci de cohérence. Ce qui n’interdisait pas, en d’autres circonstances, de jouer sur les oppositions entre les mots.
3Telle est la grande leçon à tirer des travaux de Zvi Yavetz qui, bien que centrés sur la vie politique sous le Haut-empire romain, n’en fournissent pas moins une méthode applicable mutatis mutandis aux réalités grecques. En toute occasion, se garder d’extrapoler à partir d’un seul texte, éviter de prendre pour argent comptant les généralisations auxquelles se livre un auteur à des fins moralistes qui lui sont personnelles ou découlent d’une tradition philosophico-littéraire : cette règle ne doit souffrir aucune exception. Restent malgré tout, insistons-y, les connotations, les tendances que révèlent l’emploi de certains mots et leur inscription dans un temps donné, une galaxie mentale ou institutionnelle.
4Du côté grec, au classique dèmos cité plus haut (territoire, habitants de ce territoire, puis « dème », subdivision de la phylè, traduit habituellement par le mot « tribu »), et à ses dérivés dèmotès (homme du peuple, concitoyen de dème) et dèmotikos (populaire, démocrate, philanthrope, public), font pendant le poétique laos et le dépréciatif okhlos (populace) auxquels il faut ajouter ethnos (nation ou race) et les plus vagues et plus quantitatifs plèthos, plèthus, homados et homilos (foule ou multitude, idée que l’on peut également exprimer en recourant à l’expression hoi polloi, la masse). Du côté latin, le populus (dont dérive popularis au sens de dèmotikos) est le terme généraliste qui, en théorie, s’oppose comme le tout à la partie à la plebs, la plèbe, un terme relevant de l’ordre politique (c’est le contraire des patricii, les patriciens) et de la classification éthique (le bas peuple). On y joindra naturellement vulgus (foule), multitudo (comme en français, avec éventuellement une connotation péjorative), mais également turba (trouble, agitation d’une foule – par opposition à rixa –, puis cohue, foule en mouvement ou en désordre) voire pubes (attesté chez Plaute au sens inattendu de peuple).
5Des deux côtés, les spécificités culturelles n’ont pas manqué de jouer selon les époques. Certains mots ont revêtu une signification « technique », politique ou religieuse. En Grèce, il en va ainsi de plèthos qui, d’après Tyrtée (Viie av. J.-C.) et certaines inscriptions datant du vie ou du ve siècle, désigne la majorité dans une assemblée, un sens que l’on peut encore repérer ici et là chez les historiens Hérodote et Thucydide, mais qui tend à s’estomper au profit d’une acception nouvelle, celle de « populace » opposée à l’ensemble du dèmos, comme on le voit dans les Helléniques de Xénophon (III, V, 9). Au demeurant, la caractérisation défavorable finit par s’étendre au dèmos lui-même, indissociable désormais du parti démocratique, ennemi de l’oligarchia, le pouvoir exercé par un petit nombre. Les oligarques ou les tenants d’une démocratie bien tempérée disposent d’une panoplie lexicale leur permettant de flétrir ceux qu’ils tiennent pour les enragés de la souveraineté populaire. Ainsi, l’auteur d’un traité de médiocre facture faussement attribué au même Xénophon, La Constitution des Athéniens, n’hésite pas à mettre sur le même plan les pauvres (pénètes), les gens du peuple (dèmotai) et les méchants (kheirous ou ponèroi), c’est-à-dire les classes inférieures. Il leur oppose les honnêtes gens (khrèstoi) qu’il tient pour les meilleurs (tous beltious, to beltiston). Selon le point de vue, démocrate ou oligarchique, le dèmos renverra donc soit à l’ensemble des citoyens, à l’Assemblée (l’ekklèsia), soit aux gens ordinaires « par opposition aux classes possédantes » (Hansen, 1993, p. 155).
6La polarisation linguistique va en s’accentuant au fur et à mesure que la démocratie cède du terrain et que la dépolitisation concerne de plus en plus de monde. Le fonctionnement de l’Athènes classique, cette démocratie directe et paradoxale, reposait sur une remarquable interaction entre l’élite et les masses et cela grâce à la rhétorique, un « pouvoir de communication entre les citoyens » qui, selon Josiah Ober, était à la fois « médiateur et intégrateur ». Tandis qu’un Platon faisait profession de ne reconnaître aucune sagesse aux masses et qu’un Aristophane alertait l’opinion au sujet du danger que représentaient les démagogues, tout en se délectant de tracer le portrait d’un Dèmos coléreux et dur d’oreille (Les Cavaliers, 40-43), un Aristote jugeait l’union de tous supérieure à l’élite.
7La démocratie athénienne était déjà une société à ordres dont la population se répartissait en citoyens, métèques et esclaves, seuls les citoyens mâles jouissant des droits politiques. L’époque hellénistique voit émerger un nouveau type de société à ordres où la participation des citoyens n’est plus de mise du fait de la « lassitude politique des masses » (Veyne, 1976, p. 203). Chez les notables, le sentiment de supériorité et le désir de marquer la distance sociale inspirent l’évergétisme, le don à la collectivité. Un nouveau pacte s’établit entre l’élite et les masses : « la cité est divisée en deux camps, ceux qui reçoivent et ceux qui donnent » (Ibid., p. 232). Un historien biculturel comme Polybe, accordé aux idées de la nobilitas romaine, propose, dans son célèbre tableau des constitutions (Livre VI) dont l’influence a été décisive à Rome, une vision cyclique et fataliste de l’histoire qui suppose un retour obligé à la monarchie après le passage par l’oligarchie et par la démocratie. Sous son regard désenchanté, le peuple tend à se réduire à la masse corruptible et abrutie.
8Le conservatisme linguistique est tel que les mots dèmos, okhlos et plèthos garderont, à l’époque byzantine, leurs différents sens classiques, neutres ou péjoratifs, toujours repérables d’après le contexte. On remarque toutefois durant cette période une spécification du mot dèmos qui, au pluriel, est l’équivalent constantinopolitain des factions du cirque à Rome (Procope, Histoire des guerres, 1, 24). Aux ve-vie siècles, les dèmoi dont les membres, les dèmotai, sont privés de l’exutoire militaire, se partagent en Verts et en Bleus prêts à s’entredéchirer sur les gradins. À noter que la langue grecque moderne n’admet plus dêmos que pour désigner la commune ou la municipalité (Babiniotis 1998, s.v., donne la définition suivante : « circonscription administrative habitée par dix mille habitants ou plus »). Quant au mot okhlos chez les Grecs d’aujourd’hui, il renvoie définitivement à la foule désordonnée et incontrôlable, immature et capricieuse, voire entachée de vulgarité (Id., s.v.).
9Signalons encore, pour ce qui concerne la Grécité, le destin singulier de laos et d’ethnos. Couramment employé dans l’épopée homérique pour nommer le peuple par opposition aux chefs de guerre, il figure à l’époque classique dans des formules archaïsantes dont Aristophane fait un usage comique (akouete leô, généralement traduit par « oyez bonnes gens ! »). La plupart du temps, il ne revêt qu’une signification vague, celle de « population ». La langue néo-testamentaire lui assigne une acception particulière. C’est le peuple d’Israël (en hébreux Ham) ou le peuple chrétien par opposition aux païens. Ethnos connote la « société tribale » (expression sujette à caution), l’ordre familial primitif dont la cité serait issue, puis la « nation », notamment la nation athénienne, considérée comme une exception parmi les cités. Mais, pour ethnos, on doit également faire valoir la particularité du lexique néo-testamentaire où le terme renvoie aux « gentils » (hébreux goïm).
10Si l’on se tourne vers l’histoire romaine, force est de constater que les réalités socio-politiques couvertes par les mots employés pour traduire la notion de peuple ne recoupent pas forcément les réalités grecques correspondantes – démographiquement et culturellement trop différentes – même si des préjugés identiques, la même dichotomie entre riches et pauvres, entre boni et mali (ou improbi), se retrouvent de part et d’autre. On a justement noté que la plèbe à Rome « n’est pas de façon positive une classe sociale : elle ne se définit que négativement, par opposition aux autres classes » et s’attire des qualifications dépréciatives comme celle de « perdita » (Hellegouarc’h, 1972, p. 506-534). Du point de vue idéologique, la démocratie athénienne peut paraître intolérable à un esprit latin qui demeure attaché aux gradus dignitatis, aux distinctions de rang. Ainsi, dans son De Republica (I, 43), Cicéron prête à Scipion l’idée que là où les Athéniens ne faisaient « rien sans résolution ni décret du peuple », la cité « manquait de style » (non tenebat ornatum suum).
11Depuis quelques années, par réaction aux interprétations d’autrefois privilégiant à l’excès l’action des élites, les travaux se sont multipliés qui tentent de revaloriser le rôle du peuple à Rome à la fin de la République. Fergus Millar, l’un des plus chauds défenseurs de cette revalorisation insiste sur la centralité du Forum dans la vie politique romaine. C’est là, rappelle-t-il, que se tenaient des assemblées (contiones) où des orateurs haranguaient la foule, cherchant à la convaincre ou à la dissuader de voter une loi ou d’élire un magistrat. C’était là que se perpétuait « la tradition d’un théâtre politique permanent » dont l’orateur, placé sous le regard du peuple, était l’acteur principal. Démocratie réelle ou démocratie formelle ? Que la foule fût considérée comme un corps souverain n’interdit pas de se poser des questions sur le faible taux de participation dans un pays qui ne se limitait pas à la seule Rome, sur les moyens utilisés par l’élite pour neutraliser le pouvoir populaire ou sur la ségrégation dont les pauvres étaient victimes. Dans ces conditions, le populus n’est guère qu’une « construction idéologique » élaborée par les couches dirigeantes. Autrement dit, moins un acteur qu’un instrument. Bref, si la mode intellectuelle n’est plus à la lutte des classes, il ne faudrait tout de même pas nier les faits sociaux aisément repérables derrière les faits de vocabulaire. Ce qui ne doit pas empêcher parallèlement de s’extasier sur l’étonnante stabilité des États antiques à travers les âges.
12Il y a donc une spécificité, voire une étrangeté, romaine qui peut se définir comme « idéologie républicaine et oligarchique » (Roman, 2001, p. 100 et sq.). Mais à Rome, le peu de pouvoir réel laissé au peuple ne doit pas interdire, croyons-nous, de parler de « populisme » ni de « paternalisme » avant la lettre. Et cela compte tenu de l’appui accordé par la plèbe à César et à certains de ses successeurs, décidés à gouverner « pour le peuple » contre l’aristocratie (Ibidem, p. 221-222). La passion de la popularité a obsédé plus d’un prince, habile à capter les mouvements de la foule, c’est chose bien connue. « Le souci manifesté par les empereurs de réduire la tension au sein des masses démontre sans aucun doute que la foule constituait à leurs yeux un élément nullement négligeable. », écrivait Zvi Yavetz (1965, p. 309). L’historien des foules venait de citer une phrase des Lettres à Lucilius de Sénèque (14, 7) : interdum populus est quem timere debeamus, il arrive que nous devions avoir peur du peuple.