Des pratiques éditoriales évolutives
1Depuis sa première publication en volumes, en 1974, jusqu’aux récentes versions électroniques, l’Encyclopaedia Universalis a connu de profondes mutations éditoriales. Les dispositifs informatisés et le modèle du lecteur qui en résultent sont développés ci-après.
2La notion de pratique est utilisée ici dans le sens d’une pratique sociale qui renvoie à un ensemble d’actes signifiants, organisés autour d’une finalité et d’une logique fonctionnelle et adaptative. Structures, habitus de groupe et « logique de la pratique » (Bourdieu, 1980) fonctionnent en inter-relation, dans une présence active au monde. Ces pratiques sont de nature éditoriale, cet adjectif étant rattaché dans un sens récent à éditeur – la personne qui assure la publication et la vente d’ouvrages imprimés, puis par analogie d’œuvres audiovisuelles ou numériques. L’analyse des pratiques éditoriales d’Universalis [1] est menée sur la période de publication de cette encyclopédie sous sa forme électronique; selon une méthode comparative et diachronique, elle prend en compte les versions sur disque compact et en ligne allant de 1995 à la rentrée 2002.
3– La version 1 :
4La version 1 (1995) est caractéristique d’un moment de rupture associé à la nécessité de construire une nouvelle culture technique chez le lecteur de l’encyclopédie, tout en s’inscrivant dans une continuité éditoriale (l’actualisation et l’enrichissement des articles). En 1995, ce lecteur a dû évoluer du dispositif familier du livre – dont l’usage et les modes de communication lui sont intuitifs et automatiques car inscrits dans son passé culturel et éducatif – aux logiciels hypermédias sur disque compact. Dans cette période de transition, la dimension multimédia est absente, les tableaux et illustrations (photos, schémas, diagrammes) étant réservés aux volumes. La séparation du CD-Rom et de la version papier n’est pas encore consommée et tous les articles sont associés à leur localisation exacte dans les volumes imprimés. Dans l’interface, les icônes s’inscrivent dans un rapport métaphorique, basé sur l’analogie avec des objets de la vie quotidienne, avec les fonctionnalités de navigation et de manipulation du contenu qu’elles représentent (une machine à écrire pour imprimer, une paire de jumelles pour historique, un panier de ménagère pour archiver …).
5Le nouveau dispositif technique confronte le lecteur devenu aussi « utilisateur » à un matériel informatique (ordinateur et périphériques), à des logiciels hypertextuels, à des interfaces graphiques et à la lecture sur écran. La finalité affichée du logiciel est de faciliter la recherche dans les textes de l’encyclopédie (corpus, sources, thésaurus-index) ; de ce fait, l’utilisation du logiciel de recherche comme outil d’accès à l’information est devenue centrale. Les requêtes par mots-clés génèrent un accès non seulement aux libellés des entrées (index) mais aussi aux sources, auteurs, résultats, documents affichés ou archivés. L’accès en texte intégral (avec opérateurs booléens) multiplie les points d’entrée dans le corpus mais génère aussi un bruit potentiel important, du fait des risques de confusion de sens (homonymie ou variation de sens en fonction du contexte).
6Dans la notice d’utilisation, le chapitre « Procédures » détaille les modes de recherche, de consultation, de navigation, de présentation et d’exploitation des résultats ; pour s’informer et construire des connaissances, le lecteur doit désormais passer par toute une série de savoir-faire procéduraux correspondant à des compétences techniques. Le chapitre « Glossaire » mêle termes informatiques de la recherche et de la lecture à l’écran, termes documentaires et vocabulaire propre à Universalis ; il est révélateur du rôle pédagogique joué par l’éditeur dans la construction d’une culture à la fois technique et documentaire chez ses lecteurs.
7– Les versions 2 et 3 :
8La version 2 (1997) et la version 3 (1998) conservent les caractéristiques logicielles et graphiques de la version 1, avec des ajouts : l’introduction d’éléments visuels, d’un correcteur orthographique (version 2) et d’un dictionnaire (version 3). L’accès à l’Internet est présent dès la version 2, avec un forum électronique de lecteurs et d’auteurs, le Cercle des Encyclopédistes, qui sera maintenu jusqu’à la version 6 puis abandonné, en raison d’une faible fréquentation, d’un détournement d’usage et du coût élevé de maintenance. Le guide d’outils de recherche et de sélection de sites (version 3) sera aussi abandonné pour des questions de coût.
9Ainsi, dès la version 2, le lecteur est projeté hors du corpus encyclopédique dans le labyrinthe international de la toile. Universalis ouvre son encyclopédie sur l’Internet, où elle doit se positionner par rapport aux outils de recherche et aux grands portails institutionnels ou commerciaux. Les contenus des versions suivantes, qui constituent autant de théories d’organisation du monde à visée universalisante, entrent en confrontation avec une quantité potentielle énorme d’autres ontologies par le biais de milliers de sites Web intereliés. Le mythe encyclopédique d’un savoir total, d’une bibliothèque des bibliothèques, semble constituer un invariant ayant opéré une migration sur l’objet même des réseaux interconnectés, qui font miroiter la possibilité d’une disponibilité universelle des contenus numérisés.
10– La version 4 :
11Dans la version 4 (1998), les données deviennent multimédias et interactives (visites guidées de musée, simulations interactives dans un laboratoire scientifique). Un système de «graphe» permet une visualisation dynamique de regroupements thématiques et d’articles. Des guides thématiques ou disciplinaires, non hiérarchisés et à des niveaux différents de transversalité, sont proposés au lecteur comme autant de «pistes» de lecture. Un logiciel d’aide à la formulation de requêtes sur des outils de recherche en ligne est mis en place. L’interface graphique devient de plus en plus standardisée (l’analogie des icônes avec des objets quotidiens disparaît) et, dans les versions suivantes, tend à se rapprocher de plus en plus de celles des navigateurs Web et des sites en ligne.
12– La version 5 et suivantes :
13À partir de la version 5 (1999) et dans les versions suivantes – version 6 (2000), version 7 (2001), version 8 (2002) – les évolutions dans l’accès technique aux données se combinent avec leur mise en scène, qui intègre une dimension rhétorique et idéologique correspondant à l’environnement socio-culturel de l’encyclopédie. L’écran d’accueil, en mettant en scène un globe terrestre associé à des images du monde (le désert, le métro parisien, des statues grecque et africaine, des peintures …), ouvre l’accès à un monde virtuel et merveilleux, fusion de tous les temps et de tous les espaces. Elle invite à la lecture encyclopédique présentée comme l’aventure passionnante et exaltante de la culture et des civilisations. La dimension multimédia sera régulièrement enrichie (sons, vidéos, animations) dans les versions suivantes.
14La notice d’utilisation de la version 5 ne comporte plus de chapitres « Procédures » et « Glossaire », l’éditeur considérant que cette culture technique est acquise ; une rubrique « Fonctionnalités », illustrée et succincte, est présente dans les versions 5 et 6, puis disparaîtra. En parallèle, les fonctionnalités de consultation, de navigation, de présentation et d’exploitation des résultats s’enrichissent progressivement.
15Des axes de type chronologique, thématique, topologique, méthodologique, par catégorie de médias, induisent différents modes de structuration du contenu. Ils représentent des types de classement de même niveau qui se superposent désormais au classement thématique ou alphabétique, et sont de plus combinables. À partir de la version 5, une « fenêtre de précisions » joue le rôle d’un filtre sémantique en proposant de limiter le(s) terme(s) d’une requête à un regroupement thématique ou en mettant en œuvre un croisement de critères. Dans l’espace numérique, la grille de lecture encyclopédique est modifiée. Une organisation topologique, dans un même temps mode de classement et d’accès, rend l’espace sémantiquement structurant; elle correspond à une structuration des contenus par types d’écrans qui apparaît de façon explicite dans les écrans d’accueil et dans les barres de menus.
16En 1999, les 28 volumes d’Universalis ne sont plus imprimés sous leur forme monolithique ; ils sont remplacés par les versions électroniques et une collection de dictionnaires thématiques (édités depuis 1997). Depuis 1999-2000, Universalis, en partenariat avec l’Éducation nationale, propose un abonnement annuel forfaitaire en ligne (Universalis-edu.com) à des établissements scolaires, des bibliothèques, médiathèques et centres de documentation.
17– La version 8 :
18La version 8 (2002) est proposée en parallèle à un abonnement en ligne pour le particulier sur le site d’Universalis. À la demande de ses lecteurs, l’éditeur propose de nouveau depuis la rentrée 2002 une version de l’édition papier en 28 volumes, signe d’usages de lecture et d’utilisation de supports non stabilisés. En 2002, 100 000 exemplaires sur disques compacts et 3 000 collections en volumes (sur 7 000 qui ont été imprimées) de l’encyclopédie ont été vendus ; l’option numérique, en dépit d’un retour partiel au papier, semble avoir emporté l’adhésion du public.
Culture technique et culture de l’information
19Qu’apportent ces dispositifs techniques hypermédias aux informations et à leur accès, qui leur préexistaient ? Leur utilisation dans les activités de recherche d’informations fait intervenir de nouveaux outils de plus en plus sophistiqués et performants qui conditionnent l’accès à la connaissance et sont même devenus essentiels à sa diffusion.
20Le multimédia et l’interactivité sont utilisés dans une visée pédagogique. Sur le disque compact (surtout le DVD-Rom), l’éditeur a pu, de façon continue à partir de la version 2, enrichir progressivement le contenu en ajoutant des médias numérisés (images, séquences vidéo ou d’animations, son, extraits musicaux). Un environnement hypermédia permet d’envisager une rhétorique basée sur la lecture interactive par le biais de l’hypertexte, différente de celle habituellement rencontrée dans le livre ; l’incitation à une « information à construire » se superpose à une « information construite ». Les expérimentations ou les tests, tels les ateliers de mathématique et de physique qui définissent une succession d’opérations basées sur la simulation et des expériences interactives, sont une illustration d’un mode de discours pédagogique non linéaire. Le lecteur y est amené à faire des essais, qui se traduisent sous ses yeux en simulations dans le cadre d’un environnement virtuel hypermédia, impliquant qu’il n’y a plus d’étapes à réaliser de manière successive, mais seulement un point d’arrivée, résultat d’une démonstration ou d’une règle scientifique.
21L’optimisation de la recherche thématique et alphabétique par les entrées, des points d’entrée dans le corpus (accès en texte intégral), de la rapidité d’accès, des combinaisons de termes et d’affinement des recherches, constituent une évolution radicale. L’utilisation de bases de données relationnelles dynamiques a profondément modifié les modes d’organisation et de classement ; le lecteur peut désormais mener des recherches et effectuer des tris d’informations en fonction d’une sélection de champs prédéterminés du fichier de la base. Des classements thématiques, topologiques, chronologiques, par types de médias, juxtaposés ou combinés, permettent un ré-agencement permanent calculé en temps réel en fonction des besoins du lecteur. Plusieurs types d’accès (parcours thématiques, requêtes par mots-clés dans les entrées ou en texte intégral, recherche croisée multicritères, utilisation des renvois en fin d’article) constituent autant de modes possibles de recherches de plus en plus ciblées (cf. conférences H2PTM). En tant que carte dynamique de regroupements thématiques et d’articles, le « graphe » d’Universalis (sur disque compact), est une évolution majeure de l’accès à l’information par rapport au livre. Ces cartes de l’information, également présentes sur la toile, utilisent un mode d’appréhension analogique de l’information et des repères intuitifs spatiaux du monde sensible. Elles présentent une visualisation interactive de la relation entre données, pensée et espace, la mobilité de l’image permettant la manipulation et la reconstruction des éléments qui la compose en fonction des recherches du lecteur.
22Les modes de lecture et de circulation dans la base de données ont changé : dès la version 1 en 1995, la transposition sur disque compact et sur un serveur en réseau a superposé au parcours pré-construit, déjà présent dans le livre, des parcours de navigation hypertextuelle permettant la réorganisation des informations. Au sein d’un corpus de données accessible en tous points, une multiplicité potentielle de parcours de lecture s’ouvre au lecteur-utilisateur qui constitue, au fur et à mesure de sa progression, un assemblage temporaire de nœuds résultant de sa navigation et constituant une vision partielle de l’hypertexte. De plus, par le biais de l’interface graphique, l’espace devient sémantiquement structurant : la structuration transversale par types d’écrans (correspondant aux modes d’organisation du contenu) place la page-écran comme un espace sémantique révélateur de la macrostructure – l’organisation d’ensemble – et de la microstructure – l’arrangement textuel adopté au niveau des entrées et articles – de l’encyclopédie.
23Enfin, l’ouverture sur l’Internet ouvre le contenu de l’encyclopédie. Cette évolution est déterminante car l’accès à l’information en ligne implique le passage d’une logique de stock, correspondant à l’espace fermé du disque compact – qui offre un champ de connaissances sélectionnées, organisées et validées sur le plan éditorial –, à la logique de flux des réseaux interconnectés. Le lecteur a désormais accès à d’immenses gisements d’informations dispersés, qui se présentent sous une forme instable, fragmentée et hétérogène sur les plans de leurs sources, de leur forme, de leur classement et de leur accès.
24Le lecteur est désormais confronté à plusieurs types de difficultés. En raison de la diversité et de l’adaptabilité des modes de structuration des données et d’accès au corpus, la question de la pertinence d’une organisation alphabétique ou par catégorie ne se pose plus. L’hypertexte, en multipliant les points d’entrées dans le corpus et en rendant l’information adaptative, représente aussi une source de complexité technique et méthodologique ; le choix d’un ou plusieurs modes de classement et d’accès revient à la charge du lecteur lui-même, en fonction d’un objet de recherche qu’il doit définir au préalable. Son activité exploratoire, au cours de laquelle il compose lui-même son cheminement de lecture-navigation hypermédia (dans le corpus de l’encyclopédie et sur la toile), ouvre une multiplicité de parcours de lecture possibles et l’amène à s’engager dans un processus de construction de textes et de sens. De plus, la structuration par type d’écran lui impose de s’adapter à cette nouvelle utilisation de l’espace, très différente de celle liée à la culture du livre. L’organisation hypertextuelle des données le confronte aux risques de désorientation et de surcharge cognitive, qui posent le problème de la mémorisation liée à la succession d’éléments d’informations et de la difficulté à construire une vision synthétique.
Vers un modèle du lecteur d’hypermédias
25Toutes ces évolutions favorisent une individualisation du lecteur et une personnalisation de ses pratiques. En particulier, la recherche d’informations dans un environnement hypermédia nécessite de sa part une pluralité de savoir-faire et de compétences liée à la fois à l’espace informatique matériel et logiciel – avec la maîtrise d’une « culture de la procédure » (Perriault, 2002) – à des notions de documentation, ainsi qu’à la construction de stratégies de recherche liées à l’espace informationnel clos du disque compact et ouvert de l’Internet. La notion de « culture de l’information » (expression formée à partir de l’anglais « information literacy »), en référence à la capacité de trouver, d’organiser et de tirer le meilleur usage possible de l’information, rend compte de ces mutations déterminantes. Dans les dispositifs hypermédias, les possibilités d’accès à l’information se trouvent dans un même temps démultipliées et complexifiées. Ces évolutions, du fait des choix à faire concernant les sources d’informations – traditionnellement réservé à l’éditeur dans le livre –, les parcours de navigation hypertextuelle, ainsi que les modes de classement, d’accès, de consultation et de conservation des données, vont dans le sens d’une autonomisation accrue du lecteur qui est aussi une source potentielle de difficulté.
26De la part de l’instance éditoriale, la diffusion d’informations implique la conception d’un dispositif de communication, associée à une représentation des compétences et des activités attendues de ses utilisateurs, à distinguer de la réalité de leurs besoins et de leurs usages [2]. Ainsi, les pratiques éditoriales d’Universalis (tout comme celles de ses concurrentes) ont induit progressivement, pour ses lecteurs, la maîtrise supposée de nouveaux modes de recherche et de construction d’informations et de savoirs, associés à des modes de consultation et de lecture, qui ont participé ensemble à la détermination d’une culture technique, documentaire et méthodologique adaptée aux environnements hypermédias. Les pratiques de cet éditeur encyclopédiste ont contribué à définir les contours d’un modèle informationnel du lecteur, induit par les dispositifs hypermédia de diffusion de connaissances qu’il utilise.
Notes
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[1]
Au cours de la même période, des éditeurs français d’encyclopédies ont fait des choix différents qui vont toutefois dans la même direction générale.
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[2]
Des enquêtes d’Universalis, basées sur l’observation de possesseurs de l’encyclopédie électronique, montrent leurs difficultés à utiliser le matériel informatique et les fonctionnalités de base (navigation, affichage, manipulation de contenu) du logiciel.