Françoise Lorcerie (dir.), L’École et le défi ethnique. Éducation et intégration, Paris, INRP/ESF, coll. « Actions sociales. Confrontations », 2003
1Pourquoi, à partir de 1998, les élèves « originaires » (comme ils disent) ont-ils rejeté le terme Beur ? Pourquoi se sont-ils désignés comme Arabes, Rebeux, nommant « les autres » Séfrans, Blacks, Feujs ? Petite énigme, au départ d’une recherche close avant les débats sur le voile, mais qui apparaît après coup bien prémonitoire.
2Comme l’a vu Goffman (Stigmate, 1963), le stigmatisé finit toujours par « se reconnaître dans son identité la plus attaquée » (Maalouf, Les identités meurtrières, 1998). Les collèges et lycées professionnels qui génèrent des filières de ségrégation ethnicisée accroissent les effets ravageurs de ces assignations. D’autres, veillant à la mixité des classes, réduisent les incidents racistes ; des projets collectifs pacifient la vie scolaire. Reste intacte la question de fond : comment comprendre cette crise et son surgissement actuel ? Variant les approches, les auteurs s’intéressent aux politiques menées depuis les années 1970, aux catégories utilisées par les enseignants : absent des dossiers scolaires, l’élève maghrébin est omniprésent à l’oral.
3À côté des témoignages et des enquêtes, le cadre conceptuel. S’appuyant sur Weber, Mauss, Elias ou Barth, F. Lorcerie voit dans l’ethnicité une croyance sociale fondée sur les stéréotypes opposant Eux et Nous. La frontière différent/normal varie au fil du temps, mais les discours proliférant sur «Eux» oublient que le Nous national est aussi « une tribu qui a réussi à se faire oublier comme telle», comme dit Mauss. La France a bien pour ancêtres les Gaulois, les Croisés et les Sans-Culottes, puisque cette fiction donne après-coup sens aux guerres, grandes accoucheuses des identités nationales. Ferry fait inscrire liberté, égalité, fraternité au fronton des écoles, mais cet idéal reste une fiction, pour les femmes comme pour les indigènes des colonies, sans droit de vote, ni droits sociaux, ni libertés publiques. Pourtant, note F. Lorcerie, la foi en l’assimilation posée comme un idéal a bien été investie dans l’école d’outre-mer. Sans cesse démentie par les exactions coloniales, cette « promesse différée d’égalité » est restée une parole non tenue.
4Leurs enfants, aujourd’hui Français, se font les porte-voix de ce « passé qui ne passe pas », prisonnier de mémoires sélectives et d’amnésies antagonistes, au moment où le Nous national, fragilisé par la mondialisation et par la construction européenne, a lui aussi tendance « à se reconnaître dans son identité la plus attaquée ». L’intégration en panne révèle la crise des États-nations. Faute de pouvoir agir sur le terrain politique, les jeunes dénoncent les discriminations qu’ils subissent (accès à l’emploi, au logement, aux loisirs, aux services publics) sur un autre terrain, par des « signes » provocateurs, transformant le stigmate en emblème. L’analyse souligne ainsi les apories du jacobinisme, myope aux discriminations pratiquées mais tues, mais agressé par les signes qui les clament avec ostentation.
5Comment tracer des voies politiques, juridiques, éthiques à une société qui doit s’assumer comme plurielle ? F. Lorcerie relit ses classiques (aucun n’est français) : assurer à chacun « les bases sociales du respect de soi-même » (Rawls, Taylor), concevoir un « régime de tolérance des minorités » hors du modèle nord-américain (Walzer), pacifier par « l’agir communicationnel » (Habermas) les conflits d’identité. À l’universalisme des Droits de l’homme qui légitime des positions antagonistes (laïcité d’abstention et d’engagement, droit des élèves à la liberté d’expression et interdiction des signes religieux), ces penseurs opposent un universalisme normatif, adopté dans l’Union européenne, fondé sur l’égalité, la liberté et la loi. Pourtant, on ne peut changer les représentations de l’identité et de l’altérité par décret. Quand les mémoires collectives sont en conflit et les dispositifs de solidarité en recul, les institutions en charge de l’identité nationale se trouvent dangereusement exposées et, en première ligne, l’école. Pendant que les « majoritaires » de l’UE édifient en hâte des barrières protectrices à l’Est et au Sud, les jeunes « minoritaires » issus des immigrations post-coloniales montrent, par défaut, le vide dans lequel se tient encore l’appartenance européenne.
6Anne-Marie Chartier
Alain Accardo, Le Petit-Bourgeois gentilhomme. La moyennisation de la société, Bruxelles, Éd. Labor/Espace de libertés, coll. « Liberté j’écris ton nom », 2003
7Société post-moderne ou nouveau moyen-âge féodal ? Alain Accardo, enseignant-chercheur à l’université de Bordeaux, interroge l’emprise du système capitaliste allié aux démocraties occidentales sur le sujet social. Il réussit un délicat mélange de réflexion politique, psychologique et sociologique en une synthèse fulgurante. L’interprétation de l’auteur, appuyée pour l’essentiel sur Marx et Bourdieu, exhume dans l’Occident moderne la société féodale. Rouages identiques malgré l’histoire, car les dirigeants, endossant comme une seconde nature les contraintes supposées inéluctables de l’économie capitaliste, conduisent un peuple n’ayant qu’à approuver leurs nouveaux princes. Une « moyennisation » de la société accompagne cette nouvelle féodalité, « moyennisation » entendue comme l’augmentation de l’influence des classes moyennes, auxiliaires de la domination sociale. Évitant de toucher aux fondements, le politique se garderait d’une discussion des principes, y compris de gouvernement, et d’un véritable débat sur les fins. Pierre de touche de l’édifice, l’équilibre du système repose sur un principe d’adhésion implicite et inconscient des individus aux contraintes imposées par le système. Les désordres ponctuels sont alors lisibles comme autant de simulacres, véritables soupapes de sécurité du système capitaliste. L’utopie une fois évacuée, les revendications ne relèvent plus que d’une simple gestion par le système économique et politique. La fascination, principale alliée de cette nouvelle féodalité, tient les individus, tout à la fois « subjugués et indignés », par un impératif de jouissance affiché.
8Tissant les perspectives dans une vue d’ensemble, Alain Accardo insiste tout particulièrement sur le déterminisme social entretenu par les médias et l’école et producteur d’un « consentement par défaut ». Cette inconscience organisée se maintient par la méconnaissance de ce déterminisme issu du rapport entre le collectif et l’individuel. La mécanique sociale reste ainsi voilée par l’effet d’une identification des dominés aux dominants. Alain Accardo s’insurge contre les « euphémisations idéologiques » et les «rationalisations d’une réalité » mise en scène. En finir avec le capitalisme, en finir avec les inégalités, en finir avec le « filet » de l’ordre établi. Il en appelle à tisser à nouveau la vertu individuelle et le politique reposant sur le partage, la diffusion réelle des connaissances et la réconciliation de l’éthique et de l’engagement individuel. Pour l’auteur, le nouvel ouvrage passe, au-delà d’un renversement des moyens de production, par la réappropriation de notre inconscient social, le dévoilement de la méconnaissance de notre propre place.
9Alain Accardo relie les structures de l’ordre capitaliste dans un style vif, voire acide. Ces réflexions sont gênantes car elles portent sur les structures de pouvoir en rapport avec notre intimité. C’est pourquoi elles sont naturellement enclines au refoulement. Et c’est précisément contre cette « surdité psychique » que le livre s’inscrit, remettant en cause, sans ménagement, l’ordre capitaliste resté féodal car accaparé par des seigneurs. Le tranchant des thèses de l’auteur peut susciter des réticences, et parfois provoquer notre garde. L’uniformisation contemporaine pourrait également être interrogée à l’aune d’un certain progrès social sinon moral. À quels aléas historiques est soumis cet inconscient social? Une critique radicale méconnaît toujours un peu la pratique, les raisons de l’histoire, ses compromis et ses complexités. Ces compromis s’incarnent dans chaque individu, ambivalent, constituant un terrain tracé par la rencontre de nos pulsions et du principe de réalité. Les trois tâches impossibles dont parle Freud, éduquer, gouverner et guérir, se concilient avec la réalité dans un tissage des contraires.
10Cet ouvrage remarquablement écrit, avec une verve polémique mais très théoriquement soutenue, a la propriété des choses entières, qui nous ébranlent et nous rappellent, surtout, l’impérieuse nécessité d’une mobilisation individuelle et collective.
11Frédéric Forest
Michel Meyer, Paroles d’auditeurs : « Un rebeu n’peut pas mater une meuf de cheri », Paris, Éd. des Syrtes, 2003
12La radio reste un objet de recherche délaissé. Au cours des dernières années, elle a surtout intéressé les historiens, peu les chercheurs des autres disciplines. Comme exceptions, on citera les travaux de Cheval sur les audiences, et ceux de Glevarec sur l’organisation du travail à France Culture. Et si de nombreux doctorants choisissent d’étudier ce média, peu parviennent à faire publier leur travail. Dans un tel contexte, chaque ouvrage traitant de la radio suscite un intérêt particulier pour qui se passionne pour ce média. L’ouvrage de M. Meyer traite de la parole de ceux qui téléphonent à une station, soit pour donner leur opinion dans des émissions de libre-antenne, soit pour évoquer un problème d’ordre pratique ou intime. Ce type de programme n’est certes pas nouveau : c’est Europe 1, nous rappelle M. Meyer, qui a d’abord ouvert son antenne aux auditeurs dans les années 1950. Mais la parole était alors davantage contrôlée qu’aujourd’hui. C’est au début des années 1990, avec le développement du concept de libre-antenne, mis en pratique par des stations comme Fun radio ou Skyrock, que l’auditeur a commencé à se faire entendre sur les ondes. Aujourd’hui, ainsi que l’explique l’auteur, le phénomène s’est généralisé, la plupart des radios font intervenir l’auditeur à l’antenne, qu’elles soient privées ou publiques, généralistes ou thématiques, musicales ou « parlées ». L’intégration de l’auditeur dans la grille des programmes est même l’ultime recours quand une station ne parvient plus à enrayer la perte de son audience, ainsi que l’attestent les choix éditoriaux de radios généralistes comme Europe 1 et RMC.
13Peu de chercheurs, néanmoins, se sont intéressés au phénomène : citons les travaux de Cardon sur la sélection des auditeurs par le standard de RTL, ceux qu’il a menés autour de l’émission de Ménie Grégoire, et ceux de Rui sur le courrier des auditeurs de Fun Radio. Mais jusqu’à présent, la parole des auditeurs n’avait jamais fait l’objet d’un livre. Aucun équivalent français au précieux ouvrage québécois de Sauvageau, Trudel et Lavoie, Les tribuns de la radio, qui a permis de s’interroger sur la nature et les effets de cette parole. M. Meyer peut donc se féliciter d’être un pionnier en France. Sa démarche n’est cependant pas celle d’un universitaire. L’auteur est d’abord un homme de radio : il a longtemps été journaliste, puis il a participé à la création d’une station (France Info). Il est aujourd’hui directeur du Réseau France Bleu, qui regroupe toutes les radios locales de Radio France. Curieusement, s’il est un praticien qui s’interroge sur un genre radiophonique, M. Meyer ne l’a jamais pratiqué lui-même. Paroles d’auditeurs n’appartient donc pas au registre des ouvrages dans lesquels les professionnels de la radio reviennent sur leur parcours de manière autobiographique.
14L’ouvrage prend la forme d’un essai, dans lequel Michel Meyer livre des réflexions sur les émissions ouvertes aux auditeurs. La plupart des chapitres sont consacrés à la libre-antenne, phénomène apparu sur la bande FM à la fin des années 1980. À cette époque, les radios libres, qui ont le droit d’émettre depuis moins d’une dizaine d’années, ont déjà vécu de nombreux bouleversements : certaines n’ont pas voulu dépendre de la publicité et ont choisi de devenir associatives ; elles sont donc financées grâce à des subventions. Pour celles qui ont préféré le statut de radio privée, la concurrence est rude. À de rares exceptions, seules celles qui parviennent à créer des réseaux nationaux sont pérennes : NRJ, RFM, Fun Radio, Skyrock… Jusqu’à la fin des années 1980, ces radios diffusent de la musique. Mais, afin de se démarquer des autres stations, Skyrock, et surtout Fun Radio, vont ouvrir leur antenne aux auditeurs : elles remportent un succès éditorial immédiat. L’émission phare de cette période, rappelle M. Meyer, est Lovin’Fun, sur Fun Radio, animée par l’animateur Difool et le pédiatre Christian Spitz. Toutes les radios visant un public adolescent vont ensuite créer des espaces de parole pour les auditeurs. Si l’auteur précise que cet élargissement de l’espace radiophonique a certainement correspondu à de réels besoins d’expression, il se fait avant tout contempteur de ce type de programmes. Dans son livre, qui emprunte souvent au genre pamphlétaire, il n’a pas de mots assez durs pour dénoncer le cynisme des dirigeants de ces radios (« les loups dorés de la FM ») qui, d’après lui, ont instrumentalisé la parole des adolescents pour accroître l’audience de leurs stations, inventant ainsi une forme de trash radio à laquelle la France avait jusque-là échappé.
15D’autres chapitres sont consacrés à la réaction des radios concurrentes face à ce phénomène. M. Meyer relève que toutes les radios privées généralistes offrent maintenant de plus en plus d’espaces aux auditeurs (80 % des émissions d’Europe 1, par exemple). Il semble regretter cette évolution, qualifiant même RMC de «café du commerce». Il reproche par ailleurs aux responsables des programmes de RTL d’être beaucoup trop attentifs aux exigences mercantiles des actionnaires. Europe 1 tire son épingle du jeu, Michel Meyer rappelle les innovations de la station, qui a ouvert depuis très longtemps son antenne aux auditeurs.
16L’auteur, dans une partie plus descriptive, évoque aussi la parole des auditeurs dans les radios de service public. Ces radios ont longtemps hésité à donner la parole aux auditeurs, à l’exception de l’émission « Le Téléphone sonne », sur France Inter, créée à la fin des années 1970. Michel Meyer montre bien que la parole demeure très encadrée à Radio France et n’est que très rarement au centre du programme lui-même, comme c’est le cas dans les radios privées.
17Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur élargit son propos, et compare l’évolution radiophonique à l’évolution télévisuelle, relevant le « cousinage » entre le développement des émissions de libre-antenne et l’apparition des émissions de téléréalité. La provocation, dit-il, devient un commerce, et l’on se dirigerait vers une démocratie d’opinion.
18L’octroi d’espaces radiophoniques aux auditeurs peut-il contribuer à élargir l’espace démocratique ? À l’avènement d’une démocratie directe de type radiophonique ? Dans un univers médiatique obsédé par la recherche effrénée de l’audience et des recettes publicitaires, M. Meyer répond par la négative. « Les éruptions de parole » à l’antenne des auditeurs sont aujourd’hui encadrées par des « fils de pub sans foi ni loi », conclut-il.
19Paroles d’auditeurs apporte un point de vue pertinent sur l’évolution du paysage radiophonique marqué par l’échec du projet initial des radios libres, qui visait à créer des espaces où chaque citoyen pourrait s’exprimer et contribuer à enrichir le débat démocratique. Espérons que cet ouvrage, qui offre avant tout le regard d’un professionnel dubitatif, sur un certain type de programmes, inspirera des chercheurs et les incitera à explorer toutes les pistes proposées ici. Qui sont ces auditeurs qui s’expriment à l’antenne ? Pour quels motifs ? Quelle portée cette parole a-t-elle ? Le champ de recherche autour de la parole de l’anonyme à la radio reste vaste à découvrir et à analyser.
20Christophe Deleu
Daniel CEfaï, Dominique Pasquier (dir.), Les Sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Paris, Presses universitaires de France, Currap/Cems, 2003
21Un spectre hante depuis une quinzaine d’années les sciences sociales françaises : celui du public. Au cœur de rares travaux, cette interrogation travaille aussi souterrainement, depuis une quinzaine d’années, de nombreuses études entreprises dans les champs de plus en plus interdépendants de la sociologie des médias et de la sociologie de la culture, mais en laissant souvent, pourquoi le taire, d’importantes zones d’ombre au plan conceptuel. Très opportune est donc la publication récente de cet ouvrage collectif codirigé par Daniel Cefaï et Dominique Pasquier. Conséquent (plus de 400 pages), celui-ci répond en effet essentiellement à un souci de mise à plat méthodique d’une question théorique dont la complexité est systématiquement explorée dans différents espaces scientifiques.
22Un entretien attendu avec Joseph Gusfeld offre l’occasion d’une première prise de recul. Productif est également dans cette première partie le parti pris affirmé de prise de distance à la fois temporelle et conceptuelle par l’intervention d’Hélène Merlin-Kajman. Car tout en centrant son propos sur les processus de constitution de publics lors des querelles du Cid et de la princesse de Clèves, cette spécialiste des études littéraires développe une formalisation de différentes figures du public qui ont coexisté du xvie au xviie siècle. Cette contribution est d’autant plus stimulante qu’elle entre en écho avec une contribution de Daniel Dayan et Elihu Katz. En proposant une relecture d’un article de 1952 de Kurt et Gladys Lang, inaugural à leurs yeux de la réflexion sur les media events, ces deux auteurs confirment en effet que, considérant les processus sous-jacents, « le public médiatique peut être saisi, ainsi que le soulignent Daniel Cefaï et Dominique Pasquier dans leur introduction, comme l’héritier lointain de ce public littéraire ».
23Un souci de généalogie proprement scientifique s’affirme ensuite dans la contribution de Louis Quéré. Cet auteur s’engage, en empruntant une voie logico-sémantique, dans une tentative de dégagement des traits définitoires du public qui résident à ses yeux dans sa nature intentionnelle et dans la compréhension commune qu’ont ses participants du lien les unissant. Et il pose ainsi ce que sont les conditions de possibilité de ce type spécifique de collectif tout en alertant sur les risques de trop rapides transferts dans d’autres domaines que ceux où il a été initialement forgé : ceux de l’art du jeu et du spectacle.
24Précieux est donc cet exercice d’exégèse qui aiguise la lecture d’une deuxième partie centrée sur l’examen de processus de constitution de publics au sein de différents types «d’arènes publiques ». En premier lieu dans des contextes d’émergence de sociétés civiles comme la Chine populaire (la contribution d’Isabelle Thireau et Hua Linshan) et le Sahel (un article de Michèle Leclerc-Olive sur les enjeux des pratiques délibératives dans les conseils de villages au Mali). Mais aussi au sein des réseaux de communication informatisée (articles de Michel Callon et de Laurence Allard). L’ouvrage s’ouvre alors sur trois types d’espaces, pratiques et scientifiques, explorés par de nombreux auteurs. L’espace de la démocratie politique. L’espace de la publicité urbaine. Enfin l’espace médiatico-culturel.
25Au terme de ce parcours précieusement ouvert par une dense introduction de Daniel Cefaï et Dominique Pasquier, on prend alors la mesure de la double ambition pleinement maîtrisée de cet ouvrage : attester les promesses épistémologiques d’un dépassement, par le recours à un concept de frontières entre des champs de recherche balisés autour d’objets empiriques ; attester la fécondité d’un regard autre que fasciné sur un contexte à la fois scientifique et socio-politique dans lequel les conditions d’émergence puis d’exercice de la démocratie ont contribué à orienter la réflexion théorique dans d’autres directions paradigmatiques qu’en Europe et en France. Car c’est là une des retombées non négligeables de cet ouvrage : pointer le doigt sur la pensée sociologique hexagonale d’une idéologie républicaine portée à une universalité problématique, tout en invitant implicitement à l’exploration de la singularité de situations, d’expériences et d’engagements constitutifs à chaque fois de publics spécifiques.
26Guy Lochard
Philippe Riutort, Précis de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Major », 2004
27C’est une véritable somme que propose l’unique auteur de ce livre de 612 pages et 16 chapitres. Dans une présentation très construite et alerte, l’ouvrage balaie tous les aspects de la sociologie à travers trois entrées principales : une épistémologie de la discipline (l’histoire de sa création, une réflexion sur la spécificité du raisonnement sociologique et sur ses méthodes) ; une présentation des courants principaux qui ont construit la discipline et animé ses féroces débats internes ; enfin une approche par les objets d’étude de la discipline (de la ville à la famille, de l’école à la religion). Le dernier chapitre présente à ce titre une intéressante synthèse sur la sociologie de la communication, première approche pour ceux qui n’auraient pas le temps de lire l’ouvrage indispensable en la matière, d’Éric Maigret, Sociologie de la communication et des médias, paru en 2003 chez Armand Colin.
28Fidèle à son titre, ce Précis de sociologie est un manuel et en présente toutes les qualités. Le plan est très structuré, permet de suivre aisément les étapes de la démonstration. La présentation des auteurs et des écoles sociologiques est des plus honnêtes et les références canoniques attendues ne font pas défaut. L’écriture est aisée et pas du tout jargonnante. C’est sans aucun doute le manuel de sociologie aujourd’hui disponible sur un marché universitaire qui en compte bon nombre, qui tient le meilleur équilibre entre le souci d’être le plus complet possible et le maintien d’un niveau d’analyse et de synthèse qui le rend utilisable par les étudiants.
29Arnaud Mercier
Maryvette Balcou-Debussche, Écriture et formation professionnelle. L’exemple des professions de la santé, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Éducation et didactiques », 2004
30Est-ce parce que la langue française manque d’un mot pour finement traduire literacy que la recherche en ce domaine semble aujourd’hui marquer le pas en France ? Au cours des années 1990, plusieurs publications françaises avaient contribué à internationaliser le débat (Lahire, Delcambre, Fabre). Alors que la réflexion autour de l’œuvre de Jack Goody reste très riche dans les pays anglo-saxons, seuls quelques articles de synthèse permettent actuellement au lecteur francophone de ne pas perdre pied (Keck, Mbodj-Pouye). D’où l’intérêt exceptionnel du livre de M. Balcou-Debussche (IUFM de la Réunion) qui, à partir d’un objet apparemment secondaire, les « pratiques scripturales » des étudiants de l’Institut de Formation en Soins Infirmiers, de l’école des Sages-Femmes, de l’école des Aides-Soignantes/Aides-Puéricultrices et de l’école des Ambulanciers de l’Ile de la Réunion, propose des réponses originales, empiriquement très solides, aux grandes questions sur les «pouvoirs de l’écriture » initiées par Goody à la fin des années 1960.
31L’auteur a procédé de manière ethnographique ; elle a fréquenté ces quatre écoles, assise parmi les étudiants, écoutant leurs commentaires sur les enseignants, les interrogeant longuement sur leurs pratiques d’écriture et leurs difficultés. Elle s’est également entretenue avec les formateurs sur leur perception des étudiants. Elle a récolté et analysé diverses productions écrites : notes de cours, dossiers de soins, mémoires professionnels. Peu à peu, elle a fait émerger un contraste très net entre pratiques scripturales selon les formations entreprises par les étudiants. Le mémoire est ainsi un très bel analyseur de l’assignation de rôle et de place dans la société. Si le mémoire des futures sages-femmes est pleinement valorisé, au point d’être parfois publié, le mémoire des infirmiers, déjà réduit à quelques pages, est très vite enfoui dans les tréfonds de la bibliothèque de l’école. Tout se passe comme s’il leur était signifié que l’écriture, ce n’est pas vraiment leur affaire ; c’est celle des médecins et des sages-femmes, qui peuvent prescrire. Eux, ils transcrivent dans le dossier de soins, sans plus. M. Balcou-Debussche montre ainsi comment le rapport au mémoire de fin d’études permet de saisir toute l’ambivalence de la formation d’infirmier — et au-delà tout le « malaise » de cette profession à la fois encouragée et réprimée :
32«Le mémoire professionnel des infirmiers (à quelques exceptions près) est en fait le mort-né de la formation : à peine est-il conçu qu’il est déjà enterré. En même temps, on continue à déployer beaucoup d’énergie, tant du côté des formateurs que des étudiants, pour essayer de le maintenir en vie. Il y a donc au final un sentiment d’échec couplé à la culpabilité de ne pas avoir réussi l’aventure longue et coûteuse que représente cette gestation du mémoire professionnel. On peut même se demander comment, à terme, dans leurs pratiques professionnelles, les infirmiers réussissent, ou ne réussissent jamais, à faire le deuil de cette fausse-couche de papiers…» (p. 208).
33La stratégie démonstrative de l’auteur est celle des anthropologues : c’est dans le particulier que gît l’universel. M. Balcou-Debussche prend des éléments apparemment mineurs du système (ici, du système de formation) et montre quelles répercussions ils peuvent produire à terme dans la vie sociale et professionnelle de certains de ses membres. Utilisant des éléments scripturaux, elle prend position dans le débat évoqué plus haut, mais le fait avec beaucoup (trop ?) d’humilité, sans chercher à étendre ses conclusions au-delà du champ de la formation professionnelle. Or elle le pourrait aisément : les rapports à l’écriture qu’elle dégage se retrouvent dans d’autres univers sociaux, au sein de l’administration publique, par exemple.
34Lorsque d’autres chercheurs reprendront le chantier là où M. Balcou-Debussche l’a laissé, il faudra aussi qu’ils prennent à bras-le-corps une question qui commençait seulement à se poser au moment de ses investigations : celle du rapport à l’écriture par l’intermédiaire de l’ordinateur. Les pratiques scripturales analysées au sein de ces quatre écoles réunionnaises passent encore par les « bonnes vieilles technologies » du stylo et du papier. Aujourd’hui, les TIC sont partout présentes : en quoi transforment-elles les «pouvoirs de l’écriture » ? La question est incontournable aujourd’hui dans les Literacy Studies. L’ouvrage de M. Balcou-Debussche a ouvert la voie dans l’univers de la formation ; à d’autres de suivre, dans ce champ comme dans d’autres.
35Yves Winkin
Pierre Buhler, David-M. Milliot (dir.), Annuaire français de relations internationales, Bruxelles, Bruylant/La Documentation française, vol. 5, 2004
36Cette somme (1 081 pages) est un ouvrage de référence bien connu des politologues qui fait le point sur les événements de l’année écoulée en les mettant en perspective critique. Les grands enjeux du moment sont abordés par des spécialistes et un tour d’horizon géographique de la planète fournit un ensemble très exhaustif. Ce que l’on sait moins, c’est qu’une large place est consacrée aux aspects de communication. Une rubrique entière est même dirigée par Michel Mathien, professeur à l’université de Strasbourg. Cette cinquantaine de pages, dense, offre des analyses sur les événements internationaux impliquant des enjeux couverts par les sciences de l’information et de la communication. Dans la livraison 2004, on trouve quatre articles de haute tenue sur les thèmes suivants : l’espace médiatique international, la presse française d’Outre-mer, le sommet mondial sur la société de l’information et les médias anglo-saxons face à la propagande de guerre en Irak. À chaque fois, les spécialistes réunis ici offrent un panorama complet de l’enjeu traité. Dans d’autres rubriques figurent aussi d’intéressantes analyses d’enjeux d’information, comme le texte de Gérald Arboit sur la chaîne d’information internationale française, ceux sur le traitement par TV5 de la guerre en Irak, ou sur les NTIC et l’économie informelle en Afrique. Au total, un dixième de l’ouvrage apporte des éclairages précieux sur les questions de communication politique.
37Il est tout à fait évident que la sortie annuelle du volume de l’Afri doit susciter chez les spécialistes de l’information et de la communication le réflexe d’aller voir ce qui s’y trouve, notamment dans la rubrique «médias et société internationale », tant il serait dommage de passer à côté des articles de qualité qui y figurent, cachés derrière un titre de science politique qui pourrait décourager a priori nos collègues en infocom.
38Arnaud Mercier
Jacques Coenen-Huther, Sociologie des élites, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus. Sociologie », 2004
39Prolongeant les recherches de Giovanni Busino, le travail de synthèse entrepris par Jacques Coenen-Huther se distingue par un souci de prendre ses distances à l’encontre de polémiques passées. Revenant sur les analyses de Pareto, Mosca et Michels, il rappelle que, déjà chez ces précurseurs, l’objet se situe d’emblée « aux frontières de la science politique et de l’idéologie », entraînant « une confusion fréquente entre les théories des élites et les doctrines élitistes ». La frontière s’avère particulièrement floue, chez certains, entre la « constatation axiologiquement neutre » de l’existence d’une minorité de privilégiés et «le plaidoyer antidémocratique ».
40Une fois ces précautions d’usage formulées, l’auteur revient sur la problématique centrale de son propos, celle de l’hétérogénéité supposée des élites. S’il y a chez Pareto autant d’élites qu’il y a de secteurs d’activités assurant ainsi l’équilibre du pouvoir, l’auteur a raison de souligner le lien étroit entre cette perspective sociologique pluraliste et le paradigme de la concurrence des économistes libéraux d’alors.
41L’auteur convoque ensuite la théorie des dominants de Bourdieu, dans laquelle il voit un modèle des élites. Une interprétation que nous ne partageons pas, dans la mesure où sa sociologie tient compte des concepts pour analyser la stratégie hégémonique d’une classe. L’homologie structurale définit le fait que la structure des divers champs reproduit la structure propre au champ des classes sociales et que, dans chaque champ ainsi étudié, se reproduit l’opposition entre dominants et dominés, ceux-ci étant généralement d’origine sociale inférieure là ou ceux-là sont généralement issus des classes supérieures. C’est cette multipositionnalité des dominants qui, niée, faisait dire à Boltanski que la théorie des élites participait objectivement au travail de dissimulation de l’unité de classe.
42L’élite du pouvoir de Mills unifierait dirigeants politiques, PDG d’entreprises et chefs militaires tantôt selon des facteurs psycho-sociaux tel que le sentiment partagé d’appartenance aux « hautes sphères », tantôt à partir de leur affiliation commune à la « classe » des corporate rich. Cette catégorie interpella Poulantzas qui fit remarquer que, désireux de rompre avec un certain économisme marxiste, Mills avait abouti par cette classification à une sorte d’ultra-économisme. Ce que refusait alors Mills, encore marqué par l’individualisme américain, c’était l’existence même d’une classe économiquement et politiquement dominante.
43Une partie de l’ouvrage, enfin, est consacrée aux conceptions les plus contemporaines du pouvoir, depuis la « nouvelle classe » techno-bureaucratique de Burnham jusqu’aux théories managériales de Scott, en passant par le modèle polyarchique de Dahl pour lequel l’auteur semble témoigner une certaine sympathie.
44On peut alors se poser légitimement une question : en partageant avec Dahl le modèle polyarchique et en reprenant à son compte le concept d’élite pour penser le pouvoir, Jacques Coenen-Huther ne sollicite-t-il pas en creux, lui aussi, l’idée de la non-existence d’une classe dominante ?
45Geoffrey Geuens
Sophie De Closets, Quand la télévision aimait les écrivains. Lectures pour tous 1953-1968, Bruxelles, De Boeck/INA, coll. «Médias-Recherches. Histoire », 2004
46Les émissions littéraires qui ont précédé Apostrophe sont devenues les références mythiques d’un âge d’or où la télévision aimait les écrivains. Pour retracer l’histoire de Lectures pour tous qui créa le modèle français du genre, S. de Closets a visionné les émissions conservées à l’INA, interrogé des acteurs (Pierre Dumayet, Roger Kahane) et des témoins, puisé dans le fonds de l’ORTF (dossiers de production, courrier des téléspectateurs, sondages) et les chroniques hebdomadaires de Radio-Télévision devenu Télé 7 Jours en 1960, Radio-Cinéma-Télévision devenu Télérama la même année, L’Express et Le Figaro Littéraire (où écrit Mauriac, remplacé à L’Express par Morvan Lebesque). Quatre chapitres alertes font revivre les années foisonnantes de la télévision expérimentale (en annexe, le sommaire des émissions, une liste d’auteurs et des tableaux récapitulatifs par genre). Au risque de dissiper quelques illusions.
47L’équipe est en place en 1954. D’une part, le redoutable tandem des deux Pierre ; Dumayet en procureur, poussant l’auteur dans ses retranchements (le « diable » pour Mauriac), Desgraupes en lecteur avide d’explications et de récits. D’autre part, les deux chroniqueurs, Max-Pol Fouchet, en passeur enthousiaste capable en dix minutes de faire aimer des inconnus, vivants (Lowry, Asturias, Buzzati) ou morts (Akinari, japonais du xviiie siècle ou Roustaveli, poète géorgien du Moyen-Âge) et Nicole Vedrès, figure du Saint-Germain-des-Prés littéraire, qui vient, comme le dit Dumayet « parler de ce qui a enchanté sa semaine : le mot d’une voisine, une idée de Jean Rostand, une revue peu connue, une exposition à la Nationale, un livre ».
48Sylvie de Closets retrace les préparatifs des coulisses et montre que c’est Jean Prat le véritable inventeur de l’émission : plans progressivement rapprochés, gros plans sur les mains, les visages, qui «révèlent la personnalité des auteurs » et donnent aux spectateurs un sentiment d’introspection inédit, bien loin de la radio filmée des premiers essais. Il part en 1963, ayant fixé le cadre formel de ces entretiens-confessions où les regards (Vaillant, Sagan, Céline), les silences (André Schwart-Bart), les hésitations (Duras, Borgès) comptent autant que les propos. Dans les années 1950, peu d’auteurs ont un téléviseur, peu d’éditeurs ont des attachés de presse. L’émission est plébiscitée par les critiques (Pierre Mac Orlan, André Bazin), les écrivains, les artistes et même des ouvriers et des vendeuses qui se plaignent de son heure tardive. Témoignages qui confortent son titre et le projet d’origine (démocratiser la culture, comme au TNP), alors que la leçon des chiffres est plus brutale. Peut-on parler d’émission «populaire » quand la télévision équipe 1% des ménages en 1954 (13 % en 1960) et que 38% des Français déclarent ne jamais lire de livres, 20 % un ou deux par an (Ifop 1955) ? Plus qu’à son audimat, la réputation progressiste de l’émission tient aux personnalités des animateurs, plusieurs fois en butte avec la censure politique (en particulier lors du Manifeste des 121). Les visées culturelles des deux Pierre, soucieux d’un large public, indifférents aux lois du marché dans une télévision de service public, cachent encore les enjeux économiques. Mais comment choisir dans les deux cents livres reçus par semaine les cinq ouvrages où sélectionner deux élus ? Au fil des années, les romans et les essais qui se racontent et se résument gagnent sur d’autres genres (poésie, théâtre) et délimitent l’éventail des propos (les entretiens imaginaires sont abandonnés, le travail de l’écriture qui mobilise le nouveau roman « ne passe pas »).
49En 1964, avec la seconde chaîne et l’arrivée de Bibliothèque de Poche de Polac, l’audience diminue (1966, 8%; 1967, 6%; début 1968, 4,5 %), au moment où les éditeurs et les écrivains savent mieux tout ce qu’ils ont à gagner ou à perdre de cet examen de passage. Les émissions littéraires ultérieures n’offrent plus le luxe des longs tête-à-tête. Pivot préfère les débats qui retiennent mieux l’attention fugitive du téléspectateur. L’exception culturelle française persiste mais chacun sait alors qu’à l’écran, le livre importe moins que l’homme. La télévision a ainsi transformé en une génération l’image de l’auteur. Ce n’est plus le nom d’un absent, inscrit sur la couverture d’une œuvre reliée, mais la vedette potentielle d’un show qui vient lancer son ouvrage comme un acteur un nouveau film. Le travail (écrit) des critiques et toute la relation scolaire à la littérature (« vivante ») en ont été durablement affectés.
50Anne-Marie Chartier