CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La persistance des clichés et stéréotypes relatifs au peuple – irrationalité, violence pulsionnelle, contamination émotionnelle, difficulté à percevoir les complexités des situations, etc. – ne se montre jamais mieux que dans les moments où la presse est chargée de rendre compte des conflits sociaux les plus radicaux. Sans doute ces moments sont-ils, comme ces conflits, exceptionnels. Mais loin de mettre en suspens les représentations ordinaires, on peut penser qu’ils contribuent, au contraire, à porter au jour ce dont ces représentations constituent l’expression euphémisée – à savoir, en l’occurrence, les lieux communs et stéréotypes ordinairement associés aux faits de rébellion et qui relèvent, à bien y regarder, de dimensions plus structurelles que conjoncturelles. Bien des signes indiquent que les chemins très balisés de la stigmatisation procèdent d’une méconnaissance profonde du monde populaire dans le chef de journalistes, qui pour la plupart se recrutent dans les classes moyennes et sont portés, par leur éthos de classe, à entretenir avec le peuple (ouvrier, en l’occurrence) des rapports où interviennent à la fois fascination craintive et méfiance instinctive.

2La couverture du mouvement social des Forges de Clabecq par la presse belge francophone constitue l’un de ces moments éclairants, en dépit autant qu’en raison de la radicalité dont elle a été marquée, tant dans le discours des protagonistes directs du mouvement que dans celui des journalistes qui ont tenté d’en rendre compte. Pour prendre la mesure de cette double radicalité, il convient de rappeler, dans ses grandes lignes, l’histoire de ce mouvement social et la personnalité de ses protagonistes. Résumons donc l’affaire.

3Après l’interdiction de la recapitalisation de l’entreprise « Forges de Clabecq » par la Commission européenne, les administrateurs du gouvernement wallon, principal actionnaire, déposent le bilan le 19 décembre 1996. Cette fermeture programmée d’un des derniers joyaux de la sidérurgie belge va constituer un énième traumatisme social dans un bassin ouvrier wallon déjà fortement touché par une longue suite de restructurations industrielles toutes plus douloureuses les unes que les autres. La réaction de la délégation syndicale de l’entreprise ne se fera pas attendre. Refusant de se soumettre à ce qu’elle considère être un « diktat » des autorités politiques régionales, celle-ci donne le coup d’envoi d’une lutte longue de plusieurs mois dont la combativité ira crescendo.

4Les travailleurs des Forges de Clabecq lancent un appel à la mobilisation nationale, fait unique dans les annales de l’histoire sociale belge. L’appel est payé de succès, par la présence de 70 000 participants à la « Marche multicolore pour l’Emploi » du 2 février 1997. Cinq jours à peine après la manifestation, des travailleurs décident d’aller à la rencontre de la curatelle. Après de vives discussions, une altercation s’ensuit qui aboutit à l’agression du curateur Alain Zenner. Ce dernier, dont les propos sont alors largement répercutés dans l’opinion et repris à leur compte par les médias, en impute la responsabilité à Roberto D’Orazio, président de la délégation syndicale et fer de lance de la contestation, pourtant absent au moment de l’incident. Le 4 juillet, la Région wallonne avalise le plan de reprise par le groupe italo-suisse Duferco. Un ultime référendum postal, faisant suite au premier protocole d’accord rejeté par les salariés, aboutit à l’adoption du plan par les travailleurs le 14 juillet.

5Figure emblématique de cette lutte et président de la délégation FGTB des Forges de Clabecq, Roberto D’Orazio est une personnalité hors du commun située à bien des égards en marge de son appareil syndical. Née de la fusion, les 28 et 29 avril 1945, des éléments de la CGTB (Confédération Générale du Travail de Belgique) avec le mouvement syndical unifié (MSU) d’André Renard, issu de la Résistance, les comités de lutte syndicale des militants communistes et le syndicat général unifié des services publics (SGSP), la FGTB (Fédération Générale du Travail de Belgique) est de tendance sociale-démocrate. Second syndicat belge, derrière la Confédération des Syndicats chrétiens (CSC), la FGTB est un pilier du compromis social « à la belge ». Avec un peu plus d’un million d’adhérents, des dirigeants présents dans la gestion de quelques-unes des institutions d’État les plus importantes (Banque nationale de Belgique, Conseil économique et social, etc.) et des liens étroits avec le puissant Parti socialiste, la FGTB est incontestablement un acteur de poids sur la scène politique belge. De son côté, depuis qu’il a accédé à la présidence de la délégation syndicale des Forges de Clabecq, Roberto D’Orazio n’a cessé de se démarquer de ses homologues et de la ligne gestionnaire défendue par les instances régionales et nationales de la FGTB. Cette rupture, consommée à l’occasion du conflit social, contribue à expliquer l’animosité envers « ceux de Clabecq », partagée par la presse syndicale officielle (La Wallonie) avec les grands journaux francophones qu’ils s’inscrivent au centre-gauche (Le Soir), au centre-droit (Le Vif/L’Express, La Libre Belgique) ou à la droite (La Dernière Heure, La Meuse) de l’échiquier politique national.

Figures clichées d’une lutte exemplaire

6Deux jours après l’annonce du dépôt de bilan par la Région wallonne, les travailleurs de l’usine décident de manifester bruyamment leur mécontentement dans les rues du village de Tubize, s’en prenant, ici et là, aux édifices publics et aux vitrines des principales banques. « Tornade destructrice », « chaos indescriptible », « première semonce avant la guerre » pour les uns (La Dernière Heure, 21/12/96) ; « ouragan ouvrier », « déferlement de violence » pour les autres (La Libre Belgique, 21/12/96) ; les quotidiens construisent de cette première manifestation l’image d’une violence barbare et incontrôlée. Le journal francophone de référence évoque, quant à lui, un « climat d’émeute », un « état d’urgence » (Le Soir, 21/12/1996) avant d’insister sur « l’esprit quasi tribal » de ces « animaux menacés » (Le Soir, 11/02/97) aux confins de la civilisation.

7Société du spectacle oblige, les journalistes se sont alors focalisés sur la personnalité de Roberto D’Orazio, fer de lance de la contestation, dont l’apparente intransigeance n’a d’égale que la sympathie dont il semble alors bénéficier dans la population. Il sera donc campé en symbole d’une résistance « dangereuse », « archaïque » et, surtout, « démagogique » qu’il convient à tout prix de dénoncer : « Pendant les coups de gueule du chef, personne ne moufte. Son verbe haut, ses images simples et ses discours sans détour chauffent les troupes […] lors des mémorables assemblées du personnel des Forges, au cours desquelles il peaufine son talent d’orateur et de manipulateur » (Le Vif/L’Express, 1/05/98).

8Cette figure du « populiste » n’est pas sans effet sur l’image médiatique du personnage et sur l’évolution de la lutte elle-même. Dans la mesure où cette discrimination évidente peut être comprise comme l’effet direct exercé par la censure structurale propre au champ médiatique, cette dernière condamne ainsi « les occupants des positions dominées à l’alternative du silence ou du franc-parler scandaleux » (Bourdieu, p. 169). Par ailleurs, le caractère populiste associé à la figure de Roberto D’Orazio, notamment référé à l’agressivité proprement verbale de ses propos, devient l’indice corporel d’une violence physique caractérisée. Du « coup de gueule » aux « coups de poings », il n’y a qu’un pas que la presse n’hésitera pas à franchir : « Jusqu’au jour où l’on comprit que l’admirateur de Che Guevara n’avait pas que le discours musclé. Joignant le geste à la parole, le pape rouge pouvait aussi distribuer les coups avec quelques ouailles voués à sa cause, prompts à distribuer coups de poing, menaces verbales et manœuvres d’intimidation » (La Meuse, 19/07/97).

9La criminalisation de la délégation syndicale prendra aussi les contours de l’univers mafieux : « Roberto D’Orazio d’abord considéré comme un Robin des Bois de la sidérurgie apparaît chaque jour un peu plus comme une sorte d’Al Capone de Tubize », entité communale qui se met à ressembler étrangement à « l’un de ces villages siciliens où personne n’a rien vu, rien entendu, et ne pense rien » (La Wallonie, 14/07/97). La dynamique réelle à l’œuvre dans le conflit social est donc occultée par la presse, l’imaginaire criminel ainsi imposé contribuant à masquer les ancrages identitaires de la communauté ouvrière au profit d’un prétendu climat de terreur régnant au sein de l’entreprise et plaçant les travailleurs sous le joug d’« une bande de gangsters » (La Wallonie, 14/07/97).

10Dès cet instant, Roberto D’Orazio ne peut plus être identifié à l’idéal du désintéressement, à la subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général. Il est alors soupçonné de mener, sous les apparences d’une « cause juste », un combat politicien « scandaleux » : « nuisant à la cause qu’il prétendait défendre » (La Libre Belgique, 25/04/97), Roberto D’Orazio avait commis « le crime de dévier une cause sociale en combat politique […] au seul profit de son jusqu’au-boutisme, au seul service de son propre combat » (Le Soir, 8/02/97).

Suicide collectif et descente aux enfers

11La presse participera également à la convocation de l’imaginaire religieux, représentant le président de la délégation syndicale comme une « idole », un « prêtre » ou un « gourou » : « […] l’ancien prédicateur des Forges de Clabecq […] blindé de convictions comme un mystique est hanté par la foi […] et dont les raisonnements simples et mobilisateurs sonnaient à ses auditoires de prédilection comme une évidence révélée » (Le Vif/L’Express, 1/05/98).

12L’adoption du « second plan de sauvetage » par la grande majorité des travailleurs, lesquels s’étaient opposés au premier protocole d’accord, sera présentée par la presse comme une véritable « libération ». Des travailleurs « aventureux » du premier vote, fidèles de la « secte » et adeptes du « suicide collectif », aux salariés « responsables », « raisonnables » et « conséquents », les ouvriers de Clabecq s’étaient subitement métamorphosés pour passer d’un pôle, « celui du peuple et de la grève, des fantasmes et de l’irrationnel », à « celui du pouvoir et de l’argent, du courage et du sens des réalités » (Halimi, p. 70).

13Quant à Roberto D’Orazio, on annonçait déjà sa disparition soudaine de la scène historique. On évoque alors, tantôt « une descente aux enfers aussi brutale qu’une ascension au grade de messie » (La Meuse, 19/07/97), tantôt « un diable sorti du laminoir pour rejoindre les ténèbres du néant » (La Libre Belgique, 19/07/97). Soit autant de formules traduisant la réactivation d’un archétype de la mythologie politique classique, celui de la conspiration où, comme l’explique Raoul Girardet, « les hommes de l’ombre, les hommes du complot échappent par définition aux règles les plus élémentaires de la normalité sociale. […] Surgis d’autre part ou de nulle part, les séides de la conspiration incarnent l’étranger au sens plein du terme » (Girardet, p. 26). Bref, autant d’imaginaires assurant la mise en place de toute une cosmogonie s’appuyant sur de douteuses et vagues similitudes entre le bas et le haut, l’ombre et la lumière, l’enfer et le paradis, la reconnaissance et la déchéance.

14En dépit du caractère violent et parfois même injurieux du propos ici analysé, ces fragments de presse nous renseignent sur le point de vue adopté par les gens de médias à l’encontre de responsables syndicaux s’écartant des chemins balisés de la concertation sociale. En ce sens, les quelques éléments rapportés dans cet article, bien que renvoyant à un dossier extraordinaire en tous points, sont probablement à verser au dossier de cette rhétorique réactionnaire si chère à Albert Hirschman.

Français

La couverture médiatique du conflit social des Forges de Clabecq s’est caractérisée par le développement croissant de stéréotypes censés rendre compte de la personnalité très singulière du chef de file de la délégation syndicale. Populiste, extrémiste, dictateur, gangster ou encore gourou, les figures journalistiques du leader « prolétarien » se sont succédé tout au long du conflit. Cette criminalisation croissante du mouvement social s’explique par l’intensité des enjeux politiques de ce dossier mais aussi par la méconnaissance profonde de la classe ouvrière dans le chef de journalistes appartenant pour la grande majorité d’entre eux aux classes moyennes.

Mots-clés

  • cliché
  • idéologie
  • presse
  • lutte sociale
  • syndicalisme

Références bibliographiques

  • Accardo, A. (dir.), Journalistes au quotidien. Outils pour une socio-analyse des pratiques journalistiques, Bordeaux, Le Mascaret, 1995.
  • Bourdieu, P., Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982.
  • Girardet, R., Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986.
  • Halimi, S., Les Nouveaux chiens de garde, Paris, Liber, 1998.
  • Hirschman, A., Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.
Geoffrey Geuens
Geoffrey Geuens, assistant au département arts et sciences de la communication de l’université de Liège. Auteur de L’Information sous contrôle. Médias et pouvoir économique en Belgique (Labor, 2002) et de Tous pouvoirs confondus. État, capital et médias à l’ère de la mondialisation (EPO, 2003). Ce dernier ouvrage lui a valu d’être en 2003 l’un des cinq lauréats du Prix des Amis du Monde diplomatique.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9000
Pour citer cet article
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