1N’y aura-t-il plus d’après à Internet (Dominique Wolton), comme il n’y en a plus à Saint-Germain-des-Prés (Juliette Gréco) ? Le numérique – ordinateurs, portables, réseaux – arraisonnerait-il définitivement les pratiques d’information et de communication (Martin Heidegger) ? Ce numéro soulève la question. Qu’en est-il, à l’heure où les ordinateurs sont partout, de cette notion de pratique depuis que Pierre Bourdieu, Erwin Goffman, André Haudricourt, Serge Moscovici ou encore Harold Garfinkel les avaient étudiés, il y a un quart de siècle, dans des domaines alors « épargnés » par l’idéologie technicienne (Jacques Ellul). De quels cadres théoriques, de quelles méthodologies disposons-nous pour étudier démarches et pratiques dans les domaines de l’information et de la communication ? Existe-t-il des passerelles entre la sociologie et la psychologie, entre sciences de l’information et de la communication (Sic), pour le faire ? Telles furent les interrogations du comité éditorial, composé de Anne-Nelly Perret-Clermont, de Virginie Paul et de Jacques Perriault, comité auquel Alain Trognon s’adjoignit un temps. Anne-Nelly Perret-Clermont nous aida de ses conseils tout au long de la préparation du numéro et nous indiqua des contributeurs étrangers.
2Les retours nous ont apporté deux surprises majeures. La première est que pratiquement tous les contributeurs ont répondu «informatique» aussi bien pour information que pour communication et ont fourni des observations qui conduisent toutes à une certaine perplexité sur l’adéquation des méthodes numériques aux diverses pratiques étudiées. La seconde surprise est que leurs travaux marquent souvent une rupture avec les héritages théoriques, rupture qui suggère soit l’hypothèse d’une fascination insidieuse par l’univers numérique qui ferait perdre ses repères au théoricien, soit la nécessité latente mais pressante d’un renouvellement paradigmatique pour qu’il puisse cadrer et rendre compte de ses analyses.
3Tout se passe comme s’il y avait une contradiction, à examiner de près, entre la position critique des chercheurs et le jeu perfide du paradigme numérique qui leur ferait oublier souvent leurs antécédents théoriques en les attirant subtilement dans la magie du « temps réel » (real time). Ce numéro constitue la première étape d’un processus qui devrait conduire progressivement à des reformulations théoriques. L’urgence de traiter de la raison numérique a fait passer celles-ci au second plan. Aussi bien le risque d’une position naturaliste par rapport aux pratiques numériques méritera-t-il d’être largement discuté après la publication de ce numéro.
Une polysémie perfide
4Comme l’indiquait le titre initial de cette livraison, « Pratiques d’information et de communication », la notion de « pratique » est ici au cœur de l’interrogation. Si le concept trouve son origine dans la philosophie et dans la sociologie, les particularismes brouillent aujourd’hui le jeu. Alors que les Sic parlent de « pratiques de lecture », la psychologie cognitive parle d’« activités de lecture ». La psychologie sociale qualifie de « taches documentaires », ce que les Sic dénomment «pratiques », et réservent ce dernier vocable pour désigner la seule manœuvre d’exécution. Ici, comme T. S. Kuhn l’avait signalé, la notion n’échappera pas à son paradigme de référence et les mariages seront problématiques.
5Le grand inconvénient de la notion de pratique est d’être pratique. Apparemment superposables et souvent confondus, deux vocables « pratique » se téléscopent. Ayant une même origine mais des histoires différentes, ils viennent tous deux du grec praktikè, féminin substantivé de praktikos « habitué ou propre à agir, efficace », qui s’oppose chez Platon à theoretiké ou science spéculative.
6Le latin religieux médiéval leur a donné des sens différents. Le premier vocable descend de practice qui désigne la vie active, par opposition à la contemplation et son premier sens est l’application des règles et principes. Le second vocable découle de practicus, actif, agissant. Dans la traduction française de «Critique de la Raison Pratique», le terme a une connotation morale (qui n’est pas retenue dans la paronomase «Critique de la raison numérique»). Mais l’usage courant l’a conduit à désigner celui qui possède le sens des réalités et s’adapte aux situations concrètes [1]. Le voisinage de praxis ne simplifie guère la tache. Au Moyen Âge, le terme désigne l’action. Repris en 1934 par Marx dans ses thèses sur Feuerbach, il désigne l’action par laquelle l’homme transforme la nature pour répondre à ses besoins, ce qui l’engage dans la structure sociale. Tout aussi gênante est la pragmatique, qui bien loin de son ancêtre grec pragmatikos «qui concerne l’action, qui concerne les affaires» désigne aujourd’hui chez les linguistes et les sémioticiens l’étude du langage du point de vue de la relation entre les signes et les usagers (Benveniste, 1956).
7Dans le langage courant, le terme de « pratique » possède une multitude de significations : pratique du sport, pratique professionnelle, conseils pratiques, pratique de la conduite automobile, recueil de bonnes pratiques, par exemple. Il en va de même dans le domaine scientifique. La science politique, chez Tocqueville : « L’Ancien Régime tout entier est une règle rigide, une pratique molle ». Napoléon III crée l’École Pratique des Hautes Etudes en 1869. La sociologie des organisations considère que tout modèle fonctionne à distance de sa théorie, moyennant des pratiques, un ensemble d’arrangements et de compromis (Crozier). L’histoire sociale se distingue de celle des organisations par les notions de compromis, de transaction, et d’accommodement (Cottereau), la notion de pratique n’est pas loin. Chez Bourdieu, la pratique est le résultat imprévisible de l’habitus et de la logique pratique. Le titre de la revue Raison pratique, enfin, ne simplifie pas l’histoire du terme.
8Perfide, cette notion l’est certainement. Alors qu’on croit l’appréhender aisément, elle glisse entre les mains de qui veut la saisir. Elle semble mettre d’accord ceux qui travaillent sur la modélisation du sujet et ceux qui penchent vers une théorie de l’action, alors qu’ils ne le sont pas forcément. D’où le risque pour ce numéro d’un pseudo consensus.
9Protéiforme, elle l’est aussi: comment la situer par rapport à des notions voisines telles que «stratégie», «conduite», «procédure», «application», «tache», «activité», «habileté», «pratique sociale», «pratique rituelle», «praxis», «logique de la pratique», «manière», «pragmatique», «habitus», «théorie de l’action», «communautés de pratiques», «situation», «compromis», «transaction», «accommodement» et «usage»? Les travaux théoriques abondent: Pierre Bourdieu, Bernard Conein, Aaron Cicourel, Norbert Elias, Erwin Goffman, André Georges Haudricourt, Hutchins, Jean Lave, Norman, Anne-Nelly Perret-Clermont, Louis Quéré, Laureen Reznyck, Etienne Wenger, Yves Winkin, Dominique Wolton et bien d’autres ont traité de ce sujet.
10Vide de sens, elle peut l’être enfin, lorsque le terme révèle à l’analyse un mélange non contrôlé de plusieurs des équivalents signalés auparavant.
11Associer à « pratique » les termes d’information et de communication ne simplifie guère la tache, car ces deux-là cumulent aussi des significations, pleines ou vides. Si l’on combine les trois termes, pratique, information et communication, le risque n’est donc pas négligeable de créer un syntagme vide ou bien obèse de sens.
Genèse
12Dans les années 1970, les travaux sur les pratiques se cantonnaient dans quelques disciplines. L’anthropologie sociale, la sociologie, l’archéologie cherchant à comprendre le mode de vie des sociétés, aussi bien contemporaines que passées, s’intéressent aux instruments du quotidien et à la façon dont les gens s’en servent. Michel de Certeau et Luce Giard décortiquent à l’époque la vie quotidienne ; André Leroi-Gourhan reconstitue les techniques de fabrication à partir des objets lithiques sur des sites magdaléniens ; André Georges Haudricourt s’interroge : « Il faut, si l’on veut comprendre, suivre l’outil dans son travail, observer les gestes qui le commandent et que son maniement réclame, le cinématographier en plein mouvement» [2] ; en 1985, Anne-Marie Laulan observe des résistances aux systèmes d’information et souligne le décalage entre l’offre technique et la demande sociale d’information [3].
13Chez Peirce puis chez Bourdieu, la croyance est en relation avec l’habitude, celle-ci étant une modalité des pratiques. Dans son essai The Fixation of Belief, Charles Peirce analyse la relation entre croyance et habitude (habit). Un siècle plus tard, Pierre Bourdieu propose une mise en relation des conduites collectives avec les contextes dans lesquelles elles se produisent par le concept d’habitus: des structures cognitives, des procédures à suivre, internalisées par l’individu, le conduisent à engendrer et à organiser des représentations et des pratiques sociales. L’habitus est toujours orienté vers des fonctions pratiques. Lev Vigotsky insistera sur les artefacts physiques dans les pratiques sociales pour assurer le lien entre pensée et communication.
14Bourdieu publie successivement «Esquisse d’une théorie de la pratique [4]» et «Un art moyen. La photographie». Il distingue opus operatum, l’œuvre achevée et modus operandi, le mode opératoire, la façon de faire. De ses travaux, on a surtout retenu l’habitus, mais pas assez la logique et le rôle que joue la représentation dans sa notion d’usage social. (L’Art moyen est un traité de la pratique photographique, thème qui nous concerne particulièrement ici, puisque ici aussi intervient un outil d’information et de communication comme l’appareil de photographie). Il définit aussi la notion « d’aire du photographiable », une représentation, configurée par des normes sociales, de ce qui peut ou non faire l’objet d’une prise de vues. Chez les journalistes, le cadavre est photographiable ; il ne l’est pas chez les paysans béarnais. Ses travaux m’ont servi pour le concept de logique de l’usage, car la notion de représentation sert de passerelle entre sociologie, ethnologie et psychologie. Pierre Bourdieu souligne la nécessité de s’intéresser aux pratiques des machines. Ayant reçu La logique de l’usage, que Jacques Perriault lui a envoyé, il lui écrit, en 1989: « … Vous introduisez à une pensée – si indispensable – de la machine. C’est très important.»
15Mais peut-on se limiter à un seul champ, sociologique, psychologique, lorsqu’on étudie l’interaction d’enfants avec l’ordinateur ? Leurs représentations à l’œuvre renvoient à un marquage social ainsi qu’à des raisonnements, des traitements de l’information en parallèle, et, plus globalement, à un espace d’interaction dans lequel interviennent des phénomènes qui relèvent de l’une ou l’autre de ces disciplines. La conception de la logique de l’usage était (1985, 1989) la suivante : en s’en servant, l’utilisateur affine progressivement sa représentation de la machine, il en construit sa propre théorie locale, plus ou moins distante de la théorie fondatrice et affine sa façon de s’en servir en tenant compte de la norme sociale d’usage (Bourdieu) et en donnant ses valeurs propres à ces paramètres que sont le projet, la fonction de l’instrument et ce qui la légitime [5] : « Il faut reconnaître à la pratique une logique qui n’est pas celle de la logique pour éviter de lui demander plus de logique qu’elle n’en peut donner et de se condamner ainsi soit à lui extorquer des incohérences, soit à lui imposer une cohérence forcée» (Esquisse d’une théorie … page 144).
16Pour Serge Moscovici, la pratique est un système d’actions complexes, socialement structurées, et utilisées en relation avec des rôles. Contrairement à la notion de représentation, celle de rôle est fermée et marque une frontière. Plus récemment, Louis Quéré a consolidé la passerelle : pour lui, les pratiques ne sont pas seulement des habitudes de faire ; elles incorporent de la pensée, des représentations, des savoirs, qui nous permettent de les comprendre et de les effectuer et favorisent l’adaptation et l’ajustement à des situations et à des circonstances particulières. Elles sont orientées vers une finalité et ont une temporalité. La notion d’ajustement est intéressante ; elle résulte du fonctionnement de la logique de l’usage (Perriault, 1989). Les utilisateurs modulent en effet l’emploi d’un appareil en fonction de leur projet, de la fonction de celui-ci ou de celle qu’ils lui attribuent et de l’expérience qu’ils en tirent.
Action située
17Dans les années 1980, la contextualisation mobilise les sciences humaines et sociales. Il s’y passe avec décalage dans le temps ce qui est arrivé une décennie plus tôt à la linguistique. Autant les modèles syntaxiques hors contexte (context free) dans la lignée de Chomsky aboutissaient à des constructions formelles satisfaisantes, testables sur ordinateur, autant le passage à l’analyse sémantique s’est révélé problématique – et l’est toujours – car celle-ci requiert des modèles sensibles au contexte (context sensitive). Des frontières disciplinaires sont alors franchies. Une anthropologue, Lucy Suchman, propose le concept de cognition située, rejoignant ainsi, peut-être sans le savoir, des dissidents de l’École de Piaget, Willem Doise, Gilbert Mugny, Anne-Nelly Perret-Clermont qui introduisent les notions de contexte, d’interaction entre pairs et de marquage social dans l’étude des pratiques d’apprentissage. Une grande attention est accordée au rôle des artefacts qui balisent l’espace dans lequel se produit la construction de connaissance ; ce sont les études de Jean Lave et de E. Hutchins (cognition distribuée), de Bruno Latour et Michel Callon (systèmes d’alliance), de D. Norman et Bernard Conein (rôle des artefacts), de Paul Duguid, John Seely Brown, Etienne Wenger sur les communautés de pratiques. Dans un ouvrage récent, Anne-Nelly Perret-Clermont écrit : « Penser trouve ses racines dans des activités collectives qui le permettent ou même le suscitent. L’enfant et l’adolescent entrent dans des communautés de pratiques … qui rendent plus ou moins explicite leur pensée et les discours qui en résultent … Cette confrontation constante avec des activités collectives, avec des mots et d’autres médiations symboliques, avec la prise de rôle, mais aussi avec des situations socialement construites, avec des ensembles de problèmes et les solutions acceptées, avec les mémoires et les sentiments exprimés, contribuent à équiper l’individu avec les moyens de penser, qu’à son tout, il ou elle apprend à utiliser en les réinvestissant dans de nouveaux contextes et aussi en adoptant de nouvelles techniques. » [6]
18Il ne viendrait donc plus à l’esprit d’étudier une pratique hors de son contexte professionnel, technique, social. Venons-en à une définition.
Définition
19La définition qui englobe les conceptions de la pratique émanant des contributions à ce numéro peut s’écrire comme suit : les pratiques sont des conduites finalisées, individuelles ou collectives, figées ou adaptatives, socialement situées, inscrites dans une temporalité, sous tendues par des représentations, des savoirs, une logique et un raisonnement, marquées par une appréciation de soi et des autres, et révélatrices d’une culture qu’elles enrichissent éventuellement en retour. La notion de conduite, qui eut son heure de succès en psychologie, paraît opportune ici, car elle englobe le fait de se conduire soi-même et implique par là même une distinction et une articulation entre raisonner et agir.
20La synthèse des études publiées dans ce numéro nous conduit à émettre l’hypothèse que le numérique réquisitionne aujourd’hui les chercheurs, au sens où Martin Heidegger en parle à propos de la Technique en général (Herausförderung) [7]. Ce n’est pas un effet du hasard, si toutes les contributions, sauf trois (Sylvie Catellin, Jean Devèze, Alex Mucchielli), traitent de pratiques recourant d’une façon ou d’une autre à l’informatique et à Internet. Cela conduit à quatre questions :
21– Est-ce la marque d’une mode passagère ou bien celle d’une inquiétude profonde sur les conséquences de la généralisation des techniques numériques ?
22– Le « numérique » en tant que catégorie générique large n’est-il pas en cours de naturalisation ? Il y aurait d’un côté l’Homme et de l’autre, le Numérique, une sorte d’en-soi dont on ne discuterait ni la conception, ni l’organisation, ni la programmation. Ce serait une « raison numérique » dont on se bornerait à critiquer les effets sans la remettre en question. Il faut ici signaler les travaux qui effacent cette impression, tels que ceux sur le « bricolage » de Robert Lawler ou ceux sur la sérendipité ou l’abductive multiloguing (Gary Shank), courants absents de ce numéro.
23– Quelle est la consistance de cette « raison numérique » ? N’existe-t-il pas de sentiers de traverse, de passages secrets ? Dans la société d’incertitude (Anthony Giddens, Ulrich Beck, Jürgen Habermas) cette raison numérique constitue-t-elle un rempart solide ? où bien ne sommes-nous pas conduits à réfléchir constamment sur la mise en procédures de la société ? Réflexivité et « procéduralisation » sont de grands thèmes actuels de réflexion. Les rapports sociaux revêtent souvent la forme de procédure, le numérique renforce cette orientation, mais si la procédure est mécanique, le rapport social ne l’est pas
24En fin de parcours, nous nous demandons si l’Histoire n’est pas en train de se répéter. Vingt ans après la publication de la « Résistance aux systèmes d’information » (A.-M. Laulan), n’aurions-nous pas régressé ? Non seulement parce que cet ouvrage n’a jamais été cité ici, mais aussi parce que nous sommes dans une période de constat – à la complexité près – les mêmes que vingt ans plus tôt. L’heure de la résistance ne semble pas avoir sonné. L’image sur laquelle se termine notre lecture de ce numéro est celle d’un Golem, sorte de Raison numérique devant laquelle les petits humains s’affairent en la huant sans vouloir toutefois y pénétrer pour la modifier, la détourner, la bousculer, voire l’arraisonner.
Plan
25La progression du numéro suggère néanmoins un possible affaiblissement de l’injonction numérique. Les contributions de la première partie recherchent ce qu’il y a d’humain et de social dans les pratiques informatiques étudiées. Trop souvent en effet la référence numérique leur ôte toute chair, toute humanité pourrait-on dire. Croyance, confiance en soi, lien social, acteur collectif, contextes multiples sont ici pointés comme constituants essentiels.
26Dans la situation actuelle toutefois, c’est l’objet de la seconde partie, les pratiques demeurent sous l’influence du référent numérique. Des pratiques analysées, le lecteur tire l’impression d’une hâte, d’une impatience manifeste à numériser. Manque de réflexion, surcharge cognitive, délaissement des outils signalent qu’il faudrait sûrement mieux étudier les taches traditionnelles avant de les informatiser. De toute façon, le processus en cours est loin d’être achevé, puisque, si nous écrivons numériquement, nous n’avons pas encore conçu une écriture numérique (contribution d’Alain Milon). Ces conclusions rejoignent celles d’auteurs tels que Clarisse Herrenschmidt [8] et Yves Jeanneret [9]. Pour Herrenschmitt, Internet est un réseau inachevé qui n’a pas créé sa monnaie. Pour Jeanneret, qu’y a-t-il de véritablement nouveau dans ce réseau ? Ne soyons surtout pas impatients de répondre à ces observations.
27Le titre de la troisième partie est sans équivoque : pour se servir du numérique, l’utilisateur doit en respecter les formats. À l’usage, il est lui-même formaté. Des compétences technologiques lui sont indispensables : compulser, par exemple, une encyclopédie numérique suppose, au fil des éditions, de plus en plus d’expertise. Il lui faut aussi des compétences informationnelles. On va l’aider, se disent certains chercheurs, en lui facilitant la lecture : signes vecteurs, zones d’écran sont proposés à cet effet, avec des résultats contrastés. Formaté, l’utilisateur l’est jusque dans sa façon de s’exprimer. Des étiquettes de procédure émaillent son discours, qui, de ce fait, prend une dimension supplémentaire. L’étiquette – ici des catégories dans l’étude de Roger Säljö et Asa Makitalô – accroît la puissance du langage, puisque celui qui entend et connaît la procédure peut la développer « en interne » s’il le souhaite. Cela rappelle la blague des deux copains qui se racontent des histoires et finissent à la longue par les numéroter. Hé, Machin, lui dit l’un : 121 ! – Et l’autre éclate de rire.
28La quatrième partie indique des pistes pour résister et domestiquer le numérique. En maîtrisant les multiples compétences qu’il sollicite, tout d’abord. La gestion du temps : quand on pratique Internet, on ne voit pas le temps passer. Le schéma corporel : quand on fait évoluer le pointeur de la souris sur l’écran, il est sollicité. La métacognition : on se sert mieux de la machine, quand on réfléchit à ce qu’on fait. Si l’expert se sert mieux de ces dispositifs, qu’il le soit en contenu ou en usage d’Internet, n’est-ce pas aussi parce qu’il maîtrise ces compétences ? Cela ne le préserve toutefois pas de l’échec, sa requête étant souvent trop pointue pour le flou du champ d’investigation.
29La conception de modèles de recherche d’information tente de rattraper le temps que ses auteurs ont perdu à ignorer les usages, les contextes et plus généralement l’activité sociocognitive des utilisateurs. Il reste beaucoup à faire. Heureusement les logiciels humains ont encore des ressources, l’abduction en particulier, qui permet de relier n’importe quoi à n’importe quoi, pourvu que ces n’importe quoi attirent notre attention.
30Ça laisse du champ aux humains, beaucoup, aux ordinateurs, pas du tout, pour l’instant.
31Clôturant cet ensemble de contributions, deux textes fournissent des réflexions fortement contrastées sur les cadres de référence pour étudier les pratiques et ouvrent un débat sur les rapports possibles à ce propos entre sciences psychologiques et sciences de l’information et de la communication. Pour Alex Mucchielli, les paradigmes de ces disciplines sont étanches et configurent leurs objets. Pour Jean Devèze, – qui estime le contraire – Abraham Moles jeta un pont entre les deux univers. Nous ne pourrons pas solliciter davantage les arguments de l’auteur, qui nous a quittés brutalement. À Jean, qui s’est tant battu pour que vive la fragile communauté scientifique des sciences de l’information et de la communication, nous dédions ce numéro.
Notes
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[1]
Le Robert, dictionnaire historique de la langue française.
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[2]
Pour une ethnoscience. Entretien de Pascal Dibie avec André-Georges Haudricourt, s.d., s.l.
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[3]
Laulan, Anne-Marie, La Résistance aux systèmes d’information, Paris, Éditions de Retz, 1985.
-
[4]
Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Droz, 1972 ; avec L. Boltanski, R. Castel, J.-C. Chamboredon, Un Art Moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éditions de Minuit, 1965 ; Bourdieu, P., Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, 475 p.
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[5]
Perriault, Jacques, Machines à calculer, machines à communiquer ; logique des fonctions, logique des usages, thèse d’État en sciences de l’information et de la communication, université Bordeaux III, 1985 ; La Logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion, 1989.
-
[6]
Perret-Clermont, Anne-Nelly, « Thinking Spaces of the Young », A.-N. Perret-Clermont, C. Pontecorvo, L. B. Resnick, T. Zitoun, B. Burhe, Joining Society, Social Interaction and Learning in Adolescence and Youth, New York, Cambridge University Press, 2004, page 3.
-
[7]
Heidegger, Martin, « La question de la Technique », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1954.
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[8]
Herrenschmidt, Clarisse, « L’internet et les réseaux », Le Débat, n° 110, août 2000.
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[9]
Yves Jeanneret «Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ? », Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000.