CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Birgitta Orfali – Que signifie le terme « communication » pour vous ? Quel est votre sentiment par rapport à cette notion ?

2Serge Moscovici – Cela renvoie aux interactions qui sont universelles mais là, c’est une platitude. C’est dans notre culture et cela a pris une importance inédite auparavant, peut-être du fait d’un caractère très polyvalent, pas visible, pas inscrit dans les traditions mais c’est devenu visible comme phénomène.

3B.0. – Comment situez-vous la notion de tension par rapport à la communication ? Je pense à l’impératif de Goethe que vous citez dans un article en hommage à Franco Crespi [1] sur « l’âge des masses, l’âge des minorités » selon lequel la seule vérité serait celle des minorités et auquel vous faites répondre Hegel qui parle, quant à lui, de la répression envers ces mêmes minorités. Vous dites d’ailleurs plus loin que « la majorité cherche à geler et monopoliser la vie sociale »… Il n’y aurait donc de salut minoritaire que dans une sorte de violence par le biais de l’innovation qui dérange et perturbe l’univers social ?

4S.M. – D’abord, je n’ai jamais dit que la minorité détiendrait la vérité ni que les masses seraient dans l’erreur. C’est une erreur que l’on a faite de se concentrer sur les sujets et non sur les processus. Ce qui m’intéressait, c’étaient les processus (la conformité et l’innovation), deux processus fondamentaux en psychologie sociale. La psychologie sociale s’est toujours intéressée au processus de conformité mais il peut y avoir innovation aussi de la part des majorités. Il est plus facile d’étudier l’innovation au niveau des minorités qu’à celui des majorités. Comme il est plus facile de s’intéresser à la drosophile en génétique qu’à d’autres organismes. C’est plus évident. Je n’ai jamais dit que la minorité a raison et la majorité tort. Mais il est vrai aussi qu’une société doit conserver ; elle ne peut innover sans conserver. On peut dire que les majorités sont plus à même de conserver mais elles ne le sont pas exclusivement. C’est-à-dire que ce n’est pas le qui mais le quoi qui est important dans ces théories de l’innovation. On n’a pas une théorie de l’influence des minorités. Il n’y a pas d’influences des minorités ou d’influence des majorités : il y a deux processus qui sont, d’une part, l’innovation et d’autre part, la conformité. Je ne veux pas rentrer dans l’histoire de la psychologie sociale mais trop d’importance a été donné au qui au détriment du quoi. Parce que les processus eux-mêmes sont confondus sous le terme très vague d’influence.

5B.O. – Deux types de minorités existent : celle des investis et celle des convertis. Peut-on rapporter ces deux minorités au prosélytisme et à la polémique sociale qui constituent des styles de communication pertinents pour l’influence ?

6S.M. – Il n’y a pas d’influence. On a abouti à cette notion en partant de l’hypnose. Nous ne comprenons pas l’hypnose : c’est un phénomène réel mais encore mystérieux. Mais nous connaissons deux phénomènes psychosociaux qui sont la conformité et l’innovation. Ceux-là, on peut les étudier. C’est vrai qu’à l’intérieur de la conformité et de l’innovation, il y a de l’influence, il y a de la suggestion. De même pour prendre un parallèle, dans la thérapie psychanalytique par exemple, il y a toujours de la suggestion mais, comme on ne la comprend pas, on n’en parle pas. C’est réel, c’est puissant mais ce n’est pas explicable. Je ne connais pas de théorie de la suggestibilité, je ne connais pas de théorie de l’hypnose. Vous savez, j’ai étudié avec Chardok et il disait qu’on ne pouvait pas expliquer ça.

7B.O. – Ce sont les convertis qui « forment ensuite le courant minoritaire agissant ».

8S.M. – Là on rentre dans le domaine des minorités. Les investis sont des gens qui pensent qu’il y a une force, une vocation, culturellement parlant, et les convertis sont des gens qui ont été convaincus par quelque chose ou par quelqu’un. Alors je pense que chez nous aujourd’hui, il y a peu de croyances qui peuvent donner à quelqu’un l’impression qu’il est investi. Nous sommes trop basiques pour croire à ça.

9B.O. – Vous dites que c’est un petit nombre de convertis qui forme ensuite le courant minoritaire. Le lien avec les croyances semble ici évident, partant la nécessité « (d’)envisager le faire, l’action, comme la psychologie sociale du point de vue de ce qu’elle représente pour les autres et non seulement pour soi, de la cible et non seulement de l’origine de l’agir » et là, vous citez Merleau-Ponty. Vous ramenez donc la praxis à la connaissance elle-même ainsi qu’à l’être, au mouvement constant entre définition (représentation) de soi, d’autrui et de l’action ?

10S.M. – Oui. C’est-à-dire que je ne pense pas qu’il y a une détermination directe de l’action. Celle-ci est toujours médiée par une sorte de croyance. Par exemple, je suis en train de lire un livre qui porte sur la multitude et on y pense que la praxis est une donnée immédiate, c’est-à-dire que cela renvoie à un moment subjectif, un moment de transformation intérieure. Le contenu psychosocial de toute action est effacé, comme si la situation objective, la situation biologique – par exemple ce qu’on appelle le biopouvoir – avait une vertu intrinsèque d’action. On est un acteur historique et donc immédiatement l’histoire nous déterminerait à l’action. Ce n’est cependant pas quelque chose de déterministe, une relation de cause à effet, de l’occasionalisme comme on disait dans le temps, mais l’action n’est pas quelque chose de déterminé, c’est quelque chose de beaucoup plus complexe. On est toujours pris dans des réseaux d’actions, d’interactions sinon l’histoire serait quelque chose que nous savons faire, que nous savons rationaliser mais comme disait Marx, nous ne savons pas l’histoire, les résultats ne sont pas visibles à l’avance. D’où l’importance de la psychologie sociale dans le domaine de l’action. Je pense qu’on ne peut pas comprendre l’action sans comprendre le processus de conversion qui renvoie à la psychologie sociale bien entendu.

11B.O. – Cette interdépendance entre minorités et majorité que vous soulignez permet-elle de préciser la spécificité de la psychologie sociale d’aujourd’hui ? Le regard psychosocial que vous présentez dès 1970 [2] constitue-t-il un présupposé disciplinaire incontournable pour notre discipline ? Et comment ?

12S.M. – Ce que je dis c’est qu’effectivement, il y a interdépendance mais le problème le plus difficile c’est de faire agir ensemble minorités et masses. C’est le phénomène le plus difficile, cette articulation entre minorités et masses. Peut-être que la révolution est un exemple de cette articulation et quelqu’un qui s’occupe, par exemple, de l’action politique doit avoir à l’esprit ce problème. Dans une élection vous avez une minorité qui est un parti face à une masse et même si vous tenez compte des médias etc., le résultat n’est pas assuré. Les sondages d’opinion ne peuvent assurer des résultats, d’où l’intérêt d’une analyse en termes de processus. Ce qui me frappe souvent, ce sont les généralités par rapport aux médias etc. Là je pense qu’il faut être convaincu. Il faut croire et la télévision est terrible. Deuxièmement, on oublie de faire des calculs, de voir, par exemple, quelle est la proportion de l’exposition d’un tel et le pourcentage de voix qu’il fait. Puisque vous avez travaillé sur Le Pen, vous voyez l’énorme différence mais on continue à ressasser les mêmes choses. Cette union entre l’identité et la masse, c’est une chose à laquelle il faut réfléchir : il n’y a pas de solution technique à ça. Même s’il y a des processus changeants. À ma connaissance, il n’y a qu’un seul homme politique qui a pensé à ça : c’est Trotsky dans l’histoire de la Révolution russe.

13Pour le regard psychosocial, j’ai pris des pincettes dans cette introduction au manuel [3]. La première chose dont on n’est pas suffisamment conscient, c’est qu’il existe un point de vue psychosocial sur la société qui est indépendant ou même antérieur à la science psychosociale. Donc, il y a un point de vue psychosocial sur la société comme il y a un point de vue économique, un point de vue biologique etc. dès le début. Il ne faut pas croire que le point de vue social naît avec la science sociologique. Le point de vue social existe au xviie siècle, au xviiie siècle, etc. Les gens disent « on introduit de la science etc. » mais ça, c’est une banalité depuis Bacon. Et donc, le point de vue « sur » et la science sont deux choses différentes. Mais on ne peut pas les séparer : c’est le point de vue « sur » qui a motivé probablement la naissance de la science. Si vous retournez à La Cité antique de Fustel de Coulanges (je prends quelques exemples très anciens), prenez Taine ou Marc Bloch sur les Rois thaumathurges, c’est un point de vue particulier, le regard psychosocial est là ! C’est quelque chose qui existe dans la réalité de la pensée universelle. J’essaie de le montrer dans La Machine à faire des dieux[4] : Simmel, Mead etc. Donc, si vous voulez avant d’avoir la théorie, ou telle théorie ou même la science, il faut penser que l’étudiant doit avoir ce regard.

14En fait, je suis arrivé très tard à la psychologie sociale, jusqu’en 1964, jusqu’à ma thèse, je ne connaissais pas vraiment la psychologie sociale. J’étais à Paris etc. mais c’est en voyageant… Il y avait quelques manuels si vous voulez, qui m’ennuyaient un peu. J’avais l’habitude de lire mais pas tellement de la psychologie sociale. Ce qui m’a frappé cependant, c’est qu’il pouvait y avoir des théories psychosociales mais il n’y avait pas de regard psychosocial. Prenons deux exemples significatifs. Je vais prendre un exemple classique, c’est l’expérience d’Asch [5]. Dans cette expérience qui utilise des lignes géométriques, on a une minorité et une majorité dont Asch dit qu’elles sont inégales, avec une minorité d’un seul. Puis il y a une autre expérience avec une majorité qui fait office de compère. Dans ces expériences, qui prouvent la conformité, on n’explique jamais pourquoi il y a quand même 66 % de gens qui ne sont pas conformes… Alors j’ai fait deux raisonnements. Premièrement, on parle de l’information, on dit qu’elle est correcte, mais on ne dit jamais que ce sont des lignes géométriques, c’est-à-dire que c’est de la science, c’est objectif. Ce n’est pas seulement correct, c’est une réalité objective. Et la deuxième idée, c’est que du fait que c’est objectif, cela a de l’influence, un impact sur la réponse des sujets. Et j’ai même fait une expérience que je n’ai jamais publiée parce que cela n’avait pas vraiment d’intérêt, mais pour me convaincre moi-même, dans laquelle j’ai repris les mêmes lignes mais sur un livre de géométrie. Eh bien, si vous présentez ces lignes sur un livre de géométrie, vous avez encore plus d’impact. C’est dire que c’est symbolisé. Ces droites etc. symbolisent le savoir. Par rapport à cette expérimentation et ces 66 % qui ne répondent pas, on ne regarde pas le contexte plus large alors qu’il y a un acteur qui est présent dans l’expérience mais dont on ne parle pas, à savoir la société. L’interprétation n’est faite que dans un seul cadre en dehors de la société. Il n’y a donc pas de vision psychosociale.

15Prenons une autre expérience qui m’a toujours passionnée depuis le début, celle de Milgram. Milgram a voulu modéliser quelque chose qui avait rapport avec les camps de concentration, je pense. On dit que les gens font ça par obéissance, pour obéir, mais il y a un élément moral après tout : « j’ai signé un contrat donc je me suis obligé et je peux le faire, je fais beaucoup de choses par obligation morale » donc ce n’est pas seulement le phénomène de la science, je le fais par obligation, par devoir. Et c’est intéressant car dans son livre, Heider [6], quand il parle de morale ne parle que d’une chose, du devoir et il retourne à la morale kantienne. Donc, dans l’analyse de cette obéissance, je ne sais pas à quoi j’obéis ! Est-ce que j’obéis à un certain contrat et ensuite à l’obligation ? Ainsi, je suis dans la morale de la société close de Durkheim avec des obligations. J’imagine mal un phénomène psychosocial dans lequel il n’y a pas un élément éthico-moral. Et je pense que la vision psychosociale le présuppose – toujours – entre moi et autrui, il y une obligation. Je reviens aux auteurs qui s’intéressent au point de vue de la société, il y a toujours quelque chose de cet ordre là, lié aux phénomènes symboliques, curieux, de croyance, de morale, c’est-à-dire que les phénomènes de ce genre ont un rôle.

16La conclusion est la suivante : je crois dans l’autonomie de la psychologie sociale. Je ne pense pas que la psychologie sociale soit un supplément psychologique ou social ni un complément social ou psychologique. Il y a des phénomènes sui generis mais c’est un point de vue sui generis. Au départ, cela a été pensé comme ça et puis on est tombé dans des définitions académiques, enfin académiques, des visions des arts et puis des sciences… Le point de vue de l’histoire est important mais les psychologues sociaux s’en moquent : il n’y a pas d’histoire de la psychologie sociale… Au départ, la psychologie sociale était quand même ce point de vue psychosocial très important et très présent.

17La deuxième chose, c’est que l’histoire a été ce qu’on peut appeler une science de l’ordre. Il y a des sociologies de l’ordre, celles de Durkheim, de Marx : le problème de l’ordre y est récurrent. Et c’est à cause de cette sociologie de l’ordre que la conformité est devenue importante (la réduction de la déviance, la réduction des incertitudes – Sherif [7] était quelqu’un que j’aimais beaucoup, mais il faut bien dire que lorsqu’il fait ces expériences sur les normes, cela renvoie à une réduction d’incertitudes). Si je prends, par exemple, Heider qui fait de la psychologie des relations interpersonnelles, qui distingue entre des balanced relationship, il pense que les relations doivent être balanced – équilibrées. Même la relation sociale n’apparaît pas comme quelque chose de primordial mais comme le rétablissement d’un équilibre dans la réalité physique et ça, c’est très important. Chez Festinger aussi. C’est parce que je ne peux pas décider de la vérité ou de l’exactitude physique que j’ai une incertitude et que je m’adresse à l’autre et c’est avec lui que je crée une relation sociale. Donc, c’est comme s’il y avait une sorte d’insuffisance perceptive ou sensorielle… La comparaison sociale, c’est ça. Donc, la réalité sociale est toujours une sorte d’établissement de l’ordre dans quelque chose qui n’en a pas. Maintenant, je ne vais pas faire l’histoire des sciences, mais beaucoup de choses dans les sciences exactes sont conventionnelles, le mètre et bien d’autres mesures du temps sont en fait, dès le départ conventionnelles. Donc, la réalité sociale est toujours vue comme quelque chose qui a rapport à l’ordre et le rapport de l’individu au social renvoie à quelque chose qui rétablit l’ordre (comment le déviant suit le groupe – la pression vers l’uniformité – donc réduction du conflit). Or, je pense qu’il y a quelque chose qui est important quand on s’intéresse à la psychologie sociale : l’individu et le social sont en conflit. C’est quelque chose de profond. C’est quelque chose d’irréductible ou de toutes façons constant. Alors, Durkheim pensait qu’il y avait une différence constitutionnelle… Je ne pense pas qu’il y ait une différence constitutionnelle. Je dirais que de même que Durkheim disait que la contrainte définit le social, le conflit définit le rapport de l’individu au social. Donc, la psychologie sociale est par nécessité une science de cette conflictualité, qu’on essaie de maîtriser, c’est vrai.

18B.O. – Vous indiquez par exemple que « la reconnaissance sociale est le ressort de la psychologie des minorités, de même que la comparaison sociale est celui des majorités ».

19S.M. – Oui, parce qu’elles tendent vers la conformité malgré tout. Elles peuvent innover, c’est vrai, mais si on regarde l’histoire, on a une confirmation de cette tendance. Alors le troisième aspect, c’est toujours du relationnel, c’est toujours de l’interactif. Nous ne pouvons pas, du moins en psychologie sociale, sortir de ce cadre. L’interactif, le relationnel, c’est quand même l’image de base. C’est parce que c’est conflictuel, parce que c’est relationnel au sens intensif que le point de vue psychosocial s’est toujours intéressé aux écarts. Quand Bloch utilise la psychologie collective, c’est parce que dans le phénomène des Rois thaumaturges, il y a un écart par rapport à ce qui est légal etc. De même, lorsque Taine s’intéresse à la psychologie sociale, c’est bien parce qu’il y a tous ces phénomènes de révolution etc. qui ne sont pas des phénomènes ordinaires. Et ce qui est intéressant, c’est que lorsque j’ai commencé à faire de la psychologie sociale, la revue qu’on appelle aujourd’hui Journal of Personality and Social Psychology s’appelait The Journal of Abnormal and Social Psychology. C’est-à-dire qu’il y avait une association de la psychologie sociale avec quelque chose d’anormal. La psychologie sociale serait sollicitée dès qu’il y aurait un écart par rapport à la norme. Et je pense que c’est lié à l’interactif, au conflictuel. Mais les psychologues sociaux en général ont toujours essayé de faire comme si ce n’était pas le cas.

20Je voudrais donner un exemple historique. J’ai pensé à l’École de Durkheim. Dans cette École, ce qu’on voit c’est la compétition du point de vue sociologique et du point de vue psychosocial. C’est-à-dire que ce n’est pas de la psychologie sociale. Le cas le plus parlant, c’est cette opposition entre Durkheim et Lévi-Bruhl à propos de la religion. Lévi-Bruhl crée une sorte de point de vue, une nouvelle psychologie. Prenons le cas des représentations qu’il définit comme mystiques, alors Durkheim, qui était très kantien, pensait qu’on pouvait expliquer le mystique par le collectif. Et Lévi-Bruhl pensait que cela pouvait être un collectif mais un collectif spécifique. Et cette caractéristique des représentations n’est pas entièrement expliquée parce qu’on dit qu’elles sont collectives. Durkheim, qui avait un point de vue très rationnel de l’évolution, pensait que tout ce qui était « primitif », notamment les représentations, la participation, allait disparaître puisqu’on se dirigeait vers une rationalité croissante. Lévi-Bruhl ne pensait pas ça. Il pensait que cet élément de participation ne disparaîtrait jamais. Il y a d’ailleurs un livre très intéressant de Davy, qui date des années 1930, qui s’appelle Sociologues d’hier et d’aujourd’hui où on voit cette tension entre ce point de vue qu’on pourrait dire sociologique et un point de vue psychosocial. On pourrait dire la même chose de Halbwachs. Il y a toujours cette tension que l’on constate à l’intérieur de l’École durkheimienne.

21L’introduction du relationnel, le fait d’introduire alter/ego etc., ça c’est important. Je vais prendre un autre exemple, un livre de psychologie sociale de Heider. Heider ne définit pas le social par une relation ou par un objet. Il dit que percevoir un objet, c’est de la perception, percevoir une personne, c’est de la perception sociale. Le social se définit par la qualité de l’objet. Ce n’est pas ma relation de perception à l’objet ou à une personne qui est différente, ce sont les objets qui sont différents. Si je perçois cette table, c’est une perception. Si je vous perçois, vous, c’est une perception sociale. Donc, l’interactionnel et le relationnel jouent ici très peu. Et c’est souvent le cas. Je parle d’identité mais je ne parle pas de rapport entre deux personnes, entre deux identités. Il y a des identités qui interviennent mais pas l’Autre. Il y a en fait un dualisme, le dualisme sujet/objet, c’est lui qui sert de modèle. Or, le modèle triangulaire remet en question ce dualisme. On met l’accent sur les relations, sur l’interaction. Comme lorsqu’on se réfère aux minorités et à l’innovation, aux majorités etc., on met toujours l’accent sur l’objet et pas sur le processus ! Introduire le troisième aspect, dans ce triangle, c’est différent. Ce qui compte, c’est le relationnel et l’interaction, pas l’objet en lui-même. Ce n’est pas le fait que vous soyez une personne qui rend votre perception sociale, ce n’est pas le fait que ce soit une table qui rend nos relations différentes.

22L’absence de relationnel et l’absence d’interaction font que la communication occupe une place très secondaire, comme le langage…

23La psychologie sociale aujourd’hui, ce n’est pas une psychologie de l’individu comme on dit souvent, on parle d’individualisme etc. C’est en fait la psychologie d’une société de solitaires, de gens qui n’interagissent pas entre eux. Il n’y a pas d’individualisme mais des individus solitaires, sans amis, sans famille, sans fêtes, etc. comme si chacun était un dieu seul. C’est un monothéisme de la solitude. L’individu décide tout seul, agit tout seul… vis-à-vis des événements extérieurs. On dit que c’est de l’individualisme mais je ne pense pas que ce soit de l’individualisme. C’est la solitude. Enfin, peut-être que ce qui joue surtout un rôle, c’est ce primat de la perception. D’où aussi l’idée que la cognition, les processus mentaux, c’est ce qui traite de l’information et de toutes ces choses là. Dans ce sens là, le relationnel et l’interactif sont plus proches de tensions vers, de l’intentionnalité.

24B.O. – Oui, vous dites d’ailleurs que « comprendre autrui permet de s’approcher de la vérité », et que « c’est seulement quand on se souvient que chacun vise à faire de ses actions un langage », que cela ne peut être possible qu’à partir du moment où l’on communique, d’où la « nécessité de la présence et de la relation à l’autre », qui « est une affaire d’intention et non pas de simple rhétorique ». La légitimité de ce qui serait vérité n’est alors évidente que dans ce rapport à l’autre, la construction commune de représentations, de croyances, de valeurs ?

25S.M. – Cette intention en direction de quelque chose, si on va jusqu’au bout, en tenant compte de tout ce que la psychologie sociale nous apprend depuis un certain temps sur le sujet, l’intentionnalité, c’est d’abord le primat de la représentation. Avoir l’intention, c’est se représenter. On ne peut pas imaginer que les relations sont imperceptibles. Les relations sont nécessairement quelque chose que je me représente, que je construis, que j’anticipe. C’est ce qui permet d’élaborer des représentations, il faut aussi que je me représente un autrui. Je crois qu’on trouve déjà dans l’Antiquité le problème du regard psychosocial mais c’est lié au caractère plus tendu, articulé aux tensions, plus proliférant de la ville. La psychologie sociale repose le problème de l’unité des groupes, du rapport entre les gens dans un monde qui les transforme constamment. Donc, je pense que c’est lié à ça et aussi à la littérature. La prose, la prédominance de la prose va dans ce sens. Les gens ont appris à lire au sens propre du terme mais aussi à lire le sens des phénomènes à travers la prose. Le roman est en grande partie psychosocial. La psychologie sociale est une science moderne. De même que beaucoup de générations ont appris à lire grâce à la Bible, il y a un lien très fort entre psychologie sociale et prose, roman et modernité. Et le problème de la psychologie sociale est un problème de rapport à la ville.

26B.O. – Les liens entre psychologie sociale et communication sont-ils importants, voire décisifs ? Pensez-vous qu’il faille renforcer les liens existants ou au contraire s’inscrire dans une plus grande autonomie disciplinaire ? Les sciences de l’information et de la communication sont, par exemple, récentes (une trentaine d’années) comme la théorie des représentations sociales (qui a, elle, une quarantaine d’années), pensez-vous que leur « jeunesse » puisse induire un renouvellement conceptuel et épistémologique d’importance en sciences humaines et sociales, par le truchement entre autres du «regard psychosocial » ?

27S.M. – Là, je serais un peu dogmatique. J’ai toujours dit que la psychologie sociale s’occupait de communication et de phénomènes idéologiques [8] et je pense qu’effectivement, quand on étudie les représentations, on étudie la communication. Moi, je pense que l’étude de la communication, même si on l’appelle « infocom » etc. n’existe pas. Ce n’est pas encore très développé. Je pense que les phénomènes de communication sont très sous-étudiés. Il y a peu de chercheurs, il y a peu de recherches, il y a vraiment peu de théories. On peut se demander pourquoi il y en a si peu, pourquoi la psychologie sociale s’en occupe si peu… Moi, je n’ai pas de réponses à ça, mais c’est quelque chose que je constate. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de faire des choses. C’est en même temps très sous-financé. J’ai dit un jour qu’on dépensait des centaines de milliards sur la communication, si on donnait 1% pour fonder un institut (il y a eu l’essai de la Segmas, c’est le seul exemple) mais que faisait-on ? Les gens travaillaient sur des thèmes déjà existants dans la communication. Sinon, il y a eu le laboratoire de recherche de D. Wolton (j’y ai participé) mais j’ai souvent eu l’impression que les gens reformulaient des problèmes de politique en termes de communication et c’était toujours la même histoire… J’ai même eu une fois le prix Burda en Allemagne et nous avons travaillé pendant cinq ans, nous avons fait une réunion internationale dans le cadre d’une fondation, sur ce problème et il y a eu des choses de faites, mais on ne peut pas dire que la communication constitue une priorité, un souci. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de recherches, mais la psychologie sociale n’a pas fait beaucoup de recherches sur la communication. Alors qu’au départ, la communication est essentielle pour la psychologie sociale : les différents genres de communication et les représentations etc. En même temps, c’était lié à un intérêt à l’époque pour l’information, l’alpha et l’oméga de tout ça… Quand on parle de dialogique, on parle de communication d’une certaine manière, quand on parle du langage… C’est très important. Je pense toujours quand on parle de genèse des représentations sociales que la forme primordiale, c’est la communication. Vous savez, beaucoup de gens écrivent pour qu’on puisse dire des choses contre la communication, pour les médias etc. Après tout, nous parlons tous sur des impressions, les recherches intéressantes sur l’influence de la télévision sur les enfants, beaucoup de choses comme ça… mais sur ce phénomène, ce processus fondamental, il n’y a rien. Maintenant, je ne vois pas pourquoi je dirais que c’est de « l’infocom » puisque la communication elle-même contient cet élément d’information ! Si l’information, c’est dépendant de la communication, on revient au dualisme…

Notes

  • [1]
    S. Moscovici, «L’âge des minorités, l’âge des masses », in R. Seagatori, C. Cristofori, A. Santambrogio, Scritti in onore di Franco Crespi, Milan, Il Mulino, 2001, p. 153-170.
  • [2]
    Préface au livre de D. Jodelet, J. Viet, P. Besnard, La Psychologie sociale – une discipline en mouvement, Paris, Mouton, 1970, p. 15-64.En ligne
  • [3]
    S. Moscovici, Psychologie sociale, Paris, PUF, 1984.
  • [4]
    S. Moscovici, La Machine à faire des dieux, Paris, Fayard, 1988.
  • [5]
    S. Asch, 1952, Social Psychology, Oxford, Oxford University Press ; 1956, « Studies on independence and conformity : a minority of one against an unanimous majority », Psychological Monographs, 70, 416.
  • [6]
    Cf. F. Heider, The Psychology of interpersonal relations, New York, Wiley, 1958.
  • [7]
    Cf. M. Sherif, The Psychology of social norms, New York, Harper and Row, 1936.
  • [8]
    Cf. l’ouvrage cité dans la note 2.
Français

In this interview Birgitta Orfali asks Serge Moscovici about the specificity of his social psychological triadic model. Rather than to underline disciplinary theories or concepts, the aim of this interview is to inquire how the triadic model permits apprehension both of its originality in social psychology and its impact on larger fields of application that may not be strictly scientific.

Mots-clés

  • regard psychosocial
  • minorités
  • majorités
  • communication
Serge Moscovici
Serge Moscovici, directeur d’études émérite de l’EHESS, Paris.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/8947
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