CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nombre de situations d’échanges marchands paraissent relever de la catégorie « commerce populaire » ou correspondre à des pratiques de consommation dites populaires : centres commerciaux de banlieue fréquentés par des foules le week-end, marchés pseudo-provençaux visités par les touristes sur les routes du Sud l’été, ruée bi-annuelle dans les grands magasins en période de soldes, foule compacte passant de H&M à la Fnac et de Zara à Go Sport au Forum des Halles chaque samedi... Sans oublier les grappes d’individus qui vont et viennent à Barbès, autour des magasins Tati, fouillant dans les bacs sortis sur le trottoir à la quête d’une bonne affaire au prix clairement affiché. Autant de situations qui semblent illustrer l’idée de consommation populaire.

2À l’opposé se trouveraient alors, sur l’échelle de la mise en scène marchande et des pratiques de consommation contemporaines, les boutiques de luxe du Triangle d’Or à Paris, par exemple, avec leurs vitrines conçues par des scénographes comme des galeries d’art, leurs portes fermées et vigiles à l’entrée, leur architecture intérieure épurée, leurs objets présentés comme des pièces uniques, leurs prix élevés habilement cachés, leurs vendeurs triés sur le volet et leurs clients internationaux. Tout semble opposer la boutique Chanel de la rue Cambon dans le 1er arrondissement de Paris et le magasin Tati du boulevard Rochechouart dans le 18e. Pourtant, Tati semble partager avec Yves Saint Laurent, Chanel ou Dior, le privilège de faire partie de notre « patrimoine » et participe, selon d’autres logiques mais avec autant de popularité, à l’image de Paris. « Tati, c’est une institution, un temple, presque un mythe. Visité par les touristes comme la Tour Eiffel, béni par les fauchés, chéri par les fouineurs. » [1]

3Les magasins Tati seraient-ils l’archétype du commerce populaire, comme Chanel l’archétype du commerce de luxe ? Alors que l’enseigne Tati vient d’être rachetée par un de ses concurrents soldeurs, Fabio Lucci, alors même que nombre de magasins Tati ont fermé en province et à Paris, impuissants face aux enseignes internationales de vêtements comme H&M, Zara ou Etam, son image de grand magasin populaire semble lui survivre. Connu pour son slogan « Tati les plus bas prix », pour son logo rose, son sac et sa toile en vichy des années Bardot, enfin son inscription légendaire dans le quartier de Barbès à Paris, Tati semble incarner « la grande surface de la fringue à quatre sous » [2]. Si bien qu’il y a une sorte d’évidence à procéder à la contraction « Tati-Barbès », à en faire une unité, un véritable nom…

Une saga populaire

4L’observateur soucieux de dégager la spécificité des magasins Tati, en quelque sorte son « essence » populaire, aura tôt fait d’en produire une analyse « popularisante ». Il est en effet possible de montrer, de manière quasi-déterministe, comment ce commerce peut être érigé en archétype du commerce populaire. Créée en 1949 par Jules Ouaki, un juif sépharade tout droit arrivé du quartier de la Goulette à Tunis, l’enseigne Tati est d’abord une affaire de famille. Le nom de l’enseigne est, aime-t-on à le rappeler dans les documents du service de communication souvent repris par la presse, emprunté à la mère du fondateur. Jules aurait également eu toujours à cœur de travailler en famille et de perpétuer cet esprit de « clan ». Eléonore, sa veuve, a repris le flambeau à sa mort puis Fabien, l’un des héritiers, a poursuivi la légende. Celui-ci n’a pas hésité à employer les membres de la « dynastie », il a longtemps refusé de procéder au plan social que tous les audits lui conseillaient au moment de la crise au nom de l’esprit de famille de l’enseigne. Une saga populaire que la famille Ouaki a largement mise en scène [3], et que les médias ont toujours reprise [4], depuis les années 1960 jusqu’à la récente crise qui a conduit au rachat. Cette saga revisite immanquablement le mythe du petit immigré qui a le sens des affaires et qui réussit par le commerce, en France au sortir de la Guerre. Le « génial bon sens » [5] de Jules Ouaki le conduit à Barbès, quartier populaire s’il en est qui, avec la Goutte d’Or toute proche, a toujours été habité par les classes populaires et a vu se succéder toutes les vagues migratoires, depuis les Belges au début du siècle jusqu’aux populations d’Afrique du Nord et d’Afrique Sub-saharienne au xxe. Le « jeune patriarche » choisit de s’implanter en plein boulevard Rochechouart, au milieu des hôtels pour célibataires et des bars louches (50x50, 1998, p. 31).

5Un peu à la manière d’un autre grand commerçant de Barbès, Crespin, fondateur des Galeries Dufayel au xixe siècle, le premier magasin vendant à crédit qui claironnait qu’il fallait vendre aux pauvres car « vous ne pouvez pas imaginer ce qu’il y a d’argent chez ces bougres-là » (Groetschel, 1995), Jules Ouaki a lui aussi inventé une nouvelle forme commerciale. Il constate d’une part que la population française, dans les années 1950, veut s’équiper en biens de consommation ; de l’autre, il comprend que le modèle, encore très présent à l’époque, du petit commerce indépendant, avec ses boutiques s’affichant comme des espaces quasi-privés dans lesquels les clients sont, une fois le seuil passé, dans l’obligation d’acheter, représente un frein à la consommation. Il décide donc d’ouvrir de vastes magasins ouverts sur la rue dans lesquels le client est invité à toucher la marchandise, n’est pas interpellé par un vendeur et peut enfin acheter, à petits prix, vaisselle, linge de maison puis plus tard vêtements. Il instaure aussi, par une sorte de philosophie marchande, de nouvelles relations avec les fournisseurs, leur garantissant un paiement comptant et achetant des stocks entiers.

6Cette histoire dite populaire connaît très vite une grande popularité. Dans le contexte des années 1960 où le prêt à porter supplante peu à peu le fait main, où les ménages s’installent en ville et en banlieue et s’équipent, où les immigrés se fixent peu à peu en France, les magasins Tati connaissent un grand succès. Jules Ouaki rachète des emplacements à Barbès, ouvre de nouveaux espaces en province et devient ce que l’appelle depuis « l’empire Tati ». C’est le début d’une époque où une clientèle très variée – parisiens, banlieusards, français et immigrés, jeunes et vieux – se presse autour des bacs de collants et de culottes à 1,90 francs, produits d’appel sur lesquels l’enseigne choisit de faire une marge très réduite. Selon qui ils sont, les clients arborent avec fierté le sac Tati comme une marque ou bien le cachent de retour dans les beaux quartiers. Les débitrices – nom donné aux vendeuses – sont juchées sur des tabourets au milieu de la foule de clients pour distribuer les tickets, indispensables pour passer aux caisses. Le bonimenteur s’égosille dans le micro pour annoncer les bonnes affaires du jour et les promotions qui se succèdent : « Tout le monde sera servi, il y en aura pour tout le monde ! ». Tati semble accueillir le monde et, comme aime à le rappeler le fondateur : « Je n’ai pas peur de la concurrence car le monde attire le monde. » [6]

Différence et égalité chez Tati-Barbès : le ressort du populaire

7Se constitue ainsi peu à peu, à Barbès, un secteur commerçant dit populaire. Les bazars et autres solderies s’imposent en nombre sur le boulevard Barbès, formant, de manière informelle, une centralité commerçante d’un certain type. Commerces ouverts, marchandises venues du monde entier et présentées en grande quantité, bas prix : la mise en scène marchande joue sur l’image de la foire, du marché, voire du souk. Tout doit évoquer le stock à brader, le lot à écouler, l’affaire à ne pas manquer. Les prix sont nets (5 ou 10 francs puis 1 ou 2 euros) ou habilement composés (1,90 ou 9,90 francs puis 1,50 euros). C’est le royaume de la marchandise à bas prix, de l’objet de série, du made in Taïwan et du cheap. L’agencement des rayons produit son effet : vaisselle Arcoroc et services à thé orientaux, tirebouchons et gants pour le hammam, calendriers de l’avent et tapis de prière musulmans se côtoient dans les bacs et les étalages bien remplis. Futures mariées musulmanes, juives et catholiques s’affairent ensemble dans les rayons de Tati Mariage pour trouver la robe de cérémonie ; l’or devient une marchandise accessible chez Tati-Or qui vend aussi bien des médailles de baptême que des pendentifs en forme de main de Fatima. La valeur marchande n’est pas fonction de l’origine des marchandises, de leur dimension culturelle, religieuse ou ethnique, mais plus simplement du prix d’achat du lot et de ses capacités d’écoulement rapide. Ce coin de Paris devient ce que l’on nomme aujourd’hui, un peu partout dans le monde, « Barbès », bien plus qu’un simple quartier, un référent dans l’imaginaire. Et Tati reste longtemps le grand ordonnateur du secteur. Pour désigner Tati à Barbès, les métaphores ne manquent pas : « Caverne d’Ali-Baba » [7], « Au bonheur des dames » [8], « la Mecque de la fringue » [9]. La presse du début des années 1980 oscille entre un registre « esprit populaire des faubourgs » et quartier immigré pour désigner ce nouveau type de commerce.

8J’ai montré (Lallement, 1999) comment ce dispositif commercial produit une sociabilité singulière. Le registre communicationnel à l’œuvre à Barbès semble faire de la différence une des cartes à jouer pour bâtir une sociabilité marchande efficace. Cet espace marchand accessible à tous, où des individus de partout se croisent dans un relatif anonymat, où personne ne peut revendiquer d’être plus d’ici qu’un autre, où des marchandises venues des quatre coins du monde s’échangent – considérées par les uns comme ordinaires, par les autres comme exotiques, mais toutes également traitées en tant que marchandises –, produit un « effet de société » : une situation où les différences sont placées sur un pied d’égalité, où elles sont le dénominateur commun à tous, où elles s’exposent et se manipulent dans les relations marchandes. On fait alors, dans les interactions marchandes, un usage populaire des différences [10]. Classifications ethniques simplificatrices et identifications caricaturales, de soi et des autres, sont l’effet de ces situations marchandes qui, à Barbès comme ailleurs (De La Pradelle, 1997), relèvent d’un mode de relation éphémère, qui pose formellement les partenaires en situation d’équivalence, s’opère dans un relatif anonymat et répond à une règle sociale connue de tous et bien rôdée. À Barbès, c’est précisément la popularisation de la différence qui est le fonds de commerce et forme l’espace social que l’on désigne sous ce nom.

« Popu-chic » ou « chic-popu » ?

9La mise en scène à l’œuvre, celle d’une forme de société multiculturelle, urbaine et marchande, est reprise dans les années 1990 par l’enseigne Tati qui parvient à transformer, pour un temps, le populaire en « branché », à faire du populaire dont elle fait commerce le comble même du « branché ». Impulsé par la direction qui souhaite faire sortir Tati d’une image qu’elle juge moins vendeuse, celle d’un magasin destiné uniquement aux classes populaires et aux populations d’origine immigrée, un mouvement tente d’inverser subtilement la tendance. L’enseigne s’érige alors, par des opérations de communication largement reprises par les médias, comme une enseigne moderne qui assume son ancrage urbain, populaire et multiculturel. « Le cheap, c’est chic », entend-on un peu partout, des plateaux de Canal Plus où le jeune PDG de l’enseigne, Fabien Ouaki, est invité à parler des derniers événements de l’enseigne, aux pages mode des magazines féminins qui font référence au « style Tati ».

10Celui-ci dépasse la seule sphère du prêt à porter et fait des apparitions dans le monde de l’art. Le peintre Julian Schnabel peint, en 1995, sur des toiles en vichy rose des scènes de vie parisienne, suivant en cela le mouvement initié par le pop art qui « recycle les images de la culture visuelle ordinaire » [11]. Le photographe malien Seydou Keita installe en 1997, sur l’invitation de Tati, une tente en plein Barbès et invite les familles qui passent à participer à ce gigantesque « portrait de la population française ». Le musée des Arts décoratifs organise en 1998, à l’occasion des 50 ans de l’enseigne, dans ses locaux qui jouxtent le Louvre, une rétrospective Tati à l’occasion de laquelle l’enseigne accède au statut de muse populaire inspirant les artistes contemporains. L’opération la plus emblématique semble être la collection que le couturier Azzedine Alaïa dédie à Tati en 1991, avec un sac, des espadrilles et un tee shirt en motif vichy, commercialisés par l’enseigne. Des objets dont le statut doit à la fois à celui des objets de série vendus à bas prix et à celui des objets singularisés conçus par un créateur unique. Les catégories « populaire » et « chic » semblent, dans les années 1990, se nourrir l’une de l’autre. « Alaïa-Tati : le flirt de la haute avec le bas », « le couturier Alaïa et le magasin Tati accouchent d’une mode chic-popu » [12], peut-on lire dans la presse. Le comble du luxe semble être, pour un temps, d’aller chez Tati.

11Pourtant, quelques années plus tard, passée la mode du « chic-popu », le populaire made in Tati semble ne plus faire autant recette. L’enseigne connaît par ailleurs plusieurs échecs consécutifs dans ses tentatives de développement et de diversification. L’installation en 1998 d’un magasin Tati sur une des plus célèbres artères du monde, la 5e avenue à New York, ultime image dans la construction de la légende de la réussite par le commerce, fait long feu. Tati a beau vouloir incarner, avec la pointe d’humour nécessaire, le commerce français populaire et branché, le clin d’œil ne fonctionne plus. À quelques années d’intervalle, en 2004, c’est l’association de Karl Lagerfeld à la marque H&M qui semble rejouer le mariage du pas cher et du luxe. Presque simultanément au défilé haute couture de la maison Chanel, le célèbre couturier présente sa collection à petits prix pour l’enseigne internationale, une collection distribuée dans le monde entier, aux mêmes prix et pour tous clients. Après l’époque Tati mais selon d’autres modalités, ce dernier exemple montrerait que le populaire et le chic sont des catégories bien mouvantes mais que leurs liens de connivence restent d’actualité.

Notes

  • [1]
    Le Monde, 16 juillet 1995.
  • [2]
    Le Figaro, 24 novembre 1987.
  • [3]
    Tous les documents émanant du service de la communication comme nombre d’interviews données depuis la fin des années 1960 font de l’histoire de la famille Ouaki une véritable légende.
  • [4]
    « La saga Tati » est une expression récurrente dans le discours journalistique depuis la fin des années 1970.
  • [5]
    « Il regarde passer le métro dont les foules descendent à la station Anvers, beaucoup plus commerçante. Il dit : un jour, ils descendront tous à Barbès-Rochechouart pour venir chez nous. » (50x50, 1998).
  • [6]
    Le Monde Dimanche, 10 mai 1981.
  • [7]
    Charlie Hebdo, 14 janvier 1981.
  • [8]
    Le Figaro Magazine, 12 avril 1980.
  • [9]
    Depêche mode, janvier 1981.
  • [10]
    Dans un autre contexte multiculturel, celui d’une cité de banlieue parisienne, David Lepoutre a montré comment des adolescents, dans des situations de communication particulières, manipulaient les différences en en faisant un usage populaire. (Lepoutre, 1997).
  • [11]
    « Si, précédemment on restait […] dans le monde protégé de la haute culture et des visées du grand art, ici se confrontent le haut avec le bas, le Grand Art et les images de la publicité, du cinéma, de la société marchande et de consommation. » (Michaud, 2003).
  • [12]
    Le Point, 18 février 1991.
Français

Quelles formes prennent les dispositifs marchands dits « populaires » ? À partir de l’exemple des magasins Tati de Barbès, dans le 18e arrondissement de Paris, l’article examine les conditions sociales et historiques du développement de cette enseigne et propose une analyse des modes de sociabilité à l’œuvre chez Tati en particulier et à Barbès en général. Il montre enfin en quoi cet espace social particulier a contribué, dans les années 1990, à l’avènement du « chic-popu ».

Mots-clés

  • anthropologie
  • commerce
  • immigration
  • consommation populaire
  • multiculturel

Références bibliographiques

  • Coquery, N. (dir.), La Boutique et la ville. Commerces, commerçants, espaces et clientèles, xvie-xxe siècle, Tours, Publications de l’université François Rabelais, 2000.
  • De la Pradelle, M., Les Vendredis de Carpentras. Faire son marché en Provence ou ailleurs, Paris, Fayard, 1997.
  • Groetschel, Y., Village Montmartre Clignancourt, Paris, Village communication, 1995.
  • Lallement, E., Au marché des différences… Barbès ou la mise en scène d’une société multiculturelle. Ethnologie d’un espace marchand parisien, thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, sous la direction de Jean Bazin, 1999.
  • Lepoutre, D., Cœur de banlieue, Codes, rites et langage, Paris, Odile Jacob, 1997.
  • Messamah, K., Toubon, J-C., Centralité immigrée. Le quartier de la Goutte d’Or. Dynamiques d’un espace pluri-ethnique : succession, compétition, cohabitation, Paris, L’Harmattan/CIEMI, 1990.
  • Michaud, Y., L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Hachette Littératures, 2003.
  • 50
    x50, Catalogue hommage pour les 50 ans de Tati, Paris, Éditions Steidl, 1998.
Emmanuelle Lallement
Emmanuelle Lallement, maître de conférences en ethnologie à l’université Paris-Sorbonne-Paris IV-Celsa. Chercheur associé au Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales (Laios-CNRS). Formée à l’EHESS, par Michèle De La Pradelle, à l’anthropologie des situations d’échanges marchands, elle mène actuellement des recherches sur les liens entre commerces et ville, notamment à Paris.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/8994
Pour citer cet article
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