CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Peuple » est de ces mots qu’on pourrait dire transversaux en ce sens qu’ils intéressent, au-delà des lexicographes et des historiens de la langue, les spécialistes de nombreuses disciplines – en l’occurrence l’histoire des idées et des idéologies, la philosophie politique, les sciences sociales en général ou encore la sociologie des pratiques culturelles. Certes, le mot n’est pas la chose et, en l’espèce, la chose qu’il désigne comme le mode sous lequel celle-ci se trouve désignée par lui varient considérablement à travers l’histoire autant que d’une langue à l’autre, d’une discipline à l’autre, d’une école de pensée à l’autre, et en fonction des aires sociales ou des présupposés politiques à partir desquels la désignation opère. Rien de plus stratifié et de plus diffus à la fois que l’objet, le principe, la population ou l’entité socio-politiques que recouvre bien imparfaitement le vocable de « peuple », et rien de plus fluctuant que ce vocable lui-même, sujet selon les périodes à grande inflation discursive ou à éclipse plus ou moins durable, paraissant tantôt aller de soi et tantôt résister à la définition, vecteur des invocations les plus solennelles ou des incriminations les plus violentes.

2Ses dérivés, en français, ne sont guère moins problématiques. Sommes-nous bien sûrs de savoir quelle substance, quelle inflexion, quelle coloration l’adjectif « populaire » apporte, sous divers angles, à ce qu’il qualifie – classe, éducation, culture, littérature, etc. – et savons-nous encore qu’il fut un temps où le mot de « populisme » n’était pas porteur des effets de stigmatisation politique ou d’arrogance démagogique dont il paraît trop naturellement chargé aujourd’hui ? Nous sommes actuellement, en Europe en tout cas, dans un temps d’éclipse, dont les causes et les raisons mériteraient d’être interrogées (certaines le seront dans les pages qui suivent). S’il reste symboliquement inscrit dans les principes fondateurs de la République – « gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple » –, le mot de « peuple » ne se monnaie plus guère dans la communication politique ou médiatique ordinaire ; celui de « populaire » en est réduit pour l’essentiel à qualifier, du côté de ce qu’il est convenu d’appeler le « people », les vedettes et les produits de l’industrie du spectacle ; et quant à celui de « populisme » (ou de « populiste »), s’il est d’un usage particulièrement fréquent depuis quelques années, le moins que l’on puisse dire est que l’époque paraît bien lointaine où le terme était enveloppé de connotations positives et pouvait servir d’étendard, dans le champ littéraire, aux écrivains entendant faire droit au quotidien et aux valeurs des petites gens.

3Cette éclipse – relative – n’est pas moins riche d’enseignements que l’inflation observable en d’autres temps ou sous d’autres cieux. Une société, une culture se définissent autant par ce qu’elles nomment, valorisent ou distinguent que par ce qu’elles tiennent de côté, discréditent ou abandonnent au multiple indifférencié. Avec le concept de « peuple », ses dérivés et leurs avatars, nous tenons sans doute l’un de ces objets, fortement chargés et investis, selon les cas, de toutes les projections, des emphases les plus vibrantes ou des plus âpres réticences, qui renseignent, au plus vif, sur l’imaginaire politique et culturel d’une société donnée. Raison pour laquelle Hermès ouvre ici ce qui est plus qu’un thème : un objet et un lieu de communication sociale, politique et culturelle, ou mieux encore un lieu carrefour de problématiques diverses, mais aussi de tensions entre disciplines, paradigmes, convictions et croyances.

Figures du Peuple

4On verra, au seuil du dossier, que la désignation du « peuple » s’inscrit dès l’Antiquité, en Grèce et à Rome, dans une constellation lexicale et axiologique dont notre mot et la conception que nous avons de son référent héritent dans une large mesure. Mais, pour s’en tenir au français, rappelons qu’il y fait son entrée sur le mode le plus solennel dans les « Serments de Strasbourg », texte fondateur en 842 de notre langue, dans lequel deux petits-fils de Charlemagne concluaient une alliance pour défendre « le salut du peuple chrétien ». Le terme renvoie ainsi d’abord à une communauté homogène (ou constituée comme telle par un acte illocutoire), voire à une ethnie, fondée sur un socle de valeurs communes. Au cours des siècles et singulièrement au tournant de la Révolution, il va se charger d’une signification plus ouvertement politique pour renvoyer tantôt à un groupe humain rassemblé sous les mêmes lois, sans distinction de classes, tantôt à « la partie de la nation qui est dominée économiquement et politiquement » [1]. D’un côté donc, le « peuple souverain », à la fois sujet et objet de l’institution démocratique ; et, de l’autre, le peuple des prolétaires, tenu sous haute surveillance par une bourgeoisie oscillant entre paternalisme et répression des velléités révolutionnaires. « Le bourgeois, écrira Nizan, feint de traiter le peuple comme l’ensemble de ses enfants ; il le reprend, l’avertit, le secourt, car il est assez clair que ce peuple ne saurait prendre lui-même en main ses destinées. Quand il punit le peuple, il le punit comme son propre enfant, pour son bien. » [2] Le tiraillement sera constant, au xixe siècle, entre ces deux niveaux à certains égards contradictoires de la définition, au point de faire du « peuple » (dans son acception restreinte) l’une des grandes énigmes hantant l’imaginaire politique du temps (tantôt force à faire exister ou à mobiliser, tantôt menace pesant sur la rationalité démocratique). C’est que, avant d’être un objet, un ensemble ou des sous-ensembles isolables dans la totalité sociale, le peuple est objet de discours, production discursive : redessiner, fût-ce en pointillé, la trame de ses variations sémantiques, la gamme de ses modes d’énonciation, la série de ses avatars historiques, ainsi qu’y invite la première partie du dossier revient à porter au jour quelques-unes des formes les plus structurantes de l’imaginaire politique dont nos sociétés restent comptables. Il faudrait ainsi s’interroger sur la portée et la signification des glissements, effacements, euphémismes et figures diverses faisant qu’aujourd’hui, en France, le mot de « peuple » semble s’émietter en désignations plus ciblées ou plus évanescentes – banlieues, quartiers sensibles, sans-abri, sans-emploi, sans-papiers, France d’en bas, etc. –, dans lesquelles c’est toute une société qui se parle, ou évite de se parler.

5Objet de discours, le peuple est aussi, faut-il le dire, un objet de savoir, comme tel construit par une démarche et une direction de recherche. D’Aristote à Marx, de Pétrone aux écrivains prolétariens, de Michelet à Robert Mandrou, de Saint-Simon à Bourdieu, la philosophie politique, la littérature, l’histoire des mentalités, la sociologie ont chacune contribué non seulement à situer le peuple dans ses logiques de place, de déplacement, de variation, mais aussi à le définir en vertu d’a priori procédant à la fois d’une grille épistémologique et d’une projection d’affects sociaux ou politiques. Le peuple de Rousseau n’est pas celui de Marx, le peuple de Marcel Mauss ne s’ajuste guère à celui qui transparaît en filigrane dans les textes de Bourdieu ou de Morin, le peuple de Robert Mandrou est très éloigné de la vision qu’en donne Michel de Certeau. Autant de chercheurs qui ont étudié le « peuple » (dans ses pratiques, ses usages, ses transformations) parce qu’il s’agit sans doute d’un objet ou d’un ensemble dans lequel entrent en tension significative des logiques sociales et historiques générales, mais aussi par intention quelquefois d’objectiver les modes de fonctionnement de leur classe d’origine, par engagement social et politique ou encore par choix, dans l’espace des objets scientifiques possibles, de s’intéresser au quotidien et à l’infraquotidien. Autant de représentations mouvantes dans la production desquelles interviennent, de surcroît, toute une série d’héritages culturels, qui imposent de prendre en compte l’ancrage du peuple dans des contextes géographiques et historiques contrastés. Le « Volk » allemand n’a que peu de rapports avec le « We are the People » américain ; et la conception de la culture populaire latino-américaine, dans ses filiations avec une tradition orale qui continue de traverser les médias contemporains, ne peut être rendue en français par l’emploi du mot « populaire » connoté par une autre histoire culturelle.

Usages populaires

6Le cœur du présent dossier envisage la situation du « populaire » (mais aussi sa fonction comme concept clé ou concept écran) dans quelques champs sociaux et à la faveur de regards disciplinaires croisés, tout en rendant compte de quelques « usages populaires » ou perçus comme tels. Dans chaque cas, il s’agira moins de compiler les acceptions (qui se construisent au moins depuis Elie Faure et P. Chombard de Lauwe) et les évolutions de la catégorie de populaire dans tel champ considéré que de mettre celle-ci en discussion à la lumière de quelques objets empiriques précis (arts ou littérature populaires, langue peuple ou encore pratiques populaires de consommation).

7Du Front populaire de 1936 à la création de l’UMP en 2002 (cet acronyme signifie bien Union pour un mouvement populaire), on constate que l’adjectif a changé de bord politique. Est-ce le peuple qui a changé, ce peuple de gauche toujours présent dans les discours des dirigeants communistes français ? Serait-ce que la classe ouvrière, noyau dur de ce peuple, aurait disparu avec la fin toujours annoncée de la lutte des classes ? Y a-t-il eu détournement de sens par une nouvelle « novlangue » ou est-ce, plus simplement, que la polysémie de l’adjectif permet des usages divers selon les époques ? Ce qu’il faudrait en ce dernier cas étudier, c’est moins une hypothétique transformation sémantique du terme que l’ancrage de ses usages dans des contextes à chaque fois différents et ce que ces glissements disent de l’évolution de nos sociétés contemporaines, de la place que le peuple y occupe et de sa progressive disparition du discours public.

8Par là c’est une nouvelle cartographie sociale et politique qui tendrait à se dessiner, du fait que les repères ne cessent de bouger et que les référents eux-mêmes changent. Comme souvent, la littérature et les médias font office de révélateurs de ces usages. On s’y intéressera tout particulièrement pour saisir la place du populaire aujourd’hui, dans ses marques affichées [3] comme dans ses absences ou ses travestissements, voire dans les lignes de partage qu’il instaure non plus entre des groupes sociaux distincts mais au sein de chaque individu. Comprendre la question du populaire aujourd’hui est un enjeu central pour la culture, la communication, la politique.

Populisme : un « mauvais objet »

9La montée de partis dits « populistes » dans l’ensemble de l’Europe incite, enfin, à s’interroger à d’autres frais sur le devenir du « peuple » et son investissement par des politiques qui en détournent l’image à leur profit. Au moment où émergent des partis et des leaders qualifiés de « populistes » – et sans refaire l’histoire du Front national ou d’autres formations politiques semblables –, il paraît urgent, en effet, de déterminer sous quel angle le discours politique et le discours des médias reformulent le vieil antagonisme entre le peuple comme acteur politique et l’instrumentalisation politicienne des passions populaires. Certes, nombre de spécialistes de sciences politiques ont pris en compte ce phénomène [4] et il ne s’agira donc pas ici de proposer un nouveau panorama des partis populistes européens. Non seulement parce que ce genre d’études existe largement par ailleurs, mais aussi et surtout parce que ce type de cadrage s’en tient à une compréhension du phénomène qui n’en mesure sans doute pas la portée exacte. On ne peut en effet comprendre le populisme – et lutter contre la forme qui est aujourd’hui la sienne – sans le relier à l’évolution des représentations du populaire. C’est dans cette perspective qu’on peut alors s’interroger sur la dimension populiste d’un Berlusconi qui transforme le rapport au politique en y intégrant logiques entrepreneuriales et stratégies médiatiques.

10Contextualiser des concepts – surtout quand ils paraissent aller de soi –, les tester sur des corpus précis ou des objets empiriques, c’est-à-dire aussi les contester parfois, telle est donc, au total, la double ambition du dossier ouvert par Hermès. Vaste entreprise, qui n’est ici qu’esquissée, mais qui se donne pour objectif de mettre au jour quelques-uns des effets de construction (historique, philosophique, politique ou sociale) dont le « Peuple » a fait ou continue de faire l’objet, et de montrer comment les pratiques populaires demandent à être saisies dans leurs usages anciens comme dans leurs transformations les plus contemporaines.

Notes

  • [1]
    Cf. les articles « Peuple », « Populaire » et « Populisme » du Trésor de la langue française informatisé, CNRS Éditions.
  • [2]
    Nizan, P., Les Chiens de garde, Paris, éditions Rieder, 1932, p. 35.
  • [3]
    Il est significatif, par exemple, que sorte maintenant un Dictionnaire du cinéma populaire français des origines à nos jours (Bosseno, Ch.-M., Dehee, Y. (dir.), Paris, Nouveau Monde Editions, 2004) qui s’affirme comme le premier du genre, alors « que d’autres ouvrages de référence négligent ou traitent avec condescendance » ce type de production.
  • [4]
    Pour disposer d’une étude panoramique de la montée des partis populistes dans toute l’Europe, on consultera, par exemple, Ihl, O., Chêne, J., Vial, E., Waterlot, G., La Tentation populiste au cœur de l’Europe, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2003. Pour comprendre les enjeux politiques du phénomène, on lira l’ouvrage collectif dirigé par Taguieff, P.-A., Le Retour du populisme. Un défi pour les démocraties européennes, Paris, Universalis, coll. « Le tour du sujet », 2004.
Pascal Durand
Pascal Durand, professeur au département arts et sciences de la communication de la faculté de philosophie et lettres de l’université de Liège. Dernières parutions : Médias et censure. Figures de l’orthodoxie, éd. de l’université de Liège, coll. « Sociopolis », 2004 et Naissance de l’éditeur. L’édition à l’âge romantique (avec A. Glinoer), Paris/Bruxelles, Les Impressions nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2005. Université de Liège
Marc Lits
Marc Lits, professeur à l’université catholique de Louvain, département de communication. Directeur de l’Observatoire du récit médiatique. Université catholique de Louvain
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/8974
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...