1«Situation paradoxale : il n’y a jamais eu autant d’équipes de psychologie sociale dans les universités françaises ; jamais eu autant d’ouvrages de psychologie sociale de langue française chez les libraires ; jamais eu autant de revues consacrées à la psychologie sociale. Et cependant, la psychologie sociale a toujours autant de mal, semble-t-il, à pénétrer le champ culturel, comme si elle n’avait pas de place dans les médias entre une psychologie plus ou moins médicalisée et une sociologie plus ou moins politisée ». Ainsi débutait en 1995 l’éditorial de la lettre d’information de l’Association pour la diffusion de la recherche internationale en psychologie sociale [1].
2Pratiquement dix ans plus tard la situation a-t-elle évolué ? Force est de reconnaître que, malheureusement, la psychologie sociale reste tout aussi discrète. Joule (2004) va jusqu’à considérer qu’il s’agit d’une « discipline scientifique que l’on préfère ignorer ». Selon lui, les raisons seraient intrinsèques à la psychologie sociale : « elle traite de questions pour lesquelles les gens […] ont des réponses toutes prêtes, réponses qu’ils ont d’autant moins envie de questionner qu’elles fondent un certain consensus social » (ibid., p. 441). Cette discrétion est d’autant plus paradoxale que l’activité éditoriale en psychologie sociale est relativement importante au regard de la situation dans le domaine des Sciences humaines et sociales (cf. Légal et Delouvée, 2001).
3Est-ce à dire que la psychologie sociale serait totalement inconnue du grand public ? Que nos revues et nos livres ne seraient lus que par nous-mêmes ? Même si c’est l’une des caractéristiques du champ scientifique (Bourdieu, 1976), que les producteurs soient leurs propres consommateurs, il n’en demeure pas moins que les livres servent de relais dans l’opinion publique. Mais n’oublions pas surtout que nous enseignons chaque année la psychologie sociale à des milliers d’étudiants. Les études en psychologie connaissent toujours un grand succès et le cursus en premier cycle, tant en France qu’en Belgique, oblige les étudiants à suivre un ou plusieurs enseignements de psychologie sociale. Cette situation est rare dans le champ des Sciences humaines : peu de sous-disciplines peuvent se targuer d’être autant diffusées à travers un enseignement obligatoire.
4Il est vrai que les médias traditionnels n’accordent que peu de place – voire aucune – à la psychologie sociale. Les nouvelles technologies, quant à elles, permettent à un grand nombre d’individus de prendre la parole et de s’exprimer. Nous avons donc choisi de nous intéresser à ces lieux de discussion virtuelle que sont les forums [2] de discussion comme support de diffusion de la psychologie sociale. Celle-ci sera-t-elle utilisée dans les conversations? Comment? Dans quel but ?
« De Usenet à Google Groups»
5Les forums de discussion Usenet sont, avec le courrier électronique et le World Wide Web, un des constituants de l’Internet. Il s’agit d’espaces thématiques communautaires qui permettent d’échanger, sous forme de discussions en temps différé. Ces espaces (groupes ou newsgroups en anglais) sont organisés hiérarchiquement : le préfixe « fr », par exemple, indique que la langue utilisée est le français ; «sci » correspond aux sujets scientifiques ; « rec » signifie récréatif (tout ce qui est en rapport avec les loisirs) ; etc. La hiérarchie des forums de discussion « fr. » comptait au 1er janvier 2002 plus de 300 groupes différents tels que : [fr.bio.medecine.veterinaire] ; [fr.rec.apiculture] ; [fr.rec.tv.series.sf] ; ou encore [fr.education.entraide.maths] [3].
6Fin 2001, ce sont plus de 700 millions de messages répartis dans 35 000 catégories qui existaient dans les forums de discussion (toutes langues confondues). Ce sont ces archives que va racheter le célèbre moteur de recherche Google et qui sont désormais accessibles depuis l’adresse : [http://groups.google.fr/]. C’est cette formidable base de données que nous avons interrogée.
7Nous nous sommes intéressés aux messages comportant dans le corps du texte les termes « psychologie sociale », « psychosociologie» ou «sociopsychologie », considérant que ces termes renvoient à une discipline s’intéressant aux pratiques, phénomènes et processus qui participent à la fois du psychologique et du social. L’emploi du terme même était évidemment essentiel. Il s’agit bien ici de s’intéresser à la représentation et à l’utilisation de l’étiquette « psychologie sociale ». Notre corpus s’étend de mai 1992 (première apparition de l’un des termes précités) à mai 2004. Ce sont plus de 500 messages dans 121 catégories qui sont accessibles [4]. Nous avons choisi de centrer notre analyse sur les forums « fr » c’est-à-dire utilisant la langue française : il ne reste alors que 475 messages dans 74 catégories, chiffre proche des résultats obtenus pour « psychologie clinique » laissant loin derrière les autres sous-disciplines de la psychologie. Pour accéder au corpus nous avons choisi le logiciel Prospéro [5] qui nous a permis de dégager les thématiques qui ressortent des discours analysés. Nous n’en ferons ici qu’une brève présentation.
Analyse du corpus
8Notre objectif premier était d’interroger l’utilisation de la psychologie sociale. Dans cette optique nous avons été amenés à mettre de côté un certain nombre de messages. En effet, nous ne nous sommes intéressés qu’aux textes utilisant la psychologie sociale dans un but particulier. Ont donc tout d’abord été écartés les messages comportant une signature de l’auteur incluant une adresse mentionnant, par exemple, « laboratoire de psychologie sociale X ou Y ». Dans le groupe « fr.psychologie », la série classique de messages issus d’étudiants en cours de formation demandant des références bibliographiques, des explications de notions, des définitions, des réponses à des questions d’examen, voire la transmission de cours a également été mise de côté pour la présente étude. Enfin, le terme de psychologie sociale se retrouve aussi à de nombreuses reprises dans le groupe « fr.emplois », dans les curriculum vitae : «maîtrise de psychologie sociale », « diplôme d’études spécialisées en psychologie sociale », etc. Cette mention n’a d’autre objectif que de préciser une formation universitaire spécifique.
9Dans les deux-tiers des messages restants, deux grandes thématiques émergent de l’analyse des messages recueillis : l’utilisation de la psychologie sociale comme caution scientifique et la perception d’une psychologie sociale comme discipline essentiellement manipulatrice. Ce sont ces deux thématiques que nous allons maintenant développer et illustrer.
De l’usage de la psychologie sociale comme référence
10La psychologie sociale va être utilisée pour justifier, sous couvert de science, des réflexions plus ou moins abouties. Ce sera pour l’auteur du message une occasion de renforcer ses idées. La psychologie sociale acquiert alors le statut de caution scientifique et tente d’expliquer certaines évidences (à tort ou à raison) :
- Quand une personne voit plusieurs personnes s’en prendre à une personne, elle croit que la personne seule a tort (psychologie sociale de base). Ce que ne sait pas Laurent c’est que j’ai demandé en privé ou en public aux personnes qui voulaient me supporter de ne pas le faire (fr.comp.securite.virus ; 24-02-2004) [6].
- Et soit dit en passant, le B-A BA de la psychologie sociale me fait dire que tout médecin libéral qui devient médecin-conseil adoptera ipso facto le mode de pensée de la Sécurité sociale (fr.bio.medecine ; 14-01-2001).
- Les recherches récentes en psychologie sociale le prouvent : vos conseils, pour plein de bons sens qu’ils soient, vont, s’ils sont suivis, très probablement conduire à un résultat contraire à celui espéré (fr.bio.medecine ; 29-09-1998).
- Tu ferais quoi à la place de Brad Pitt ? Tu lui dirais « Ah cool »… Évidemment que j’insiste sur le fait d’être armé au même moment – la psychologie sociale ayant démontré l’influence de la présence des armes sur le passage à l’acte de la violence (fr.rec.cinema.discussion ; 27-06-2001).
- Évidemment. Tant il est vrai que la contre-propagande, surtout menée de manière aussi agressive que le fait notre ami, est complètement contre productive (effet boomerang), cela a été démontré maintes et maintes fois en psychologie sociale (fr.soc.sectes ; 07-07-2003).
- La différence entre d’une part la psychologie sociale, basée sur des faits objectifs, et d’autre part les recueils de témoignages ou même les enquêtes d’opinions, c’est la fiabilité des résultats (fr.bio.medecine ; 18-08-2003).
- Avant de lâcher comme ça des phrases qui vous semblent sonner juste mais ne veulent rien dire, regardez les expériences de psychologie sociale réalisées scientifiquement, « en labo » – si je puis dire (fr.sci.philo ; 09-06-2003).
Que retient-on finalement de la psychologie sociale ?
11Jusqu’ici les exemples que nous avons retenus provenaient essentiellement de connaissances issues d’une formation. Il arrive que ce soient directement les manuels qui sont mis à contribution, tel cet internaute qui indique avoir « recopié honteusement un livre servant à l’éducation des étudiants en psychologie sociale. Je fais confiance à ces propos, même s’ils me déçoivent ». Cette déception provient d’une évidence du résultat, l’auteur considérant que l’on est en présence de sens commun. Ceci démontre bien sûr l’insuffisance, voire l’absence, de formation de cet individu en la matière.
12Mais l’idée principale qui revient à longueur de messages est celle d’une discipline manipulatrice. La psychologie sociale privilégierait la manipulation comme objet d’étude – ou les individus ne retiendraient que cet objet – et, qui plus est, manipulerait pour obtenir ses résultats (utilisation du mensonge dans les expériences). Cette image d’une psychologie sociale se centrant sur les processus de manipulation est amplifiée auprès du grand public par le livre de Joule et Beauvois (1987 ; 2002) au titre plus qu’évocateur, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens [7] :
- Pour compléter le tableau, on lira avec intérêt les ouvrages ci-dessous : Jean-Léon Beauvois et Robert-Vincent Joule, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens ; Robert Cialdini, Influence et manipulation, F1rst documents. Ce n’est pas de la bourse mais de la psychologie sociale (ou de la sociopsychologie, je ne sais plus). Ça traite en particulier de la question de l’engagement. L’engagement c’est quand vous posez un acte, même anodin, même sans réfléchir, mais qui influence votre comportement futur (fr.misc.finance ; 06-04-2000).
- « Il a donc utilisé son charme, c’est moins courant comme stratagème mais vous lui avez quand même offert un petit PEA pour qu’il fasse joujou avec :-) ». Mais si c’est courant, c’est un des grands thèmes de la psychologie sociale. Et ça marche, mais le charme n’a parfois rien à voir là-dedans.
- Par contre, que l’instruction civique à l’école comporte un volet « psychologie sociale » où seraient démontées les techniques de manipulations commerciales (ben oui, y a pas que la pub, y a aussi les techniques de vente et démarchage), politiques, religieuses et ésotériques (ces trois là sont les plus dangereuses) (fr.sci.philo ; 25-11-2002).
- Laissez tomber, c’est un « programme androïde » qui fait des tests de psychologie sociale dans les forums : […] En général, il suffit de l’ignorer et il va ailleurs (fr.misc.cryptologie ; 20-12-2002).
- À mon avis tu as tout inventé de A à Z pour faire un test de psychologie sociale sur le Web et rien de plus ! Vous vous amusez bien dans votre université… c’est le test du jour ? (fr.misc.divers ; 09-01-1999).
13Il est intéressant de noter que dans la seconde édition du manuel de Leyens (Leyens et Yzerbyt, 1997) cette citation et cette référence à la tromperie ont disparu… est-ce à dire qu’en une vingtaine d’années la formation a tellement changé ?
Conclusion
14Nous avons tenté de mettre en lumière les deux thématiques émergentes des discours analysés. La psychologie sociale est bien présente dans ces forums de discussion même si cette présence est somme toute relative comparée aux millions de messages échangés. Notons cependant que la psychologie sociale apparaît au sein de discussions dans des groupes traitant de sujets aussi variés que les sectes, la médecine, les arts, la montagne, la moto ou encore l’homosexualité. La psychologie sociale, ou plus exactement une psychologie sociale expérimentale, se laisse entrevoir au gré d’utilisations diverses et variées. Regrettons en effet que moins de 5% de notre corpus (une vingtaine de messages seulement) concerne la psychosociologie ou la sociopsychologie. Force est en tout cas de constater qu’une partie de ces milliers d’étudiants obligés de suivre un enseignement de psychologie sociale en premier cycle se réapproprie cette discipline. Cette réappropriation se fait au gré de simplifications successives aboutissant finalement à une image déformée et déformante de la psychologie sociale.
15Ce nouveau voisin « chercheur en psychologie sociale » (Meyer, 2000) est encore largement un inconnu et sa discipline objet de malentendus. Mais, c’est aussi à lui de sortir de son laboratoire pour partager ses travaux. Nos étudiants ne doivent pas être que de simples participants à des expériences. Les facteurs extérieurs à la discipline n’expliquent pas à eux seuls, selon nous, son manque de visibilité.
Notes
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[1]
Éditorial, signé par Michel-Louis Rouquette dans le n° 9 (décembre 1995), de l’Adripscope.
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[2]
«Forums» a été préféré à « fora », terme étant plus largement utilisé et reconnu par certains dictionnaires.
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[3]
Voir [http://www.usenet-fr.net/fur/usenet/taxinomie.html] pour le guide du choix des noms de groupes dans fr.* par Christophe Massiot.
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[4]
Chiffre obtenu après avoir nettoyé le corpus des messages reprenant le contenu d’un précédent message utilisant l’un des trois termes.
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[5]
Cf. Chateauraynaud, F., Prospéro. Une technologie littéraire pour les sciences humaines, Paris, CNRS Éditions, 2003.
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[6]
Pour chaque extrait de message sont indiqués le jour d’envoi et le groupe destinataire.
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[7]
Les éditeurs l’annoncent sur la couverture de la réédition du Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, 120000 exemplaires auraient déjà été vendus.