1La caractéristique de cette notion d’éducation populaire, qui connaît son apogée à la fin du xixe siècle, est qu’elle sert de drapeau à des groupes sociaux et à des militants qui se combattent entre eux. Leur opposition n’est pas de nature sociale – ils ont sensiblement la même position sociale par rapport à la classe ouvrière – elle est de nature politique.
2L’apparition du projet d’Éducation populaire commun à des groupes opposés est à replacer dans le contexte social et idéologique de l’époque. L’École est devenue alors l’enjeu central des affrontements politiques. Pour un Anglais, Théodore Zeldin, cette valorisation de l’Éducation est un étonnement car elle n’a pas été aussi forte dans les autres pays occidentaux. D’après lui, cette période fut en France « l’âge de l’Éducation et des illusions éducatrices autant que celui de l’industrie et des transformations qu’elle apportait » (Zeldin, 1978). Mis en concurrence sur ce terrain, laïques et catholiques se sont disputé la clientèle (Poujol, 1981). Ils n’étaient pas les seuls sur le terrain. Les Français « croient » dans les vertus de l’Éducation, valeur élargie de l’instruction jusqu’au domaine de la citoyenneté. Au-delà de lire, écrire et compter, il y a ce supplément d’âme qu’André Malraux, en 1959, attribuera à la culture. Le qualificatif « populaire » désigne le public, un public quelquefois nommé « le peuple », en particulier par des catholiques sociaux réunis par Marc Sangnier dans le Sillon au début du xixe siècle.
3La référence mythique à une filiation avec le mouvement ouvrier ne résiste donc pas longtemps à une étude sérieuse des faits. Éducation ouvrière et Éducation populaire ne sont pas, et n’ont jamais été synonymes. Il y a certes une correspondance de dates frappante en ce qui concerne l’apparition des institutions qui caractérisent le mouvement ouvrier et de celles qui caractérisent le « mouvement d’Éducation populaire » au tournant du xixe et du xxe siècle. Pourtant peut-on considérer qu’il y ait eu rencontre entre les deux mouvements ? Nous pensons que ces deux mouvements ont eu une évolution parallèle, même si l’on peut faire état de rencontres ponctuelles d’individus avec des institutions. Certes, les membres de l’Internationale se préoccupent du problème de l’éducation des adultes, mais ils n’ont que mépris pour les tenants de l’Éducation populaire.
4C’est bien parce qu’un mouvement ouvrier est en train de manifester son existence qu’un mouvement d’Éducation populaire a vu le jour. Des acteurs en position médiane, entre la classe possédante et la classe ouvrière, vont en quelque sorte tenter de jouer les médiateurs. Par rapport à la lutte des classes, ils se savent extérieurs à la classe ouvrière mais ont décidé d’aller vers elle, « d’aller au peuple » dira-t-on, pour se le concilier, pourrait-on dire. Les promoteurs de l’Éducation populaire analysent la société en termes de classes sociales et acceptent implicitement ou explicitement l’idée de lutte entre les classes. Le fait que les acteurs de la société française d’aujourd’hui analysent la société en termes d’exclusion a une tout autre portée pour construire un projet militant, car implicitement ou explicitement il n’est pas question de lutte entre exclus et non exclus. Le qualificatif « populaire » associé à Éducation est lourd de connotation : le peuple des villes, de lui-même, est un danger potentiel, même si le paysan redécouvert par les folkloristes est, quant à lui, proche de la pureté originelle. L’éducation est censée contribuer à la paix sociale en évitant les conflits de classe.
5Ce combat pour l’Éducation, populaire en l’occurrence, est contemporain d’une mise à mal de la culture populaire. Ce n’est pas un hasard si cette notion d’Éducation populaire apparaît au moment où des obstacles sont mis à la diffusion de la littérature de colportage. Michel de Certeau, analysant cette « mise à mort » de la culture populaire dans les années 1850-1890, cite une circulaire d’application de la loi du 27 juillet 1849 sur la presse, dans laquelle le ministre de l’Intérieur écrivait aux préfets : « Le caractère le plus commun des écrits qu’on s’efforce de répandre en ce moment et auxquels on donne la forme la plus populaire, c’est de diviser la société en deux classes, les riches et les pauvres, de représenter les premiers comme les tyrans, les seconds comme les victimes, d’exciter l’envie ou la haine des uns contre les autres et de préparer ainsi dans notre société qui a tant besoin d’unité et de fraternité tous les éléments d’une guerre civile. [1] » Peu après était mise en œuvre une « commission d’examen des livres de colportage ». La censure allait avoir bientôt libre cours. Un autre aspect de cette destruction de la culture populaire réside dans l’unité de la langue imposée par l’École et la mise à l’écart des langues locales, ce que les pratiques de l’Éducation populaire n’ont jamais remis en question. À cette destruction délibérée de la culture populaire, on oppose alors un projet d’Éducation populaire.
Des courants chrétiens
6On repère plusieurs courants partageant cette utopie que l’Éducation peut établir un autre rapport politique entre les masses et les élites. Le courant catholique est tôt sur le terrain, on lui doit sûrement l’origine de cette notion, puisque les Frères des écoles chrétiennes désignent ainsi les cours d’adultes qu’ils mettent en place vers 1860. Mais la matrice des œuvres dont les associations encore actives aujourd’hui sont sorties, c’est l’Association catholique de la jeunesse française née en 1886 et encouragée par les Jésuites. De là sortiront la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), la Jeunesse agricole chrétienne (JAC), devenue depuis Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC) et surtout la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) qui est sans doute l’exception qui confirme la règle puisqu’il s’agit bien là d’organiser des jeunes ouvriers entre eux. Cette association qui voulait évangéliser les ouvriers par les ouvriers, et plus particulièrement les jeunes ouvriers, a réussi dans son projet en formant, plus que tout autre association de jeunes, de futurs militants actifs dans les années 1950 pour les différentes centrales syndicales, et plus particulièrement celles de la CGT et de la CFDT. « Culture et Liberté » qui a son histoire particulière est issue de la JOC.
7Du courant catholique était sorti aussi l’Union française des centres de vacances (UFCV) et d’un autre courant catholique, celui du Sillon interdit par le pape en 1910, sortiront dans les années 1920 les Équipes sociales, une bonne partie des centres sociaux, l’Union féminine civique et sociale (UFCS). Toutes ces associations auront leurs histoires particulières faites de combats plus ou moins difficiles avec l’Église catholique qui a mal vécu l’invention d’un laïcat qui la dérange et qui se sentait menacée par les différentes congrégations les prenant sous leur protection, les jésuites ou les dominicains par exemple. Une des dernières crises a été la suppression des prêtres-ouvriers en 1956.
8Autre courant chrétien, le courant protestant. Très minoritaire en France mais plus précoce et assez novateur, il se joindra plus volontiers au courant laïque lorsque la France commencera à se diviser en laïques et confessionnels. Toujours dans la mouvance protestante, les Unions chrétiennes de jeunes gens créées en 1850, les Unions chrétiennes de jeunes filles créées en 1892 et la Cimade créée au début de la Guerre de 1940. À la Libération, le courant protestant rencontrera le courant laïque des instituteurs et ce sera la création de Francs et Franches Camarades (FFC) ainsi que des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA).
Laïques contre catholiques
9Le courant laïque, quant à lui, est apparu au milieu du xixe siècle pour combattre l’empire que s’était taillé l’Église catholique en matière d’Éducation. À la fin du xixe siècle, ceux qui aspirent à prendre le pouvoir et qui le prendront en fait, ont foi dans l’Éducation de la jeunesse française « de la sortie de l’école à l’entrée au régiment », puisque tel était le but que s’était fixée la Ligue de l’enseignement fondée en 1866. En France, un combat singulier a opposé l’État à l’Église durant le xixe siècle. Au fur et à mesure que se répand l’école publique, l’enseignement reste toujours le fait des congrégations. Ce qui a pour résultat d’avoir un enseignement public payant et un enseignement catholique souvent gratuit. D’où le souci de mettre en place un enseignement laïque gratuit, puis bientôt obligatoire par les lois de 1882.
10Le mouvement ouvrier, les laïques le rencontreront vers 1895 au moment de l’affaire Dreyfus, c’est-à-dire au moment des Universités populaires. Aux Universités populaires, les catholiques répondront par les Instituts eux aussi qualifiés de populaires, où les ouvriers se feront rares mais confirmeront bien une rencontre. La rencontre sera brève et se répétera un moment à l’issue de la Guerre de 1940 au moment des maquis. Elle sera plus large puisque, pour la première fois, des catholiques rencontreront des syndicalistes de la CGT et des francs maçons. De cette rencontre naîtront la Fédération des maisons des jeunes et de la culture, « Travail et culture » et « Peuple et culture ». L’intitulé de cette association est symptômatique de l’évolution qui va toucher toutes les associations d’Éducation populaire : « peuple » a remplacé « populaire » et surtout « culture » a remplacé « éducation ». Avant que la Ve République s’installe, l’idéologie dominante des Français va s’exprimer autour de la notion de Culture, notion qui prend la place au niveau emblématique de celle qu’occupait l’Éducation au moment de l’installation de la IIIe République.
11Ce que l’on ne peut ignorer de ces histoires conflictuelles, c’est que le militantisme qui anime les femmes et les hommes qui font de l’Éducation populaire contient une dimension hostile essentielle dirigée contre d’autres militants d’Éducation populaire. Qui dit Éducation populaire dit conflit sur un autre terrain qui concerne les frontières de l’Église catholique. Nous sommes en pleine spécificité française, la gauche comme la droite se sont brûlé les ailes à vouloir toucher aux rapports École publique/École privée. Le conflit a été du même ordre entre associations d’Éducation populaire laïques/associations d’Éducation populaire catholiques. Ce conflit laïques/confessionnels, au moment des débuts de l’Éducation populaire, peut être identifié à un conflit gauche modérée-droite, il traverse donc le mouvement d’Éducation populaire. Sur le plan politique, la Ligue de l’enseignement s’est inscrite dans la lignée du « radicalisme », forme extrême du « républicanisme ». Les radicaux préconiseront une politique sociale modérée, ils voudront la laïcité et seront hostiles aux féodalités économiques tout en défendant la propriété privée. L’absence de structure du parti (radical) pousse le radicalisme à constituer des « sociétés de pensée » : Ligue de l’Enseignement (instrument de propagande du parti), Ligue des droits de l’homme (pour combattre l’illégalité, l’arbitraire de l’intolérance), etc. (cf. J. Ellul, 1969).
12Les catholiques, quant à eux, toujours au nom de l’Éducation populaire, se déplaceront au cours des années dans le champ politique. Aux catholiques conservateurs mais sociaux d’Albert de Mun, succéderont des catholiques républicains autour de Marc Sangnier, puis de Garric. Il y eut même pour certains, dans les années 1950, un moment de fascination à l’égard du parti communiste ; les catholiques associatifs iront grossir les rangs de la Nouvelle Gauche qui éliront François Mitterrand.
13Dans les années 1960, une notion vient balayer celle d’Éducation populaire : c’est celle d’Animation socio-culturelle. C’est un projet « ouvert à tous », et cette ambition lui vaut les faveurs de l’État ; elle est dès lors largement financée et les militants de l’Éducation populaire deviennent des professionnels.
14Aujourd’hui, les laïques comme les militants d’associations dont l’histoire est catholique forment un ensemble qui part du centre-droit pour aller jusqu’au parti communiste. Certains militants, professionnels ou non, résistent en invoquant le projet d’Éducation populaire et en ciblant des publics particuliers. Les exclus de la fracture sociale, de la lutte des classes, il n’en est plus beaucoup question. Les laïques et les catholiques ne se combattent plus. La laïcité est pour tous de l’ordre du politiquement correct. Populaire accolé à éducation rappelle la dimension politique de l’action entreprise, formulée en termes d’apprentissage de la citoyenneté.
Note
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[1]
Circulaire du 4 janvier 1851, citée par M. de Certeau, D. Julia et J. Revel, « La beauté du mort, le concept de culture populaire », Politique, décembre 1970.