Introduction
1Un produit, qu’il soit culturel, ludoéducatif, encyclopédique, industriel, ludique ou artistique n’innove pas sous le simple prétexte qu’il est numérique. Notre intention n’est pas de traiter du rapport entre le support technique et les nouveaux modes d’écriture ou de diffusion, mais de réfléchir sur les modèles que les processus d’écriture et de lecture mis en place dans les hyperdocuments inventent. Ces processus ont à tenir compte de la spécificité de l’interface machine qui les régit et la véritable singularité des hyperdocuments repose justement sur la complexité des procédures algorithmiques qu’ils mettent en œuvre et qui conditionnent l’acte même de création. Dans ce contexte, nous ne retiendrons du concept de pratique que l’acception la plus simple, à savoir l’usage fait d’une chose et l’expérience que l’on retire de cet usage.
Contexte méthodologique
2Nous partirons des hypothèses selon lesquelles, avec les hyperdocuments :
- la tâche et l’artefact sont imbriqués de telle sorte que la tâche modifie sans cesse l’artefact qui lui-même ne peut exister que parce qu’il répond à une tâche ;
- la stricte numérisation de l’information ne suffit pas à produire un hyperdocument textuel, sonore ou imagé ;
- la modélisation des hyperdocuments est conditionnée par les traductions métaphoriques, souvent naïves, de vie ou d’intelligence artificielle.
3Le problème essentiel est de savoir si les hyperdocuments, dans leur ensemble, ne se contentent pas de reproduire de manière métaphorique des conceptions de philosophes, de scientifiques ou d’artistes déjà anciennes. C’est l’éternelle question de l’origine même de l’acte de création qui est posée. Et l’on retrouve ici la double contrainte de l’hyperdocument : en même temps qu’il doit s’affranchir, par la place laissée à l’algorithme, de la présence d’un auteur pour être identifié clairement comme un hyperdocument, il ne fait que reproduire un modèle de conceptualisation déjà existant, aussi complexe soit-il – l’algorithme d’un générateur de texte ne produira jamais qu’un texte généré mécaniquement à partir d’un modèle déjà existant. Un texte généré n’est en fin de compte qu’un ersatz appauvri d’un modèle d’écriture préalablement construit, surtout quand on connaît les limites sémantiques des générateurs de texte syntaxiquement corrects.
4L’hypermédia reste en fin de compte une fiction de l’esprit qui nous permet de mieux appréhender les limites mais aussi les richesses de l’écriture: limite en raison de la présence impérative de la figure de l’auteur, richesse en raison de la complexité de cette figure de l’auteur.
Champ notionnel
5Nous définirons le multimédia comme : « le moyen d’accéder à tout type d’information qu’elle soit texte, image (fixe ou animée) et son, quels qu’en soient les supports, définition qui reprend le cadre du décret du 31 décembre 1993 relatif au dépôt légal » [1]. À ce niveau, le multimédia n’est pas autre chose que l’addition de différents médias sur un support informatique.
6Par hypermédia, nous entendons au contraire tout document informatique constitué de fichiers électroniques régis selon un dispositif algorithmique dont les modes d’écriture, de lecture ou de navigation ne sont pas constitués à l’avance ; ce dispositif s’inscrivant dans un processus de programmation complexe qu’aucun autre médium ne peut réaliser. Dans ces conditions, nous appellerons hypermédia, un document électronique « non préalablement mémorisé » [2] impliquant une transformation active des données par le dispositif grammatical de l’algorithme. Ce document doit être corruptible au sens où son état ne peut être ni conservé ni reproduit, sans mémoire, puisque rien n’est inscrit à l’avance et de manière définitive dans le programme, génératif dans la mesure où les données produites sont imprévisibles, non-reproductible et sans auteur puisque le résultat final appartient à l’algorithme. Ce document doit également être inscrit dans une simultanéité au sens où aucun fichier ne doit préexister aux autres, ni être classé de manière définitive, tous étant susceptibles d’apparaître à l’écran au même instant. Mais c’est aussi un document soumis à un espace de la relation au sens où les fichiers ne sont pas localisables dans une étendue mais existent dans des rapports de coexistence : l’un existant par l’autre et réciproquement.
7C’est en réalité l’algorithmique qui, dans le contexte des hyperdocuments, joue le rôle d’une grammaire de création avec des règles de syntaxe propre. Mais plutôt que de réduire l’algorithme à une définition mineure pour en faire un ensemble de règles opératoires propre à un calcul dont l’enchaînement des actions engendrées est nécessaire à l’accomplissement d’une tâche, il est plus intéressant de reprendre la définition de Markov qui en fait une procédure complexe qui dirige un calcul produisant un résultat selon un processus génératif [3]. La générativité des hyperdocuments permet justement, par programme informatique, de produire des données qui ne peuvent y être préalablement contenues ni enregistrées à l’avance. De fait, l’hypermédia est nécessairement génératif au sens où l’algorithme transforme continuellement les données rendant la scénarisation du produit ouverte, corruptible et non-reproductible. Dans le cas des générateurs de texte, de son ou d’images, la grammaire générative de l’hyperdocument est constituée par un ensemble de règles soumis à un processus d’association et non d’indexation, au sens où l’association est le fait de l’algorithme du programme informatique alors que l’indexation est le fait d’une programmation construite à l’avance (comme celles de la plupart des moteurs de recherche avec leurs techniques d’indexation, indexations qui sont soit le résultat d’une manipulation humaine, soit le résultat d’une reconnaissance mécanique et informatique de caractères). Si l’indexation est déterminée, stable et définitive, l’association est au contraire libre, variable et éphémère. Avec ce processus d’association, l’hyperdocument peut mettre en place un agent autonome qui correspond à la possibilité offerte par le programme informatique de donner une réelle indépendance à l’œuvre hypermédia par les interactions qu’il permet. Précisons toutefois qu’il y a véritablement interaction lorsqu’il y a échange entre les différents agents autonomes entre eux, conjointement aux échanges entre le programme informatique et l’utilisateur par le biais de l’interface machine.
8En fin de compte, la véritable révolution des hyperdocuments réside essentiellement dans le passage de l’intégration de fichiers informatiques à la génération de données selon des processus algorithmiques. Reste à connaître le poids culturel de la modélisation de l’écrit dans la construction d’un produit multimédia et hypermédia.
Exemples-type
Multimédia Apple et l’enseignement
9Ce multimédia est un travail pédagogique mené, des années 1995 à 2001, avec les élèves et les enseignants de l’enseignement secondaire. Ce cédérom s’organise autour de huit chapitres correspondant chacun à un scénario multimédia de type ludoéducatif. Deux des huit scenarii ont été réalisés en grande section de maternelle, deux en écoles élémentaires, deux en collège, un en lycée et un par l’Agape (Association groupe apple pour l’éducation).
10En consultant ce cédérom on constate que l’architecture des huit scénarii multimédia reproduit les différentes phases du processus classique d’apprentissage de l’écriture et de la lecture. On constate également que chaque travail multimédia réalisé par une classe correspond un processus d’apprentissage spécifique à celle-ci, les équipes projet des différentes classes proposant dans leur écriture multimédia l’équivalent de ce qu’elles feraient sur un support papier. Aux classes maternelles et primaires préparatoires, les plus intéressantes pour observer le poids de la modélisation (les enfants sont au tout début de leur apprentissage), correspond une écriture-lecture qui débute par le pouvoir lire-écrire, étape durant laquelle l’enfant cherche à investir le symbolique en traduisant son imaginaire en formes sociales objectives, pour ensuite s’attacher au vouloir lire-écrire, lorsqu’il tente de développer des attitudes de lecteur-scripteur qui commence à maîtriser les outils de lecture-écriture, pour terminer par le savoir lire-écrire lorsqu’il les acquiert véritablement.
11Dans le scénario intitulé «Le petit-déjeuner», réalisé par l’école maternelle La Voilerie à Marseille, le récit multimédia est entièrement linéaire. Tant dans l’écriture du récit que dans sa scénarisation et son illustration, on retrouve les étapes du processus d’apprentissage de l’écriture et de la lecture. L’enfant se centre d’abord sur l’image qui constitue l’élément essentiel de l’interface graphique avec les modes de représentations visuelles spécifiques aux enfants de maternelle, à savoir une graphie en deux dimensions aux traits maladroits, un manque de planéité des lignes géométriques, l’absence de perspectives …, dont l’utilisation de la souris ou de la palette graphique accusent les tracés. La place prédominante accordée à l’image montre que le texte n’a pas le statut de légende au sens où il ne sert même pas à accompagner l’image.
12Dans le deuxième scénario multimédia « Le bain de bébé », réalisé par l’école maternelle d’Attichy, grande section, les enfants mettent en scène multimédia l’apprentissage de la lecture-écriture. Ce diaporama présente des photos de scènes de bain et insiste à chaque fois sur un mot-clé comme savon, toilette, serviette, mot-clé que l’enfant doit reconstituer à partir d’un alphabet figurant au dessus de la photo. Une fois le mot reconstitué, on passe à la photo suivante. Les enfants ont également construit un code méthodologique pour retrouver les lettres des mots. Pour chaque photo, un commentaire en voix off insiste sur le mot à écrire et sur la consigne pédagogique suivante : « Cherche les lettres du mot … ». Dans ce projet, les enfant construisent leur scénario à partir de l’analyse d’une situation-problème : celle de la représentation logographique du dessin du mot et aussi de l’image et du contenant. Ils scénarisent la mise en relation de la lettre et du son et sont aussi capables d’utiliser le vocabulaire technique de la lecture-écriture tout en identifiant un récit par sa présentation matérielle. Cela se retrouve dans la valeur logographique du mot lorsque les enfants représentent des mots qui correspondent à un contexte à valeur signifiante. Ce stade logographique leur permet aussi de construire un lien entre l’image que le mot représente et l’objet représenté. En différenciant de manière qualitative et quantitative l’enchaînement des lettres, ils reproduisent la chaîne orale et la chaîne écrite articulées l’une à l’autre. Ils peuvent ainsi phonétiser l’écriture en passant du syllabique à l’alphabétique. Leur traitement multimédia de l’écrit est dans un premier temps oral puis devient orthographique.
13On retrouve dans ces deux créations les différentes étapes de maîtrise de l’écriture et de la lecture. Mais le plus significatif est que l’enfant scénarise son produit multimédia de la même manière qu’un écrit classique. L’ensemble des autres créations, du primaire à la fin du secondaire se caractérise par le degré de sophistication dans la mise en scène du récit, sans que les concepteurs envisagent d’autres modélisations de l’écriture et la lecture.
14Tout ceci semble montrer, premièrement que le multimédia est conditionné et façonné par la pratique que l’on a de l’écriture et de la lecture ; deuxièmement que la scénarisation multimédia n’est qu’une traduction métaphorique de l’écriture ; et troisièmement que le degré de complexité de la création multimédia est non seulement lié à la maturité intellectuelle de l’enfant, mais qu’il est surtout conditionné par l’idée que l’on se fait de ce nouveau support, à savoir un ersatz du livre. Il s’agit de réduire l’écriture et la lecture à une animation linéaire, séquentielle et localisée. Désormais, la question est de savoir si l’hypermédia est capable de proposer une véritable grammaire de création appropriée à ce nouveau support, à l’instar du cinéma et de la vidéo en leur temps.
Sons des Sens, hypermédia
15Sons des Sens est une œuvre hypermédia conçue et développée par J. Pupponi et A. Armani en 1999. Dans cette génération musicale, le navigateur est amené à se déplacer dans un environnement sonore avec le son comme principal repère de déplacement. L’environnement visuel se réduit essentiellement à une sphère bicolore que le navigateur déplace avec une souris. Simultanément au déplacement du curseur et en fonction de paramètres comme la position de la souris, sa durée, sa vitesse de déplacement, et la nature des sons rencontrés, le navigateur est amené à produire une partition musicale générée par l’algorithme du programme. En associant des « sons-instruments », l’ordinateur exécute la partition musicale. Dans cette œuvre interactive, le son est autant moteur de déplacement que résultat de la navigation. Il agit en guidant le navigateur dans l’interface graphique et dans l’environnement sonore. Il est ainsi recomposé, en fonction des paramètres définis précédemment, par un générateur qui interprète les variables du parcours du navigateur.
16Lors du déplacement de la souris, le générateur traduit en musique le cheminement effectué par le navigateur. Au centre de l’écran, le parcours est reproduit et la partition musicale défile en lignes de code au fur et à mesure que la composition se joue. Le fichier-son ainsi généré peut être rejoué de différentes manières, soit en cliquant sur l’une des cases de la grille pour réentendre le parcours musical correspondant, soit en changeant l’habillage musical avec d’autres orchestrations, soit en déplaçant l’orchestre dans l’espace en bougeant la ligne de code pendant la lecture de la partition afin de spatialiser l’écoute, soit en composant un orchestre avec des instruments de son choix.
17Si le modèle de génération pour les hypermédias peut varier en fonction de la nature de la génération, texte, son ou image, le postulat de la grammaire de création et de fonctionnement reste identique. Il s’agit de concevoir un modèle qui n’intègre pas des fichiers média selon une scénarisation et une arborescence déjà construites, mais qui génère, au moyen d’un algorithme autonome, des trajets impossibles à reproduire. Avec Sons des Sens, le navigateur ignore tout de la syntaxe de cette grammaire algorithmique, à savoir le contenu des variables comme le déplacement, le temps, la position, la vitesse. Il se trouve très vite dans la posture du simple exécutant soumis à un programme dont il n’est qu’un intermédiaire nécessaire sans lequel aucune interaction n’est possible.
Dispositifs intellectuels des hyperdocuments
18Par la théorie du lieu qu’il instaure, l’hypermédia invite à repenser l’emplacement des éléments numérisés et leur relation. En cela, il reprend les caractéristiques du troisième genre d’espace défini par Foucault quand il retrace l’histoire de l’espace : après l’espace de la localisation (la physique aristotélicienne) et l’espace de l’étendue (la physique galiléenne), à savoir l’espace de relation. Le déplacement dans un hyperdocument peut alors se faire de différentes manières, soit en suivant un parcours préconstruit, celui imposé par une arborescence indexée, fixe et repérable, soit en construisant un tracé qui se fait en se faisant, tracé soumis à une navigation associative, mouvante, dynamique et régie par un ordre des co-existences possibles, tracé à l’origine d’un parcours sans légende. La première forme de parcours, sans grand intérêt, traduit l’architecture de la plupart des documents multimédias hors-ligne comme les cédéroms, ou en ligne comme les sites «Web». Par contre, la deuxième forme d’hyperdocument propose une lecture de l’espace beaucoup plus riche.
19Dans l’histoire des espaces mise en place par Foucault, Des espaces autres [4], seul l’espace de la relation concerne les hyperdocuments. À la différence de la localisation qui attribue un endroit précis aux choses, dans l’espace de relation ce sont les relations existant entre les éléments les uns par rapport aux autres qui sont déterminantes. En affirmant que « l’espace se donne à nous sous la forme de relation d’emplacement» [5], Foucault pose la question des processus de circulation de l’information. Avec les réseaux informatiques d’échange de savoir, l’agencement des maillages qui véhiculent l’information permet d’architecturer des espaces sans se préoccuper des éléments qui occupent ces espaces. Les espaces existent, non par des objets localisés dans des étendues, mais par des maillages de relations qui s’organisent autour de nœuds d’information à la fois utopiques – on les voit là où ils ne sont pas –, et à la fois hétérotopiques – ils sont là où on ne les voit pas. Ce jeu entre le non-visible et le non-caché pose bien la singularité d’un tel espace. Utopie et hétérotopie ne vont plus s’opposer ; elles vont au contraire exister l’une pour l’autre.
Conclusion
20En dépit des propositions théoriques liées aux hyperdocuments, leurs innovations restent réduites. Queneau, quand il posait les fondements de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) reconnaissait déjà les limites de ce type d’exercices littéraires. Dans ses entretiens avec G. Charbonnier, il admettait que ces exercices n’étaient que des expériences littéraires qui ne pouvaient, en aucune façon, être considérées comme des actes de création littéraire : « les vraies structures nouvelles n’auront d’intérêt qu’une fois utilisées de manière originale » [6], autrement dit la contrainte littéraire existe dès l’instant où l’auteur se met à écrire. Quand cette contrainte n’est qu’extérieure, elle reste artificielle.
21On peut aussi être surpris par la manière dont les chercheurs qui s’intéressent aux hyperdocuments traitent la question des révolutions techniques qu’ils mettent en scène. Certains abordent la question de la révolution de l’écriture des nouveaux supports en considérant que la seule utilisation du vidéotex, du réseau des réseaux, de la messagerie électronique, des hyperliens … suffit à métamorphoser l’écriture et la lecture [7], mais cette substitution d’une réflexion sur l’environnement technique qui modifie l’écriture à la mise en place d’une véritable grammaire ne trompe personne. Il en est de même pour certains chercheurs en sciences de l’éducation quand ils traitent de l’utilisation des NTIC avec en trame le mythe de l’autodidaxie assistée par ordinateur. Nous passons bien évidemment sur les envolés lyriques de prédicateurs dissertant sur l’intelligence collective. Dans tous ces cas de figure, on assiste à une vision duelle : soit on traite de la question de la création en termes de construction algorithmique complexe à partir d’une grammaire déjà existante comme celles des générateurs de texte, de sons ou d’images ; soit on se contente d’une lecture sociotechnique en en restant à une logique des usages de ces nouveaux supports sans se poser la question des grammaires de création qu’elles sont capables de mettre en place.
Notes
-
[1]
Afnor, CGTI-CN 29, «Technologies de l’information – vocabulaire», document de travail 2382-33, «Hypermédia et multimédia» du 13 septembre 1994, cité dans Le Multimédia et le droit, Paris, Hermès, 1996, p. 2.
-
[2]
Balpe, J.-P., « Interactions artistiques numériques », Créativité et informatique, rencontres musicales pluridisciplinaires, Lyon, Bibliothèque municipale de Lyon, 1999, p. 108.
-
[3]
Markov, A. A., « Le concept d’algorithme » in Ornicar ?, n° 16, 1978, p. 32.
-
[4]
Foucault, M., Dits et écrits. Des espaces autres, 1980-1988, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 752-762.
-
[5]
Foucault, M., op. cit., p. 754.
-
[6]
Queneau, R., Entretiens avec G. Charbonnier, Paris, Gallimard, 1963.
-
[7]
Cf. Anis, J., Texte et ordinateur, l’écriture réinventée, Paris, Bruxelles, De Boeck-Université, 1998.