1À l’occasion du débat sur le traité constitutionnel pour l’Europe, on communique enfin davantage sur les valeurs communes, l’horizon idéal auquel aspirent les Européens en dehors des considérations purement économiques ou technocratiques. L’existence d’une communauté de valeurs réaffirmée rassure mais le fait qu’elle soit basée plutôt sur un consensus autour de la culture politique partagée que sur l’identité culturelle commune laisse perplexe.
2Car l’Europe est le lieu par excellence de la diversité assumée mais également de conflits qui en résultent et qui ont souvent été sanglants. Toute cette dimension de confrontation de paradigmes culturels, de l’altérité difficilement tolérée, de la difficile négociation entre ce qui unit et ce qui sépare est souvent occultée dans la communication sur l’Europe.
3Tout se passe comme si parler de la différence posait problème. Soit on l’exagère en l’utilisant comme un épouvantail, soit on la minimise pour insister sur ce qui est similaire et qui par conséquent peut être intégré dans un univers commun. Le débat sur la Turquie est une parfaite illustration de ce procédé : les partisans de l’entrée de ce pays dans l’Union utilisent surtout l’argument de la laïcité comme si l’existence de ce principe dans la Constitution turque suffisait face aux siècles de divergences profondes avec la culture européenne sur tous les plans ; les détracteurs quant à eux, mettent en avant le fossé culturel entre l’Europe et la Turquie considéré comme infranchissable. Tantôt la culture est un argument de tout premier plan, tantôt parfaitement secondaire face aux arguments politiques ou géopolitiques.
4On finit par se demander si les notions telles que l’identité nationale, l’imaginaire collectif des peuples, le caractère national, ou la mentalité ne sont pas devenus des sujets inconfortables, vus comme anachroniques et dangereux et donc évincés des débats publics et remplacés par les considérations concernant l’identité politique, perçue comme plus moderne, plus rationnelle et par conséquent plus facilement susceptible de rapprocher les peuples. Ce qu’on oublie dans ce choix, c’est que les modèles politiques ne sont pas séparables des modèles culturels, comme l’a montré depuis longtemps Weber et que séparer les uns des autres conduit inévitablement à des schématisations abstraites qui ne correspondent que peu à la sensibilité des peuples. Le mot « sensibilité » en français exprime parfaitement ce lien insoluble entre le rationnel et l’affectif qui résulte d’une perception de la réalité et d’une prise de position.
5L’européanité, (autrement dit, l’esprit européen ou l’idée européenne) [1] est de cet ordre-là. C’est à la fois le résultat d’une analyse, d’une réflexion et c’est également une attitude, une adhésion affective aux valeurs intériorisées, une vision du monde qui en résulte, c’est aussi une mentalité, une manière d’être, des coutumes, des mœurs, un art de vivre. Tout ceci ne se décrète pas mais se forge dans un long processus d’acculturation. C’est pourquoi il est indispensable pour en comprendre la complexité, de faire appel aux méthodes, aux approches interdisciplinaires, puisant dans les recherches de l’anthropologie culturelle, de la sociologie des relations interethniques et de la communication interculturelle qui semblent plus à même de répondre à ce type de questionnements nécessaires à l’heure de la crise de la construction européenne. Cet article tentera de donner quelques pistes de réflexion sur le sens de l’européanité aujourd’hui qui soit autre qu’un simple artefact d’une communication institutionnelle, très élaborée mais trop souvent creuse.
Novlangue communautaire ?
6Quand on réfléchit sur la communication autour de la construction européenne, on peut se demander si on ne se trouve pas là face à l’émergence d’une novlangue communautaire ? Celle-ci évite de juger, contourne l’expression de la différence en choisissant des formules neutres, les moins polémiques possibles et passe-partout. On pourrait rétorquer que c’est un trait caractéristique de n’importe quel discours diplomatique. Certes, dans les textes des traités cette remarque se justifie. Mais si l’on élargit la réflexion à la recherche et à la communication politique au sens large, cette exigence n’est plus de rigueur et pourtant on a du mal à trouver des débats sur les divergences profondes.
7L’Union européenne s’est construite en suivant la méthode qui consiste à trouver le maximum de convergences que l’on a d’ailleurs appelé « acquis communautaires » et qui sont devenus les critères d’éligibilité des États. Le thème de la confrontation de paradigmes culturels a été remplacé par celui du dialogue des cultures et de la tolérance qui en est à la fois la base et la condition. Et pourtant les divergences de sensibilités sont très profondes et touchent aux questions essentielles, notamment éthiques. L’arrivée des pays de l’Autre Europe qui a cessé d’être « autre » au moins en apparence, a été un moment très visible d’une série de malentendus. Je me garderai bien de commencer par le religieux face à la laïcité ou bien de la conception particulière de la nationalité et de la citoyenneté. Prenons un exemple « occidental », c’est-à-dire la vision de la politique. Pour l’ex-président tchèque, Vaclav Havel, qui incarne le combat pour l’européanité : « La politique telle que je la comprends est une des manières de chercher et d’acquérir un sens dans la vie ; une des manières de protéger et de servir ce sens ; c’est la politique comme morale agissante, comme service de la vérité, comme souci du prochain, souci essentiellement humain, réglé par des critères humains. » [2]
8Comment parler de la «morale agissante » au sein d’une institution qui ne souhaite aucune intrusion des convictions morales ? (Sauf, bien entendu, les droits de l’homme et l’État de droit qui font objet d’un consensus indiscutable). Or, plusieurs conséquences découlent de cette vision de la politique que porte l’ensemble de mouvements issus de la dissidence Est – européenne, notamment la place du spirituel (qui ne doit pas être confondu avec le religieux) : « Je suis persuadé que nous ne parviendrons pas à construire un État de droit, démocratique si nous ne construisons pas en même temps un État (…) qui soit humain, moral, intellectuel et spirituel et aussi culturel. » [3]
9Le ton est donné : l’État ne peut pas être uniquement un lieu où les citoyens voient leurs droits garantis par les procédures démocratiques. L’apport de l’autre Europe, qui a connu un double totalitarisme fasciste et stalinien, c’est, entre autres, une éthique dissidente du « scrupule » qui réaffirme l’héritage européen à travers le primat de la conscience morale individuelle. Et si l’on parle de la conscience individuelle, il s’agit donc de prendre au sérieux l’Europe spirituelle, considérer la dimension éthique du politique, mais également prendre au sérieux la culture.
10Claudio Magris appelle notre époque « l’époque des options » que l’on choisit comme dans un supermarché des valeurs en fonction de nos préférences personnelles. Une telle attitude prouve que l’on ne prend pas au sérieux les dogmes, doctrines ou modèles dont on s’inspire partiellement. Or, on ne peut respecter une conception du monde que si on la prend au sérieux jusqu’au bout, en confrontant son propre comportement avec la vérité qu’elle propose. Tout mélanger au nom d’une tolérance superficielle c’est enlever la dignité à toute foi, à toute doctrine, et à toute philosophie. Pour l’auteur de Microcosmes c’est un syncrétisme désespéré caractéristique des périodes de transition.
11Prendre au sérieux la culture, la sienne comme celle d’autrui, c’est être capable de discernement et oser porter les jugements de valeurs sur ce que l’on veut développer, poursuivre, et ce que l’on préfère rejeter comme n’étant pas propre à la culture commune.
12Tzvetan Todorov s’est particulièrement intéressé à ce problème. L’auteur de Nous et les autres exprime son insatisfaction de la pratique des sciences humaines et sociales et finit par adopter l’essai moral et politique. Ce qui lui pose problème, c’est la rupture entre vivre et dire, entre faits et valeurs. «Comment s’occuper de l’humain sans prendre parti ?» se demande-t-il. Du coup, il choisit de réfléchir sur les doctrines philosophiques qui ont eu des conséquences pratiques. Il propose ce qu’il appelle un genre hybride, moitié histoire de la pensée, moitié essai de philosophie morale et politique. « Je ne suis à l’aise ni dans le général ni dans le particulier : seule me satisfait leur rencontre. » [4]
13On ressent le même malaise lorsqu’on réfléchit sur une méthode d’analyse des interactions entre systèmes culturels différents. L’interculturel que nous proposons de développer n’est pas tout à fait nouveau. Il a déjà une histoire qu’il n’est pas inutile de rappeler afin d’élaborer une autre façon de réfléchir sur l’européanité.
14Ce sont les Américains qui s’étaient intéressés à partir des années 1960 à ce qu’on appelle désormais la communication interculturelle. Elle s’est développée aux USA d’abord comme une discipline semi académique, semi pratique, et qui s’est beaucoup basée sur des exemples en laissant la part à une conceptualisation relativement faible. Souvent hésitante entre la description et la prescription, elle a réussi au moins à mettre au clair son objet : « la communication entre les êtres humains de différentes cultures » et non pas entre représentants officiels, ce qui relève de la communication internationale.
15Yves Winkin a analysé en 1984 les travaux de recherche se rapportant à la communication interculturelle américaine qu’il a jugé très fragmentés, peu structurés, peu « théorisés ». Sa conclusion est nette sur l’apport et le développement de cette discipline : il importe, selon lui, d’éviter deux écueils : « toute importation abusive de la communication interculturelle américaine d’une part, le risque de sombrer dans un sermon humaniste sur la tolérance, l’ouverture à l’autre, la compréhension, d’autre part ».
16Une autre piste à explorer, celle de la médiation culturelle, a attiré l’attention de deux chercheurs en SFSIC, Bernadette Dufrêne et Michèle Gellereau [5]. Elles ont analysé l’émergence de ce nouveau concept, qui, au départ, fonctionnait plutôt comme une simple métaphore (notamment du passage et du lien) et qui a fini par trouver sa place au sein des sciences de l’information et de la communication.
17Il n’est pas étonnant que l’interrogation sur les reconfigurations disciplinaires récentes éveille l’intérêt de sociologues travaillant plus particulièrement sur les questions d’altérité. Dominique Schnapper dans son ouvrage La Relation à l’Autre, au cœur de la pensée sociologique montre le lien qui existe entre la discipline appelée en France « sociologie des relations interethniques » et la psychologie sociale ou l’anthropologie à l’américaine. L’auteur fait état d’un rapprochement sensible entre la démarche des sociologues et celles des anthropologues depuis les années 1960.
18Tout se passe comme si les chercheurs des disciplines traditionnelles, amenés à effectuer des comparaisons entre des réalités culturelles différentes ressentaient le besoin d’un détour par l’anthropologie pour vérifier ou valider leurs comparaisons, les analogies qui les frappent et pour en dégager des constatations plus générales. D’autre part, les anthropologues ont abandonné leur traditionnel terrain d’observation qu’était celui de l’exotisme et se sont intéressés à l’altérité autre qu’ethnique, par exemple, sociale, professionnelle ou résidentielle, ce qui a permis une plus grande communauté de visées.
19L’évolution des champs traditionnellement réservés pour chacune des sciences humaines et sociales montre des regroupements disciplinaires nouveaux. Ce qu’on appelait la communication interculturelle aux États-Unis, dont certains éléments se retrouvent dans le champ de la médiation culturelle à la française, pourrait évoluer vers une anthropologie interculturelle interdiscipline, pluridiscipline ou plutôt multidiscipline originale, qui saurait combiner l’inventivité pédagogique américaine avec la rigueur intellectuelle européenne, selon les voeux d’Yves Winkin formulés en conclusion de son bilan de la réflexion ayant trait à l’interculturalité.
20La tâche est ambitieuse et complexe car il s’agit de trouver un moyen d’objectiver les expériences particulières et de les transformer en connaissances, ce qui est une démarche habituelle en sciences sociales. Mais dans le cas de l’analyse interculturelle, il faut aussi y rajouter nécessairement un point de vue comparatiste. Pour ce faire, il importe d’étudier les modes de relations entre personnes et cultures de manière la plus contextualisée possible, pour éviter des généralisations abusives, des schématisations simplistes. Afin d’y parvenir, il importe de donner un statut privilégié au particulier, à la singularité, au sujet, et voir la culture en tant que vécu des personnes qui lui confèrent un sens particulier et non pas en tant que structure abstraite. Par conséquent, il importe de valoriser le témoignage, l’expérience personnelle et collective, tout en sachant extraire de celle-ci les éléments constitutifs d’une culture, son ossature « modélisable ».
21Il ne s’agit pourtant pas de fournir un modèle qui soit une synthèse, forcément trop schématique et souvent dangereusement réducteur. Dans une démarche de ce type, le modèle est un instrument d’analyse, non de synthèse. Il s’agit de fournir des concepts idéals – typiques, qui ne peuvent pas être dissociés d’une série d’exemples.
Décrire l’altérité
22Lorsqu’on réfléchit sur la meilleure façon d’aborder l’étude de la différence culturelle, de l’altérité, on doit s’interroger plus particulièrement sur le statut de la description. Tout d’abord pour décider quels éléments prendre pour objet d’analyse afin que celle-ci soit pertinente, et aussi pour s’interroger sur la manière de construire le récit, autrement dit sur le style.
23Regardons d’abord la question de fond. Comment faire pour éviter le reproche de subjectivité, pour donner à l’explication interculturelle un caractère dépassant un cas, généralisable ?
24L’anthropologie interculturelle emprunte sa méthode à l’ethnologie. Jean Bazin [6] a tout à fait raison en la définissant tout d’abord en tant qu’étude de cas. Elle procède en effet par l’observation participante, c’est-à-dire une observation complétée d’explications, des commentaires sollicités et ensuite rendus sous la forme d’un récit. « Ethnographier, c’est inscrire sur un support quelconque (un texte, un film, une salle d’un musée…) une série de traits qui distinguent un peuple d’un autre et qui, pris ensemble (plusieurs caractères liés formant un type) sont censés en exprimer le génie propre, l’esprit, l’ethos. Les ethnographes n’étudient pas des cultures, ils en écrivent. » [7]
25Or, pour qu’une description soit pertinente, il faut se concentrer sur les éléments qui paraissent significatifs pour une culture. On procède donc forcément à un tri en fonction de la problématique que l’on a privilégiée. La dialectique du particulier et de l’universel est au cœur de l’interrogation interculturelle. Bazin l’exprime bien lorsqu’il remarque qu’il s’agit d’être observateur non plus de l’homme, mais d’une manière particulière d’être homme. Il utilise le terme de variante pour bien montrer que ce que font les hommes dans une culture donnée correspond forcément à un phénomène analogue dans une autre culture qu’il importe de trouver. L’anthropologie interculturelle c’est peut-être la recherche obstinée de correspondances.
26Pour les trouver, il faut procéder simultanément à la description, et à l’interprétation. La démarche interprétative est en effet indissociable de la démarche explicative dans une science de l’interaction sociale. Interpréter, c’est rendre opératoire l’élément d’interculturalité. Plusieurs précautions s’imposent pourtant. Il faut être dans cette entreprise, comme le dit Dominique Schnapper, un relativiste relatif. Cela signifie relativiser l’expérience jusqu’à un certain point, au-delà duquel il est nécessaire de réaffirmer l’universalité de l’expérience humaine, sinon aucune interculturalité n’est possible, mais simplement une superposition d’images sans rapport les unes avec les autres. Ni universaliste abstrait, ni relativiste radical, le chercheur doit faire concorder le souci du respect du singulier, sans perdre de vue, à aucun moment, l’ancrage de ce dernier dans un horizon d’universalité.
27Une autre précaution concerne la forme, la production d’images. Les cultures aujourd’hui sont, comme jamais auparavant, disponibles à travers les images qu’elles donnent d’elles-mêmes ou que les autres donnent d’elles. Ces images sont produites d’une certaine façon, diffusées et consommées souvent sans médiation aucune, en direct. Les sciences de l’information et de la communication sont particulièrement bien armées pour s’intéresser à ces phénomènes de la représentation, de la réception et, dans certains cas, de la manipulation par images ou à travers les images. C’est pourquoi il importe de réfléchir sur la stylisation de la description choisie. La manière de décrire un groupe fait partie de son identité et est loin d’être innocente, neutre.
Recherche de sens commun
28L’européanité comme recherche de sens commun au lieu d’être une création, l’invention d’une identité construite, implique la nécessité de voir autrement l’unité de la culture et d’accepter qu’il y ait aujourd’hui plus d’espace d’innovation par rapport à la simple transmission de la tradition et plus d’interactions avec d’autres cultures (d’où l’intérêt croissant pour une approche interculturelle des réalités sociologiques et psychologiques). Nous avons vu que, paradoxalement, cet état de choses pose le problème de la connaissance de notre propre tradition culturelle, qui même revue et corrigée, relativisée voire rejetée, reste indispensable comme point de repère et plus particulièrement lors d’une rencontre réelle avec une autre culture : « Ignorer aujourd’hui notre propre histoire ou la falsifier constitue la voie royale pour ignorer l’histoire des autres peuples, stériliser leur apport propre. Comment un Français ou un Allemand pourraient-ils entendre quoi que ce soit aux courants de l’islam, aux complexes métaphysiques de l’Asie, s’ils n’ont d’abord pris connaissance de leur propre héritage religieux, fussent-ils incroyants ? Et c’est au prix d’approfondir le trésor de son passé sans complaisance ni malveillance que l’Européen restera un homme de fidélité multiple, pénétré de cultures étrangères, parlant grec, arabe ou hindi, et pourtant fils de la Seine, de la Tamise ou du Tibre. » [8]
29Or, dans l’enseignement contemporain, notamment en Occident, la tendance dominante n’est pas celle-ci mais plutôt l’inverse. Ce que Bruckner appelle «le sanglot de l’homme blanc» est une métaphore très réussie du malaise de l’occidental face à l’histoire de la civilisation qui l’avait structuré. Une des conséquences de ce malaise, dû à la mauvaise conscience post-coloniale, est la difficulté à éprouver de la fierté pour les réalisations de ses ancêtres. Par conséquent, au lieu d’inculquer aux jeunes générations une image positive de leur identité collective, on leur transmet le sentiment d’incertitude, voire de honte. Il est certain qu’un enseignement équilibré demande une révision constante de l’histoire et une distance critique vis-à-vis du passé. On peut craindre qu’aujourd’hui, dans le souci justifié de corriger certains excès d’autosatisfaction occidentale, on omette de construire ce que les Anglo-saxons appellent self-esteem, l’estime de soi.
30Dans son dernier ouvrage L’Autre mondialisation, Dominique Wolton prône le lien entre diversité culturelle et droits de l’homme en mettant en garde contre l’excès de repentance pour le passé: «Pour que la diversité culturelle ne réveille pas les irrédentismes, il faut qu’elle soit liée à la pensée politique démocratique. Par exemple, tout doit pouvoir être discuté, notamment l’histoire des rapports entre l’Europe et le reste du monde, mais à condition de sortir du cercle vicieux du procès. C’est le cas pour l’esclavage et la colonisation où, rapidement, il n’est question que des réparations – ce qui inhibe toute réflexion pour le présent. Les Blancs d’aujourd’hui ne sont pas les négriers d’hier, et la repentance a une limite.» [9]
31Or, l’absence d’un vrai débat sur ce que certains appellent multiculturalisme, d’autres communication interculturelle, d’autres encore diversité culturelle ou dialogue des cultures prouve bien que l’on sent les dangers de cette problématique, souvent explosive en effet. Ne pas lier les rapports de cultures aux rapports de forces relève de l’angélisme que Wolton dénonce en visant tout particulièrement le discours de l’Unesco qu’il qualifie de «mièvrerie sur la diversité culturelle ». Tout n’est pas rapport de force dans une rencontre interculturelle, mais faire comme si le rapport de force disparaissait dans l’univers qui se réclame du culturel est parfaitement démagogique.
32Alors on préfère affirmer l’égalité de toutes les cultures et clore ainsi le débat avant même de le commencer. Certains, fort heureusement, nous l’avons vu, renoncent à cette facilité et tentent une problématisation de la question de l’égalité des cultures. Nous sommes sensibles à la nuance apportée par Sélim Abou qui propose de faire la différence entre la notion d’égalité et d’équivalence dans la comparaison entre les cultures : « Elles sont toutes fonctionnellement égales, dans ce sens qu’elles sont toutes habilitées à médiatiser les rapports de l’homme à la nature, à l’homme et au transcendant. Mais elles ne sont pas équivalentes (…) » [10]
33L’identité culturelle, nous l’avons vue, est trop souvent négligée aujourd’hui au profit d’une analyse fonctionnelle qui se préoccupe avant tout de l’aspect pragmatique de la cohabitation culturelle. Pour éviter cette dérive fonctionnaliste, il nous paraît important de réfléchir sur la nécessité de revaloriser les sciences humaines dans le domaine de la communication interculturelle qui nous préoccupe ici. Celles-ci tombent trop souvent aujourd’hui sous la domination des sciences sociales (qui prennent pour cadre de référence principalement le réel, en négligeant l’imaginaire, le symbolique, le mythique) et qui ont trop souvent tendance à analyser les frustrations de l’homme en tant que dysfonctionnements de celui-ci au sein de la société. Cette vision trop fonctionnelle de l’être humain qui ignore l’art, la religion et la philosophie (qui sont les trois formes de dépassement de la connaissance scientifique) traduit un certain triomphe de la pensée positive dont les limites sont particulièrement visibles dans le domaine de l’anthropologie interculturelle. Or, afin de rendre compte de la recherche du sens commun d’une européanité retrouvée, c’est précisément cette approche qui semble être la mieux armée dans sa méthode et la plus adaptée dans ses visées.
Notes
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[1]
Le terme d’européanité, néologisme en langue française, est souvent utilisé en Europe centrale comme synonyme de «caractère européen », « ensemble de règles de la bienséance européenne », « le respect des valeurs européennes », étant entendu qu’« européen » renvoie dans ce contexte à la « civilisation occidentale ».
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[2]
Vaclav Havel, Essais politiques, Calmann-Lévy, Paris, 1989, p. 245.
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[3]
Article de Bronislaw Geremek paru dans Gazeta Wyborcza du 22 octobre 2004.
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[4]
Tzvetan Todorov, Nous et les autres, op. cit., p. 13.
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[5]
Bernadette Dufrêne et Michèle Gellereau, « La médiation culturelle, métaphore ou concept ? Propositions de repères », in Émergences et continuité dans les recherches en information et communication, SFSIC, 2001.
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[6]
Jean BAZIN, «L’anthropologie en question : altérité ou différence ? », p. 77, in L’Histoire, la Sociologie et l’Anthropologie, Yves Michaud (dir.), Odile Jacob, Paris, 2002.
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[7]
Ibid., p. 87.
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[8]
Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc, Seuil, 1983, p. 286.
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[9]
Dominique Wolton, L’Autre mondialisation, Flammarion, Paris, 2003, p. 105.
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[10]
Sélim Abou, L’Identité culturelle suivi de Cultures et droits de l’homme, Perrin/Presses de l’université Saint-Joseph, Beyrouth, 2002, p. 396.