1Il ne viendrait à l’idée de personne de dire que toute société implique ou présuppose des faits de communication. Cette remarque est tellement triviale qu’on n’en verrait pas l’intérêt. Il est beaucoup moins trivial, par contre, du moins en psychologie, de dire que toute communication implique ou présuppose des faits de société. Et même lorsque certains chercheurs l’admettent, il y a encore beaucoup de malentendus.
2S’il s’agit seulement en effet de montrer que des variables indépendantes de nature sociale agissent sur des variables dépendantes liées à l’effectuation de la communication (par exemple, des variables dépendantes de nature linguistique), on ne va vraiment pas très loin. L’anecdote guette – ou alors l’accumulation de ces corrélations baroques qui rattachent (de manière statistiquement significative, bien sûr, comme si cela suffisait à prouver l’intelligence d’un lien) n’importe quoi à n’importe quoi.
3L’anecdote : il existe une telle variabilité des conditions d’effectuation de la communication (à vrai dire une variabilité plus grande encore que celle de la météorologie en un lieu donné) que toute généralisation est immédiatement suspecte et finalement controuvée. Alors, dira-t-on, ne généralisons pas. Fort bien, mais de quelle « science » s’agit-il dans ce cas, surtout si l’on ne dispose d’aucun modèle générateur quantifié ?
4Corrélations baroques : j’avoue être assez peu bouleversé lorsqu’on me montre, par exemple, que tel leader d’extrême droite utilise un vocabulaire plus riche ou des formes verbales plus diversifiées que tel orateur du centre. Je m’empresse d’ajouter que je ne serais pas davantage bouleversé si on me montrait l’inverse. Tout simplement, la question n’est pas là. Les normes, les valeurs, les représentations, les calculs, les attitudes mêmes sont très en amont de cette contingence, et ce n’est pas elle qui les crée : voilà pour la cognition. Les rapports concrets entre les groupes sont une affaire de contrôle et de pouvoir, de position hiérarchique, de stratégie, de territoire physique ou symbolique : voilà pour la sociabilité. Et enfin, pour aller vite, la séduction de Don Juan n’est pas dans les couplets qu’il chante ou la proportion d’adjectifs qu’il emploie : voilà pour la communication.
5Il ne s’agit donc pas de variables indépendantes réputées pour la circonstance « sociales » dont l’action se prolongerait, sans que l’on sache d’ailleurs trop comment, jusqu’à des variables dépendantes individuelles de traitement de l’information. Il s’agit de variables sociales et de sujets sociaux.
L’évocation des esprits
6En défendant sa thèse de l’objectivité du « troisième monde », Popper (1972) a depuis longtemps dénoncé cette conception répandue de la communication qui en fait le seul déploiement de « ressources symboliques ou linguistiques pour évoquer chez les autres des états mentaux similaires ou des dispositions comportementales à agir » [1]. Il en va exactement de même, à plus forte raison, pour la communication sociale. Celle-ci ne se réduit pas à une contamination ou une spécularité des esprits.
7Prenons les deux registres majeurs de la communication sociale que sont la propagande et les rumeurs. Il ne fait pas de doute que l’un et l’autre manifestent des phénomènes de contamination par contact tout à fait analogues à ceux que peut étudier l’épidémiologie (voir par exemple, Morris, 1994). Il ne fait pas de doute non plus que ces deux registres (parfois eux-mêmes confondus, notamment lors des situations de crise) permettent la reconnaissance mutuelle des acteurs dans le même partage social [2]. Mais la propagande, pour commencer par elle, tire son existence et ses effets de trois conditions nécessaires :
- la volonté d’installer, de conquérir, de transformer ou de maintenir un appareil de pouvoir ;
- la confrontation polémique d’alternatives d’action ;
- la possibilité d’utiliser des masses de manœuvre comme force pertinente (typiquement le corps électoral, une foule de manifestants ou d’émeutiers, la majorité d’une assemblée, etc.)
8Ajoutons à cela, d’une manière encore plus générale, que les élaborations cognitives de la réalité pratique, telles qu’elles se cristallisent, par exemple, en représentations sociales, sont autant, sinon plus, liées à l’action qu’au langage, et qu’elles se trouvent souvent mieux révélées par les conduites que par les déclarations (voir Wagner, 1998). Il s’ensuit que la communication est une façon de « faire » avant d’être une façon de « dire », une façon de « co-habiter » avant d’être une façon de s’exprimer.
9Il ne serait guère utile de multiplier ou de paraphraser les arguments. On voit facilement que la communication sociale n’est pas réductible aux relations inter-individuelles ou, à plus forte raison, «inter-mentales ». Prendre celles-ci pour un donné primordial en faisant abstraction de leurs conditions de possibilité, de leur inscription dans l’histoire et de leur fonctionnalité globale consiste à prendre les effets pour les causes, les concomitants pour les déterminants ou encore les moyens pour les buts [3]. Tout cela est assez évident pour la plupart des sociologues et ne l’est guère pour la plupart des psychologues. Qu’en est-il alors pour les psychologues sociaux ou les psychosociologues ?
La société des égaux
10Il est assez facile de répondre dès lors qu’on s’entend sur le point de départ. Et il est assez facile de s’entendre sur le point de départ dès lors qu’on accepte de répondre à la question : Est-ce l’individu qui a inventé la société ou est-ce la société qui a produit l’individu ?
11Le thème durkheimien de la dualité solidaire entre singularisation de la personne et «organicisation » de la société trouve ici une application remarquable. Mais on peut donner de celle-ci deux interprétations très différentes. L’une, assez benoîte, consiste à dire que la reconnaissance individuelle accompagne et même conditionne positivement en retour l’évolution sociale. Les deux progrès se soutiennent, leur conflit est dialectiquement surmonté, le contrat social se réalise.
12Beaucoup moins arrangeante, l’autre interprétation revient à affirmer que l’invention de la personne accompagne le perfectionnement du contrôle social. La multiplication organisée des domaines privés (loisirs, consommation, éducation, famille, santé, sexualité) permet en effet l’extension de la normativité à tous les aspects de la vie pratique [4], et tout simplement la thésaurisation, par les diverses institutions de contrôle, de l’information la plus fine concernant chaque individu. Loin de mettre en scène le dépérissement des valeurs communes et des contraintes publiques, la liberté affichée des choix et la prolifération des objets de choix ramènent tous les citoyens, chacun à sa façon, au bercail moral et à la vigilante sollicitude des bergers. Ce n’est pas l’effet d’une perversité remédiable ; c’est la conséquence quasi-mécanique de l’optimisation de la complexité. Ainsi, plus la société produit d’individuation et plus elle engendre simultanément de procédures d’emprise. Et comme nous avons affaire ici à une corrélation, on peut également dire, ce qui n’est pas rhétoriquement équivalent : plus la société engendre de procédures d’emprise, plus elle produit d’individuation.
13Dans cette perspective générique, on peut alors distinguer deux politiques antagonistes de la communication, qui correspondent aussi à des formes distinctes de gestion de la cognition et à des cultures différentes de la sociabilité. Il y a d’une part la communication sociale comme agent et instrument du contrôle généralisé qu’on évoquait (avec pour paradigme la propagande) et d’autre part la communication sociale comme subversion, volontaire ou non, de ce contrôle (ayant pour paradigme les rumeurs en tant qu’émergence spontanée et dissidente de l’authenticité vécue).
14La psychologie sociale offre précisément un troisième modèle, celui de la critique rationnelle de ces deux paradigmes.
Le remontage se fait dans l’ordre inverse
15Le propre de la rationalité rétrospective est d’opérer un travail de mise en pièces (au sens où l’on peut démonter un moteur ou une horloge afin d’en reconstituer ainsi le fonctionnement). Un tel travail s’oppose aussi bien à l’héritage incontesté des évidences et à l’empire de la loi commune qu’à la seule intuition individuelle. La psychologie sociale s’est installée depuis l’origine entre une phénoménologie de l’État et une poïétique des relations interpersonnelles. Contre l’une et l’autre, c’est-à-dire contre l’organisation aveugle du pouvoir et contre l’exaltation des fictions individuelles, elle s’est efforcée de développer des procédures analytiques, notamment expérimentales, vouées à l’administration de la preuve. La propagande et les rumeurs, on le sait, ne prouvent justement rien lorsqu’elles s’appliquent à des enjeux sociaux : elles confirment, elles confortent, elles renforcent, elles répètent. Elles ne sont faites ni pour surprendre ni pour déprendre ; elles ne sont pas faites non plus pour comprendre. Elles reproduisent à qui mieux la dépendance et l’illusion, au point que la communication sociale est alors l’instrument par excellence de l’aliénation et le vecteur du préjugé et de la superstition. Et qui pourrait prétendre, sauf à vouloir jouer le même jeu que celui qu’on entend dénoncer, que l’aliénation et la superstition sont devenues aujourd’hui des notions obsolètes ? En mettant en évidence des mécanismes cachés, des rationalités inaperçues, des déterminations secrètes, la psychologie sociale remplit une fonction de dévoilement. Elle devient de ce fait largement irrecevable dans l’espace public, comme le montrent ces débats télévisés où tel journaliste veut avoir raison contre tel spécialiste au nom des évidences de sens commun ou de l’égalité proclamée de compétence des citoyens lorsqu’il s’agit de questions publiques. La vulgarisation très orientée de la psychologie à travers les magazines (pas de méthodologie, des contenus ; pas de facteurs sociaux, des individus) ou même à travers la mise en place régulière de « cellules de soutien » en cas de crise fournirait une autre illustration de cette résistance de la communication sociale à son propre démontage.
16Que le pléonasme soit plus facile que le paradoxe et que le renfort de l’habitude soit plus confortable que la surprise n’a rien qui doive nous surprendre. Les choses vont plus loin cependant. Elles touchent aux modalités mêmes de la connaissance. Il ne suffit pas de démonter localement un cas, de faire la clinique pénétrante d’un dossier ou d’une époque et d’accumuler ensuite les monographies. Dès lors qu’elle prétend se conformer à un projet scientifique, la psychologie sociale doit opérer un passage au concept et se préoccuper d’avoir affaire à des universaux. Or ceux-ci n’ont rien à voir avec le nombre de gens qui les connaissent ou les reconnaissent (voir Marková, 1991, p. 98) ; ce ne sont pas des universaux de « sciences naturelles », qu’un recensement attentif suffirait à dégager, mais comme l’avait souligné Kurt Lewin dès les origines de la discipline, des constructs hypothético-déductifs. De tels constructs ont forcément un caractère très abstrait que nos expériences quotidiennes n’habillent pas nécessairement de manière immédiate ; et ce sont nos expériences qu’il convient alors d’interroger, ou du moins l’élaboration spontanée que nous croyons pouvoir en faire. C’est en d’autres termes notre implication personnelle qu’il convient de relativiser au lieu de l’ériger d’emblée en standard de jugement. Cet aspect est certainement le plus difficile à transmettre et à faire admettre. Il subvertit nos convictions de base à propos de la société, que l’on veut bien reconnaître comme cadre, contexte ou champ d’action, mais non comme objet d’intellection rationnelle. « J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables » (Descartes, Discours de la méthode, quatrième partie).
17Rejoignant la précédente, une autre leçon encore de la psychologie sociale, sous l’angle cette fois de ses applications, est que les problèmes humains tels qu’ils apparaissent dans les sociétés de masse (Amerio, 2004) ne peuvent être convenablement traités ni par la propagande ni par les rumeurs. En d’autres termes, plus simples, peut-être plus radicaux, il ne s’agit pas d’imposer et il ne s’agit pas de croire, il ne s’agit pas d’embrigader, de manipuler ou de convaincre, pour résoudre par exemple les questions de la violence, de la justice, de la protection de l’environnement ou de l’insécurité. Il ne s’agit pas de faire l’ingénieur ou le gendarme, ni le journaliste et la concierge. Les versions officielles et les versions populaires, les appareils réglementaires et les corps plus ou moins institués de représentations sociales, d’opinions et de préjugés se trouvent renvoyés dos à dos. La version de la psychologie sociale attend toujours de comparaître.
Notes
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[1]
« (…) symbolic or linguistic means to evoke in others similar mental states or behavioural dispositions to act » (Popper, 1972, p. 107). Vingt ans après, deux auteurs de manuel reproduisent à propos de la propagande la même courte vision que dénonçait Popper : « Propaganda is the deliberate and systematic attempt to shape perceptions, manipulate cognitions, and direct behavior to achieve a response that furthers the desired intent of the propagandist » (Jowett et O’Donnell, 1992, p. 4).
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[2]
Bien entendu, cette reconnaissance mutuelle de similarité s’opère nécessairement sur le fond de la différenciation sociale : «The core of all codes of collective identity is the distinction between we and others » (Eisenstadt et Giesen, 1995, p. 76). Sur ce point, à propos spécifiquement de la fonction des rumeurs, voir Rouquette, 1989.
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[3]
Dans le même texte, Popper va jusqu’à dénoncer « the futility of all theories of human language that focus on expression and communication » (op. cit., p. 121, souligné par Popper).
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[4]
Relevé par exemple dans la presse pendant la rédaction de cet article : «A Singapour (…) le pouvoir [lance] régulièrement de grandes campagnes nationales pour façonner le comportement social. Ainsi, a-t-il demandé successivement à ses citoyens de sourire davantage, de laisser les toilettes propres, d’être courtois au volant ou d’avoir plus d’enfants » (Midi Libre, 6 novembre 2004, p. 36).