1Le courant de la cognition sociale a conceptualisé plusieurs modèles de la catégorisation décrivant les manières avec lesquelles les individus organisent leurs connaissances sur les groupes sociaux. Les trois principaux modèles – les entités, les prototypes, les exemplaires – détaillent les caractéristiques formelles du groupe. Cet article présente ces modèles et, en adoptant une perspective psychosociologique, il en souligne une limite importante : leur silence en ce qui concerne les conditions qui en déterminent l’actualisation dans les cognitions individuelles. La conclusion s’attarde sur l’apport de ces modèles qui, dès lors qu’ils abandonnent leur prétention d’englober la totalité des activités cognitives individuelles, constituent des outils nécessaires pour comprendre les dynamiques de représentations sociales chez les membres des groupes dominants et des groupes dominés.
Le groupe dans les cognitions individuelles
Les entités
2Le modèle le plus ancien de la catégorisation est basé sur l’idée d’une inclusion catégorielle en termes de tout ou rien. Le groupe se présente sous la forme d’une entité homogène et indifférenciée : tous ses membres partagent les mêmes attributs, et ce au même degré. Ils sont ainsi porteurs des attributs définissant le groupe dans son ensemble. Ces attributs représentent leur « essence », à savoir ce sans quoi ils seraient autre chose que ce qu’ils sont. Cette conception du groupe repose donc sur un essentialisme collectif qui fait obstacle à une perception plus fine des différences individuelles dans le groupe. Les travaux sur le stéréotype (cf. Lippman, 1922), en particulier ceux qui remontent à la méthodologie de Katz et Braly (1933), montrent qu’une dénomination groupale (par exemple, Noirs, Juifs) éveille des contenus qui sont ensuite appliqués indistinctement à la plupart des membres du groupe. Ces travaux insistent sur la consensualité et la cohérence de ces contenus. Le groupe ainsi essentialisé, en quelque sorte inscrit dans la nature, apparaît dès lors comme inaltérable et imperméable à d’autres formes de perception (Yzerbyt, Rocher et Schadron, 1997).
Les prototypes
3Si pour faire partie d’un groupe la personne doit avoir quelque chose en commun avec les autres membres de son groupe, un groupe peut néanmoins reposer sur autre chose que le partage de certains attributs et d’une essence. Dès la fin des années 1960, Rosch (1975) avance l’idée qu’il y a des degrés d’appartenance à une catégorie. Le gradient d’appartenance est estimé à l’aide d’un prototype centre de gravité de la catégorie, étalon de tous ses membres. Ce prototype est une sorte de moyenne, ou de faisceau d’attributs les plus fréquents, des membres du groupe. La possession de tous les attributs définissant le groupe n’est donc plus, comme pour les entités, un critère nécessaire d’appartenance. Un groupe émerge lorsque les différences parmi ses membres sont moins importantes que leurs différences par rapport aux membres d’une catégorie concurrente. Ainsi, les catégories ne sont jamais très homogènes et elles ne se démarquent pas les unes des autres par des frontières nettes. Chaque catégorie est représentée par un nombre relativement exigu de personnes très typiques, qualifiées de « bons exemples ». Les études empiriques menées par ce courant montrent que les membres centraux d’une catégorie, par rapport aux membres périphériques, sont décrits par un nombre plus important d’attributs provenant du prototype et qu’ils sont plus accessibles sur le plan cognitif.
4Notons que ce type de modèle est utile pour comprendre la manière dont les médias contemporains narrent les événements de l’actualité. Ainsi, lors d’un mouvement social ou d’une protestation, une figure typique est choisie – le routier, l’étudiant, le jeune de banlieue, José Bové… – incarnant le sort de l’ensemble de son groupe. Des pays en viennent eux-mêmes à être associés à des faits particuliers : l’Afghanistan et le terrorisme ou la condition de la femme, l’Angleterre et les faits et gestes de la royauté, etc. De même, le modèle des prototypes éclaire les débats qui animent les instituts de sondage lorsqu’il s’agit de coder la profession des répondants dans un petit nombre de catégories à des fins d’analyse statistique : chaque catégorie socioprofessionnelle est définie par un ensemble de critères et la grappe que forment ces critères permet l’assignation des individus à une classe sociale. Ainsi par exemple, pour délimiter la catégorie de « pauvres » – une question dont l’enjeu est désormais capital du fait de la propagation de l’exclusion sociale – trois critères sont généralement retenus par l’Insee. Un critère monétaire, un critère matériel (la rareté des biens possédés) et un critère plus subjectif (le sentiment d’un écart entre le revenu disponible et le minimum jugé nécessaire). Selon les données recueillies en 1994, si 25 % des ménages français répondent à l’un quelconque de ces critères, ils ne sont que 8% à être présents sur deux critères et 2% à l’être simultanément sur les trois (cf. Sciences humaines, septembre-octobre 1999). Chaque critère à lui seul circonscrit donc un groupe de personnes passablement hétérogènes et c’est la grappe formée par l’ensemble des critères qui affine le classement et fait surgir un prototype du pauvre. Cependant, celui-ci ne peut délimiter un groupe de personnes qui seraient toutes concernées, de la même manière et au même degré, par des politiques sociales univoques.
5Il apparaît ainsi que l’approche de la prototypie innove sur un point décisif par rapport au modèle des entités : alors que ce dernier n’autorisait aucune variabilité à l’intérieur du groupe, l’approche des prototypes consent à ce que les individus possèdent les attributs qui définissent leur groupe en nombre et en intensité variables. Cette approche encourage ainsi, jusqu’à un certain point, la diversité individuelle au sein du groupe.
Les exemplaires
6Le modèle des exemplaires accentue davantage encore cette idée de variabilité interne du groupe. Ce modèle n’accorde pas de rôles particuliers aux attributs partagés par les membres d’un groupe, ni même à la plus ou moins grande typicité de ces derniers. Au contraire, les individus récolteraient et entreposeraient en mémoire, au fil de leurs rencontres, de l’information beaucoup plus concrète qui se rapporte à chacun des membres du groupe. Selon l’un des défenseurs de ce modèle, «Un exemplaire… diffère d’un prototype ou d’un schème qui implique généralement des connaissances abstraites sur les propriétés typiques ou attendues d’un groupe social. Les exemplaires (les représentations cognitives d’individus) peuvent s’échelonner de représentations très détaillées et complètes de personnes spécifiques (ma mère ou mon collègue) à des représentations minimales comportant seulement deux ou trois attributs » (Smith, 1992, p. 109). Comment peut alors surgir la représentation d’un groupe doté d’une certaine cohérence et unité ? Shweder (1977) illustre le mécanisme de cette cohérence en considérant le cas de six personnes. « Il est entièrement possible », affirme-t-il, « que A ne partage rien avec D mais possède beaucoup d’attributs en commun avec B qui possède beaucoup d’attributs en commun avec C (bien que quelques-uns des attributs que B partage avec C soient différents de ceux qu’il partage avec A), lequel à son tour possède beaucoup d’attributs en commun avec D. Si D se joint à E, lequel partage beaucoup avec F qui, à son tour, partage beaucoup avec A, on arrive à la quadrature du cercle et à l’idée que les ensembles symboliques qui relèvent de la perception quotidienne se distribuent le long d’un continuum qui relie des éléments mélangés » (p. 646). Dans cet exemple, la plupart des membres du groupe n’ont absolument rien en commun entre eux. Leur appartenance catégorielle commune s’affirme néanmoins au moyen d’une série d’intermédiaires qui se chevauchent. Le groupe est fondamentalement hétérogène et morcelé. Aucun de ses membres ne peut revendiquer de l’incarner mieux que les autres. Tous préservent nombre de leurs qualités, mais tous sont néanmoins reliés dans le même ensemble et peuvent se prévaloir de cette appartenance collective. Contrairement aux modèles des entités et des prototypes, le groupe d’exemplaires n’appelle aucune définition abstraite au moyen de quelques attributs ou membres typiques. Cette définition émerge après-coup, lorsque les circonstances le demandent. Tous les exemplaires du groupe entreposés en mémoire sont alors comparés selon le ou les attributs rendus saillants dans la situation et les exemplaires les plus ressemblants selon ces attributs définissent la catégorie. Ainsi, pour former un jugement catégoriel sur une personne, l’individu parcourt les exemplaires qui ressemblent à cette personne en fonction de l’indice contextuel saillant au moment du jugement. Les exemplaires mobilisés seront différents selon que cet indice est le sexe, la profession, un trait de caractère, etc. La catégorie incluant cette personne sera donc une catégorie de sexe, de métier, ou de type de personnalité. Toutefois, même le produit de ce calcul, à savoir le concept abstrait du groupe, est par la suite accueilli en mémoire au même titre que les autres exemplaires qui s’y trouvent déjà entreposés.
7Les processus cognitifs supposés à l’œuvre dans la production des exemplaires concourent à l’émergence de groupes volatiles, car dépendants du contexte. Ces groupes se limitent à accumuler et à juxtaposer des personnes. Ils sont donc éphémères, hétérogènes voire hétéroclites et perméables, tout à l’opposé de l’image du groupe qui ressortit au modèle des entités et, dans une moindre mesure, au modèle des prototypes. Les entités et les prototypes se prêtent bien davantage que les exemplaires à des attributions essentialistes qui conduisent à la dépersonnalisation et à l’interchangeabilité des membres du groupe, le modèle en exemplaires étant le seul à reconnaître leur unicité et à autoriser le jeu de leurs «personnalités ».
Modèle du groupe et réalité sociale
8Cette brève présentation des modèles cognitifs de la catégorisation suggère qu’ils se séparent les uns des autres, entre autres, en fonction de leur imperméabilité et de leur homogénéité interne. Le modèle des exemplaires autorise une diversité des membres du groupe plus importante que le modèle des prototypes, qui à son tour autorise davantage de diversité que le modèle des entités. Or, les psychologues cognitivistes de chaque camp ont œuvré pour valider la généralité de leur modèle et préserver leur vision du monde. Il n’existe, pour eux, qu’un format unique de représentation (entité, prototype, ou exemplaire) qui serait à même de rendre compte de la manière dont les membres de tout groupe pensent et agissent en toutes circonstances vis-à-vis de toutes sortes de personnes et de groupes sociaux.
9Certains psychologues sociaux ont néanmoins mis en évidence des phénomènes qui disputent cette attitude universaliste. Ainsi par exemple, Ostrom et Sedikides (1992) soutiennent que les représentations mentales des groupes d’appartenance et des hors-groupes peuvent être de natures différentes : les traits du groupe d’appartenance sont organisés en fonction de chacun des membres du groupe, tandis que les traits du hors-groupe sont organisés en fonction de clivages sémantiques qui mélangent ou confondent les membres du groupe. Mullen (1991) soutient que les hors-groupes, tout comme les groupes numériquement minoritaires, prennent la forme de prototypes, alors que les groupes d’appartenance et les majorités émergent comme des assortiments d’exemplaires. Hogg (1993) précise que le membre prototypique de l’intragroupe peut être conçu de deux manières : comme un idéal-type, à savoir «un ensemble plutôt flou de caractéristiques groupales », et comme une juxtaposition d’exemplaires, à savoir «les membres qui incarnent le mieux le groupe » (p. 93). Toutefois, les indications d’une compatibilité possible, coexistence ou concomitance de ces types de groupes sont marginales dans le champ de la cognition sociale. Ce sera, précisément, notre hypothèse : le concours de tous les modèles cognitifs du groupe est susceptible d’aider à une meilleure compréhension de cette réalité.
10Affinons cette hypothèse. Il y aurait un lien entre le type de représentation du groupe, en entités, en prototypes et en exemplaires, et la place qu’occupe le groupe correspondant dans la hiérarchie sociale des statuts. Le groupe homogène, imperméable et indifférencié, que je nomme agrégat, émerge plus fréquemment et avec plus de vigueur pour désigner des individus placés aux échelons inférieurs de la hiérarchie sociale. D’autres appartenances ne conduisent pas inéluctablement à la caractérisation de tous les membres du groupe sur la base de quelques attributs partagés. Bien au contraire, ces groupes abritent des formes innombrables de recherche de distinction personnelle et soulignent le sentiment d’unicité de leurs membres. Ce type de groupe, que je nomme collection, émerge plus fréquemment pour désigner des individus placés aux échelons supérieurs de la hiérarchie sociale. J’ai présenté ailleurs (Lorenzi-Cioldi, 2002) de nombreuses illustrations de cette correspondance entre les modèles cognitifs du groupe et leur transcription dans la réalité sociale. Il suffira ici d’en évoquer quelques uns, en considérant des groupes au statut social croissant.
11Pour ce qui est des entités, les travaux sur les stéréotypes et le préjugé ont amplement documenté le fait que la consensualité et la cohérence de leurs contenus émergent avec d’autant plus de vigueur à propos des minorités ethniques et sexuelle (Lorenzi-Cioldi, 1994), ainsi qu’à propos de toutes sortes de catégories de travailleurs subordonnées (par exemple, Serino, 1994). Une des illustrations les plus éclatantes de l’utilité pratique du modèle de la prototypie a été proposée par Boltanski (1982). L’auteur examine l’émergence du groupe des « cadres » au tournant des années 1930. «Groupe tampon» niché entre la bourgeoisie et le prolétariat, entre les ouvriers et les patrons, les dirigeants et les exécutants, les cadres cumulent toutes les ambiguïtés qui caractérisent un positionnement social intermédiaire et semblent échapper à l’analyse en termes de rapports de classes. Ni entité clairement délimitée et homogène, ni nébuleuse sans aucun dénominateur commun à tous ses membres, les cadres émergent comme un ensemble vague, un agrégat faible, une mosaïque d’individus et de groupements. Ce ne sont, dès lors le plus souvent, pas les cadres comme tels qui font l’objet d’analyses sociologiques, mais l’un ou l’autre des divers types de cadres qui, mis côte à côte, font émerger le groupe des cadres (Bouffartigue, 2001). Enfin, la description de l’élite du patronat que donnent Bourdieu et de Saint Martin (1978) comme un ensemble de personnes qui répugnent à se penser comme une entité collective, exemplifie l’approche des exemplaires. Le propre de ce type d’élite « est de se définir statistiquement et d’être donc délimitées par des frontières statistiques qui ne prennent jamais la forme de lignes de démarcation strictes… [T]ous les membres du groupe ne possèdent pas toutes les propriétés qui définissent en propre le groupe et, à la façon de la limite d’un nuage ou d’une forêt, la limite d’un groupe est une ligne (ou une surface) imaginaire telle que la densité des individus (gouttelettes de vapeur condensée, arbres ou patrons) est d’un côté supérieure, de l’autre inférieure à une certaine valeur » (p. 33). Ce type de groupe, qui correspond à un modèle d’exemplaires, se livre à la perception sous les semblants d’une association volontaire de personnes dont les attributs ne doivent rien au groupe. Chaque personne contribue à définir le groupe plus que celui-ci ne contribue à la définir. Le groupe n’oppose pas d’obstacles à la diversité des personnes. Au contraire, il l’encourage et l’affiche. La définition commune des membres du groupe demeure subordonnée à l’examen de ce qui en fait des êtres uniques et différents de tous les autres.
Conclusions
12L’approche résolument pluraliste défendue ici encourage la complémentarité, plutôt que l’exclusivité (plus habituelle dans la littérature) des modèles cognitifs du groupe. C’est ainsi que certains groupes paraissent dotés d’une essence s’appliquant uniformément à tous leurs membres, que d’autres sont organisés autour d’un petit nombre de cas typiques et d’autres encore, se dérobant à la perception en tant que force collective, surgissent comme des juxtapositions de personnalités. Cette mise en rapport des modèles cognitifs du groupe et des ensembles concrets que l’on recense dans la hiérarchie sociale permet d’accéder à une meilleure compréhension de la variété des groupes sociaux. Elle permet également d’aller outre les dynamiques cognitives de la catégorisation supposées à l’œuvre auprès d’individus isolés, sans ancrages sociaux et se déplaçant à leur guise dans une kyrielle de groupes sociaux plus ou moins interchangeables.
13Le modèle des entités se situe au plus près des groupes de faible statut social. Inversement, le modèle des exemplaires loge au plus près de la manière dont se perçoivent et sont perçus les dominants. L’entre-deux des prototypes se prête à un éventail d’applications plus large. Il y a donc une étroite parenté entre les modèles cognitifs du groupe – entités, prototypes et exemplaires – et les divers groupes recensés dans la réalité sociale. Mais si les modèles cognitifs du groupe sont des outils efficaces, voire incontournables pour organiser la grande variété des conceptions du groupe, ce sont les concepts de collection et d’agrégat, plus solidement amarrés à la structure sociale, qui permettent d’en décrypter les conditions d’émergence. En prenant en considération des variables extérieures au champ de la cognition sociale, des variables qui ont habituellement le rôle plus modeste de facteurs perturbant des mécanismes psychologiques généraux et universels, les modèles de la cognition sociale déclinent leur antagonisme et leurs monopoles respectifs pour parvenir à la complémentarité.