CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La naissance du Petit Journal en 1863 marque une étape importante dans le remodelage des formes de culture populaire. Dans le droit fil des préceptes rédactionnels définis par Émile de Girardin à l’occasion de la parution de La Presse, en 1836 (publicité des faits et non polémique des idées, financement du journal par les réclames, réduction drastique du prix d’abonnement et fidélisation du lectorat par le roman-feuilleton), le banquier Millaud met au point un support rédactionnel qui, conjuguant et intriquant chroniques, faits divers et romans-feuilletons, va se déployer à Paris comme en province. Essentiellement vendu au numéro et au prix modique d’un sou, il révolutionne la presse populaire naissante en massifiant son audience. Pour la première fois sans doute, ce sont les classes populaires qui sont directement visées.

2Cette hausse du lectorat s’accompagne d’une révolution du contenu rédactionnel. C’est ainsi que Le Petit Journal érige le fait divers en « catégorie de récit capable de décrire et d’évaluer le monde dans son entier » : s’opère progressivement une fait-diversification du réel dont les effets ne cesseront de s’amplifier jusqu’à nous (Kalifa, 2001, p. 9-10). Raison aussi pour laquelle les concepteurs de ce quotidien, qui franchira la barre du million d’exemplaires dès 1891, mettent en place dans ses colonnes des logiques de « spectacularisation » du produit journal (Durand, 1999).

3Intervenant au crépuscule de la décennie 1860, l’affaire Troppmann, du nom de l’énigmatique assassin des huit membres d’une famille roubaisienne, constitue, en raison de sa situation – au seuil de notre culture de masse – et de l’engouement médiatique dont elle fut l’objet, un lieu d’investigations privilégié pour qui veut opérer une archéologie de notre complexe médiatique contemporain en général et de cette figure récurrente du « populaire » en particulier. La médiatisation de ces homicides et de l’enquête policière qui a suivi a en effet contribué à l’essor du Petit Journal, qui a su approprier le « crime de Pantin » à son projet inséparablement commercial et éditorial.

4Dans cette appropriation, Thomas Grimm, le chroniqueur vedette du Petit Journal, dont les tirages s’affolent au gré des révélations de l’enquête au point de dépasser les 500 000 exemplaires, joue un rôle décisif. En insatiable orchestrateur des émotions populaires, il met en place la boîte à outil argumentative des discours mass-médiatiques autosatisfaits. Au creux de l’affaire, le 7 novembre 1869, il signe une chronique au titre éloquent, dans laquelle il esquisse les contours et les ressorts de cette popularité dont il ne cesse de se réclamer.

Le plus populaire des journaux

L’avouerai-je ? Je n’ai pu lire sans que mon esprit en fût vivement frappé et mon cœur doucement ému, le simple énoncé de ce fait donné sans commentaire aucun, depuis quelques jours déjà, par l’administration du Petit Journal :
Le tirage du Petit Journal pendant les mois de septembre et d’octobre, a été de VINGT ET UN MILLIONS QUATRE CENT SOIXANTE-CINQ MILLE SIX CENTS exemplaires. Ce qui fait une moyenne de Trois cent cinquante et un mille huit cent quatre-vingt-quinze exemplaires par jour.
Autant un chiffre est fastidieux et ne dit rien lorsqu’il ne fait que préciser des rapports d’intérêts privés et de médiocre importance, autant il est éloquent s’il représente une pensée morale, un état d’être social, un but philosophique, un fait d’intérêt général, un symptôme des tendances populaires vers les conquêtes d’un progrès véritable.
Eh bien ! c’est là précisément tout ce que nous dit, et cent fois mieux qu’on ne pouvait le dire, au moyen des termes les plus heureux, des phrases les plus savantes, ce chiffre, véritable thermomètre de l’esprit public en France – de vingt et un millions quatre cent soixante-cinq mille exemplaires de notre feuille vendus, distribués, lus dans tout l’empire et jusque dans les bourgades les plus modestes, les plus éloignées des grands centres dans l’espace de deux mois.
Savoir, apprendre, connaître pour être à même de discuter et de juger, ce n’est plus aujourd’hui, Dieu merci, le luxe des oisifs et des curieux ; c’est le besoin impérieux de tous, petits ou grands, pauvres ou riches, citadins ou campagnards.
De cette communion incessante de pensées par la presse à bon marché, que résultera-t-il ? l’ignorance battue en brèche, l’harmonie des âmes et des cœurs se fortifiant chaque jour davantage par la communauté des intérêts publics exposés, discutés, appréciés.
Sans vouloir rien exagérer, en considérant les faits tels qu’ils s’offrent, évidents pour tous, qui pourrait tenir pour insignifiants et sans action sur l’instruction des masses, le succès du Petit Journal, succès sans précédent dans les annales de la presse de tous les peuples ?…
[…]
On a dit : noblesse oblige.
Nous disons, nous, succès oblige.
Quels que soient nos efforts jusqu’à ce jour pour faire du Petit Journal le premier des journaux à bon marché et le plus répandu du monde entier, nous prenons l’engagement de chercher encore les moyens d’accroître, si c’est possible, le nombre de lecteurs de notre feuille, en la rendant plus complète, plus utile, plus variée, plus intéressante que par le passé.
C’est surtout en fait de journalisme qu’il est vrai de dire : « On n’a rien fait tant qu’il reste quelque chose à faire. »
S’il reste encore quelque chose à faire, tenez que nous le ferons, chers lecteurs, avec votre aide, car tout progrès est le résultat d’une bonne volonté mutuelle, et si je puis, sans trop de vanité, m’attribuer une part dans le succès du Petit Journal, c’est à votre persévérante sympathie qu’est due surtout sa popularité.

5Le populaire est autant une posture éditoriale qu’un constat chiffré : dès les premières lignes, selon un mode opératoire s’inscrivant au rang des marqueurs rhétoriques et idéologiques fondateurs de l’« hyper-signature » du Petit Journal, il s’agit pour le chroniqueur de « faire exister simultanément le journal et son public » (Durand, 2000, p. 33). Un principe imprégnant la totalité du texte puisque, le concluant sur les améliorations futures à apporter au journal, Grimm indique que « [s]’il reste encore quelque chose à faire, tenez que nous le ferons, chers lecteurs, avec votre aide, car tout progrès est le résultat d’une bonne volonté mutuelle ». La fusion se redouble : elle opère tant au niveau du sujet de la chronique – qui n’est autre que le lectorat du Petit Journal – qu’au niveau de sa construction, inaugurée et clôturée qu’elle est par l’affirmation de cette proximité exacerbée, qui confine à l’indistinction. Le rédacteur est également lecteur et, même lorsqu’il noircit de sa prose les quelques feuillets à la base de sa chronique, il le reste, faisant retour sur sa lecture, détaillant les réflexions qu’elle lui inspire.

6Ce qui importe, ce n’est donc pas tant la prévisible exégèse des chiffres de tirage – censés résumer la totalité d’une épopée éditoriale vue comme d’intérêt général, « où l’utile se mêle à l’agréable » – que les dehors discursifs qu’elle prend. Analysant dans une perspective sociologique un texte zolien paru en 1865 dans le même Petit Journal, Pascal Durand a pu identifier des processus similaires, qui voient l’exhibition d’une connivence avec le lectorat et le ressassement programmatique du projet éditorial, bref la spectacularisation du journal et de son audience, occuper le centre d’une chronique dont le populaire était également la matrice génératrice et l’horizon idéalisé (Durand, 2000, p. 31-34).

7Si ce populaire passe par la construction discursive d’une proximité avec le lectorat, ce rapprochement a pour agent l’émotion. Point de contact entre le chroniqueur et son audience, elle s’affiche ici au début et à la fin de la chronique ; à la fascination émue de Grimm à la lecture des chiffres de tirage répond, en fin de texte, l’émerveillement des Parisiens devant « ce chef d’œuvre de la mécanique » que sont les presses du Petit Journal. On gagne en partie à considérer ces émotions, dont Grimm fait si grand usage, comme insérées dans et informées par l’espace public : socialement déterminées, publiques, inscrites dans un contexte précis et compatibles avec une certaine forme de rationalité, elles ne sont pas « la description d’un état intérieur » mais plutôt l’expression d’une appréciation portée sur un objet public (Paperman, 1992, p. 104).

8L’exhibition récurrente par Grimm de la fascination et/ou de l’excitation populaire, éventuellement confondue avec la sienne propre, est porteuse d’une double signification : à un sens dénoté – renseignant le lecteur sur un état d’être affectif de la population parisienne et française ; sur son propre état supposé, en somme – s’ajoute un sens connoté, puisqu’en abordant l’affaire par le biais des effets qu’elle engendre, Grimm dit aussi, indirectement, l’importance et du crime et des informations qui s’y rapportent. Prescriptions volontiers mentionnées dans les chroniques, les émotions exacerbées du public ont « une fonction démonstrative, indiquant aux autres […] le genre de perspectives (ou de points de vue) qu’il convient d’adopter à propos d’un objet public » (ibid., p. 105). Devant l’ampleur de ces chiffres de tirage comme devant les cadavres des victimes, c’est le recueillement ému et fasciné de la foule qui doit prévaloir.

9Cette récurrente exhibition émotionnelle dit aussi les particularités du « contrat de communication médiatique » qui, à l’heure de la massification de l’audience, est plus que jamais pris dans un réseau de contraintes, condamné qu’il est à répondre à une double finalité, soit une visée d’information et une visée de captation, opérant une mise en spectacle de l’information pour séduire et inviter à la lecture (Charaudeau, 1997, p. 73 et sq.). Or, « plus le nombre à atteindre est grand […], et moins les moyens pour l’atteindre relèvent d’une attitude rationalisante » (ibid., p. 78). D’où cette spectacularisation des émotions qui trouve dans la popularité sa matière autant que sa justification. Ces émotions sont à la fois le lieu d’une possible synchronie affective avec le lectorat, auquel Grimm s’agrège, et celui d’un contrôle de l’audience, à laquelle sont assignés des comportements émotionnels légitimes – les débordements de la foule étant condamnés avec vigueur par le chroniqueur, en cela porte-plume du conservatisme éhonté de son quotidien. Car cette « communion incessante de pensées par la presse à bon marché » dont Le Petit Journal se dit le fer de lance, censée permettre de « [battre l’ignorance] en brèche » et d’« [améliorer] le terrain de l’intelligence », ainsi que l’écrit Grimm, s’accompagne d’un dispositif assignant à chacun une place définie et inaltérable au sein du corps social.

10Mais les contours du populaire ne prennent pas seulement dans cette méta-chronique les dehors d’un formatage discursif caractérisé par une fusion émotionnelle avec le lectorat : ce populaire se niche également dans les articulations argumentaires et les décrochages successifs du texte. Grimm se livre à un partiel et partial résumé de l’histoire de la presse, dont la perfection de son quotidien réaliserait l’aboutissement temporaire. Passant successivement de la référence aux chiffres de tirage à la caractérisation du projet éditorial, du journal aux progrès techniques et sociaux, et de la presse aux presses, le chroniqueur instaure entre ces notions pourtant distinctes un réseau de perméabilités : autrement dit, est populaire ce qui permet la quantification de la qualité (les chiffres d’audience, constituant « un véritable thermomètre de l’esprit public en France », valent tous les métadiscours explicatifs) ; ce qui se met au diapason d’une époque, ici le Second Empire, avec son lot de lieux communs technicistes (Le Petit Journal est vu comme servant le progrès social en s’appuyant sur les progrès techniques, desquels il dépend) ; ce qui, enfin, glorifie et exhibe un appareillage technique vu comme indissociable du produit fini médiatique, qui en porte la marque indélébile (la chronique se clôt sur une apologie de la performance des presses du Petit Journal, « qui semble[nt] doué[es] d’une âme et travailler avec intelligence à la vulgarisation des lumières, tant elle[s] travaille[nt] vite et bien »).

11En dépit de sa rhétorique plus que datée, « Le plus populaire des journaux » nous projette en aval de l’affaire Troppmann, au point de nous être pour une part contemporain : le populaire y prend des dehors discursifs et thématiques dont on se surprend à trouver, aujourd’hui encore, des traces persistantes. « On a dit noblesse oblige. Nous disons, nous, succès oblige. » : ces deux propositions, qui amorcent la conclusion de la chronique, en résument l’argumentaire. Le populaire est, en fin de compte, ce qui permet, de la noblesse au succès, la concrétisation d’une équivalence dont les médias de masse ne cessent depuis de redire la pertinence et la légitimité. En 1869, Millaud et ses troupes rédactionnelles ont déjà conçu l’argument de l’audience, qui va structurer les interrogations des théoriciens de la culture de masse, d’Ardono et Horkheimer jusqu’aux Cultural Studies, et dont la réalisation discursive dans les médias prend un triple aspect : primat de l’émotion, représentation du lectorat « populaire » et construction d’une étroite connivence avec celui-ci.

Français

Premier quotidien populaire de masse en France, Le Petit Journal, fondé en 1863 par Millaud, va s’approprier l’affaire Troppmann, un fait-divers criminel survenu en 1869. Au fil de l’enquête, le chroniqueur vedette du Petit Journal, Thomas Grimm, n’a de cesse d’opérer une spectacularisation du journal et de son lectorat. L’analyse de cette exaltation et instrumentalisation du populaire permet d’éclairer les rouages des discours mass-médiatiques réflexifs et autosatisfaits tout en se livrant à une archéologie de notre complexe médiatique contemporain. Car en dépit de sa vétusté stylistique, la chronique de Grimm ici analysée fait de l’argument de l’audience son leitmotiv et jette les bases d’une rhétorique de l’émotion, deux pratiques éditoriales promises à un bel avenir.

Mots-clés

  • culture mass-médiatique
  • presse
  • émotion
  • lectorat
  • spectacularisation

Références bibliographiques

  • Charaudeau, P., Le Discours d’information médiatique, Paris, Nathan/INA, 1997.
  • En ligneDurand, P., « La “culture médiatique” au xixe siècle. Essai de définition-périodisation », Quaderni, n° 39, 1999, p. 29-40.
  • Durand, P., « Écriture et systèmes de prescription, l’exemple du “Lecteur du Petit Journal” », in Einfalt, M., Jurt, J. (dir.), Le Texte et le contexte, Berlin/Paris, Spitz/MSH, 2002, p. 25-38.
  • En ligneKalifa, D., La Culture de masse en France. 1. 1860-1930, Paris, La Découverte, 2001.
  • Martin, M., « La réussite du “Petit Journal” ou les débuts du quotidien populaire », Bulletin du centre d’histoire de la France contemporaine, n° 3, 1982, p. 11-36.
  • Palmer, M.B., Des petits journaux aux grandes agences, Paris, Aubier, 1983.
  • En lignePaperman, P., « Les émotions et l’espace public », Quaderni, n° 18, 1992, p. 93-107.
  • Perrot, M., « L’Affaire Troppmann (1869) », L’Histoire, n° 30, Paris, SES, 1981, p. 28-37.
Olivier Isaac
Olivier Isaac, aspirant FNRS au département arts et sciences de la communication de la faculté de philosophie et lettres de l’université de Liège.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/8990
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...