1Depuis les premiers succès électoraux du FN, un débat se développe en France sur la nature de ce parti : extrémiste, fasciste, populiste ? Si Le Pen rejette avec véhémence l’étiquette infamante « extrême droite », associée à Vichy et à l’Holocauste, en revanche il accepte, il revendique même celle de « populiste » qui lui donne ses galons de démocrate. « Populiste et fier de l’être » était déjà le thème de l’Université d’été du FN en 1994 [1]. Il retourne le terme à son avantage en se posant comme le seul démocrate authentique face au « pseudo-démocratisme » des élites (Taguieff, 2002, p. 150).
2Que faut-il entendre au juste, toutefois, par « populisme » ? L’expression est à la mode. Mais il n’y pas, comme le notent tous les auteurs qui ont cherché à le définir, de terme plus insaisissable [2]. Il a désigné des mouvements aussi divers que le mouvement narodnik (de narod, peuple) russe idéalisant les paysans au xixe siècle, la révolte des fermiers américains contre la modernisation au sein du People’s party (1892), les mouvements de libération populaire d’Amérique latine au xxe siècle, et la vague actuelle des néopopulismes européens, autoritaires et xénophobes. L’étiquette a été appliquée à Bernard Tapie et à Jean-Marie Le Pen [3], Lech Walesa et Margaret Thatcher. Le populisme peut être de droite ou de gauche, démocratique ou antidémocratique. Il ne renvoie ni à une idéologie, ni à un type de régime ou de mouvement en particulier. Il peut être nationaliste, comme au FN français et au FPÖ autrichien, séparatiste, comme à la Ligue du Nord italienne ou au Vlaams Belang (ex Vlaams Blok) flamand, antifiscal comme chez le Parti du peuple danois ou le Parti du Progrès norvégien, ou encore « médiatique » comme celui qu’incarne Silvio Berlusconi [4].
3Si l’on cherche un point commun à tous ces mouvements, ce serait leur refus de la médiation, l’appel direct au « peuple » court-circuitant des élites qui auraient confisqué le pouvoir (Taguieff, 2002, p. 83-85). En ce sens le FN se veut populiste. Ses programmes proposent systématiquement de « rendre la parole au peuple », de chasser « l’oligarchie » et la « partitocratie » au pouvoir, de supprimer l’ENA et d’instaurer, comme en Suisse, le référendum d’initiative populaire. Mais qu’en est-il de son électorat ? Peut-il se définir d’abord comme « populiste », au sens de rejet des élites et de la représentation ? Peut-il se définir avant tout comme « populaire » au sens où le FN attirerait tout particulièrement un électorat socialement défavorisé ? Pour le vérifier, on s’appuiera sur le Panel électoral français 2002, enquête en trois vagues effectuée lors des élections de 2002 [5].
La dimension populiste
Attitudes politiques par électorat au 1er tour présidentiel 2002 (%)

Attitudes politiques par électorat au 1er tour présidentiel 2002 (%)
Panel électoral français 2002, vague 1.4À la veille du « séisme » du 21 avril 2002, l’existence d’un fossé entre les Français et ceux qui les gouvernent est manifeste. Le sentiment que « les hommes politiques ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens comme nous » est partagé par 83 % des personnes interrogées, record absolu (la proportion était de 42 % en 1977, 51 % en 1989, 72 % en 1995, 81 % en 2000). Les élus, les dirigeants politiques sont perçus comme « plutôt corrompus » par 56 % des personnes interrogées. Chez les électeurs et les électrices qui s’apprêtent à voter pour Le Pen ou pour Mégret (on a regroupé ces deux électorats compte tenu de leur similitude et des très petits effectifs du second), ce rejet est à son paroxysme : ils sont 91 % à stigmatiser le peu d’attention que leur prêtent les hommes politiques et 73% à les juger corrompus (tableau 1). Mais ils partagent ce trait avec l’électorat de l’extrême gauche (Laguiller, Besancenot, Gluckstein) pour ce qui est de la perception de la classe politique comme corrompue et éloignée de leurs préoccupations. Donc le populisme anti-élites est loin d’être le seul apanage des électeurs du FN, qui ne se distinguent radicalement que par leur niveau très élevé de défiance envers l’État et l’Assemblée nationale. Et si l’on prend en compte l’ensemble des valeurs qui caractérisent chaque électorat (libéralisme économique et culturel, anti-européanisme, féminisme, autoritarisme etc.), en 2002 comme lors des élections précédentes ce n’est pas le populisme qui est le trait distinctif de l’électorat frontiste, mais l’ethnocentrisme ou rejet des « autres », étrangers, immigrés, minorités, l’anti-élitisme n’arrivant qu’en seconde position, à peu près au même niveau que la répressivité [6].
La dimension populaire
Attaches ouvrières et niveau de diplôme dans les électorats au 1er tour présidentiel 2002 (%)

Attaches ouvrières et niveau de diplôme dans les électorats au 1er tour présidentiel 2002 (%)
Panel électoral français 2002, vague 2.5Si l’on examine maintenant le profil des électorats, la dimension populaire peut être mesurée à partir de deux indicateurs, le niveau de diplôme, et le nombre d’attaches ouvrières (être ouvrier ou ouvrière soi-même, avoir un père ouvrier). C’est la catégorie socioprofessionnelle des ouvriers qui se caractérise par les niveaux de revenu, d’instruction et de prestige les plus faibles, la plus grande exposition au chômage et à la précarité. On observe effectivement (tableau 2) que l’électorat lepéniste comprend une proportion élevée (71 %) de non titulaires du bac, supérieure de 16 points à la moyenne de l’échantillon. Et plus de la moitié, soit 8 points de plus que la moyenne, ont au moins une attache avec le monde ouvrier. Mais là encore ces traits ne sont pas spécifiques à l’extrême droite. Son électorat est plus diplômé que celui de Robert Hue, et il a moins d’attaches ouvrières que, par ordre décroissant, celui du candidat communiste, celui d’Arlette Laguiller et celui des Chasseurs.
6On ne saurait d’ailleurs réduire le vote FN à ses soutiens populaires (tableau 3). Au premier tour présidentiel, on voit que le niveau du vote pour Le Pen/Mégret est à peu près au même niveau chez les ouvriers et les employés, groupe socialement très proche du premier, les petits patrons et, fait nouveau, les agriculteurs [7]. Les candidats d’extrême droite font de très bons scores chez les artisans et les chefs d’entreprise (plus de 30 % des suffrages), parmi les professions libérales (plus d’un quart d’électeurs), chez les policiers et les militaires (42 %), et chez les cadres où le FN retrouve son niveau de 1988. En 2002, Le Pen n’attire donc pas seulement ceux qui n’ont rien, il séduit aussi des électeurs qui ont des revenus, un patrimoine, une position sociale parfois chèrement acquise, et qui leur paraît menacée. La moitié des électeurs lepénistes du premier tour possède au moins deux éléments de patrimoine mobilier ou immobilier, trois sur cinq gagnent plus de dix mille francs par mois.
7On ne saurait enfin s’en tenir aux suffrages exprimés par les électeurs. Ce sont les milieux populaires qui s’excluent le plus de la scène électorale. C’est chez les ouvriers et les sans diplôme que la non-inscription sur les listes électorales et l’abstention systématique sont les plus fréquents [8]. Si l’on recalcule les scores de l’extrême droite le 23 avril 2002 par rapport aux inscrits, on voit qu’il faut considérablement relativiser sa pénétration dans le monde ouvrier (tableau 4). Près d’un ouvrier sur trois s’est abstenu, près de 30 % ont voté pour un candidat de gauche, un peu plus d’un sur cinq a voté pour la droite modérée, et la droite extrême n’attire finalement que 18 % de la catégorie.
Vote Le Pen 1er tour présidentiel par catégorie socioprofessionnelle (%)

Vote Le Pen 1er tour présidentiel par catégorie socioprofessionnelle (%)
Panel électoral français 2002, vague 2. Chômeurs, retraités, inactifs inclus, reclassés dans leur profession d’origine.
8Autrement dit, les populistes n’appartiennent pas nécessairement aux classes populaires, les classes populaires ne sont pas nécessairement populistes, tous les populistes ne sont pas d’extrême droite et le terme n’épuise pas la complexité des raisons qui amènent à voter, lors d’une élection donnée, pour Jean-Marie Le Pen et son parti, ni la diversité de ses soutiens.
Notes
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[1]
Sur l’appropriation du terme par les responsables du FN, voir Pierre-André Taguieff, 2002, p. 145-159. Voir aussi SOuchard, M. et al., 1997, chap. 14 « La mise en scène du politique chez Jean-Marie Le Pen ».
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[2]
Voir les travaux classiques de Ghita Ionescu, Ernest Gellner (dir.), 1969 et Margaret Canovan, 1981. Pour un essai de définition et un inventaire détaillé et à jour de ces mouvements voir Guy Hermet, 2001. Voir aussi Yves Mény, Yves Surel, 2000 et Hans Georg Betz, 2004, ainsi que Cécile Leconte, 2005.
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[3]
Cf. Thierry Saussez, 1992.
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[4]
Selon la typologie qu’en propose Guy Hermet, 2001, chap. 10.
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[5]
Le Panel électoral français 2002 associe le Cévipof, le CIDSP (Centre d’informatisation des données socio-politiques de Sciences Po Grenoble, et le Cécop (Centre d’études et de connaissances sur l’opinion publique), avec le soutien du ministère de l’Intérieur et de la Fondation nationale des sciences politiques. L’enquête a été administrée par la Sofrès en trois vagues sur des échantillons représentatifs de la population électorale métropolitaine construits sur quotas de respectivement 4 107, 4017 et 2 013 individus. La première vague a été effectuée avant le premier tour de l’élection présidentielle (8-20 avril), en face à face, la seconde après le deuxième tour de l’élection présidentielle (15-31 mai) au téléphone (CATI). La troisième a été effectuée après le deuxième tour des élections législatives (20-28 juin) au téléphone (CATI). 1 822 personnes ont répondu aux deux premières vagues, 1 417 aux trois. Voir Bruno CAutrès, Nonna Mayer (dir.), 2004.
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[6]
On le mesure par une série de régressions logistiques. Voir Nonna Mayer, Guillaume Roux, « Des votes xénophobes » ? in Bruno Cautrès, Nonna Mayer, 2004, p. 116.
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[7]
Sur l’évolution de cet électorat voir Nonna Mayer, Ces Français qui votent Le Pen, Paris, Flammarion, 2002 et Pascal Perrineau, Colette Ysmal (dir.), Le Vote de tous les refus. Les élections présidentielle et législatives de 2002, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
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[8]
Voir François Héran « Voter toujours, parfois… ou jamais », in Bruno Cautrès, Nonna Mayer (dir.), 2004, p. 351-358.