Un nouveau paradigme des pratiques d’Internet ?
1Si la puissance du modèle économique dominant reste très élevée, en l’absence d’un modèle alternatif, un mouvement d’expérimentation sociale se met en place, en marge de la crise du monde politique, sans que toutefois soient rompues les connexions qui lient l’un et l’autre.
2Même si s’exprime un besoin de « penser ailleurs », deux idées dominent la pensée économique : l’extension sans limite de la « marchandisation », c’est-à-dire la conviction qu’on trouvera toujours un prix, via un marché, à quelque bien que ce soit, donc la volonté de vendre ce qui devrait se donner, la vénalité ; et son double, nulle activité ne sera développée si elle ne peut générer du profit. Le sentiment que ces deux idées conduisent à une impasse commence à se répandre avec force.
3Simultanément de nouvelles relations civiles et civiques importantes apparaissent au sein de la crise politique particulièrement vive dans notre pays : faire ensemble autrement, essayer d’autres relations, allant au-delà du contrat, s’associer sur des projets communs de manière souple, en cherchant à renouveler les formes de la démocratie. Des initiatives se structurent. La question de la démocratie et celle du lien social sont au cœur de celles-ci.
4Les réseaux numériques sont désormais investis massivement, souvent « avec les moyens du bord ». Les pratiques collectives s’appuient sur leurs ressources, principalement via Internet, mais aussi via les médias plus traditionnels qui ont pris des virages technologiques forts (téléphone portable, radios spécialisées). Une nouvelle génération d’outils ne pourrait-elle pas faciliter les nouvelles formes de liens sociaux dont on perçoit la gestation ?
5Avec un regard de sociologue, on s’interrogera d’une part sur ce renouvellement des liens sociaux, puis on « interpellera » les acteurs de la conception ; car décideurs politiques et techniciens des réseaux n’ont que rarement pensé ceux-ci dans cette optique.
Métaphores de pratiques
6Depuis la forte croissance en 1996 du nombre d’internautes, les usages d’Internet hors des activités de travail ont été présentés selon une ou plusieurs des trois orientations suivantes :
7– Les uns ont voulu y voir une plate-forme pour un versant nouveau de l’activité commerciale. Dans cette approche, l’imaginaire technologique n’est mis au service que d’une seule vision, celle d’un individu monade, actif dans la rationalité unique de l’achat.
8– D’autres ont vu Internet comme le moyen technique adapté à la recherche des informations multimédias nécessaires aux activités, concrètes ou non, de notre vie moderne. Ce volet est en plein développement, comme accès aisé, gratuit ou payant, à un nombre très important de données ou comme lieu de « présentation de soi ».
9On est, dans cette optique, sorti du seul modèle individuel. Des collectivités de toute nature se sont saisies des opportunités offertes par le réseau pour se faire connaître et tenter d’animer un tissu social plus ou moins large. Mais on est là sur un versant très particulier du collectif, celui de sa mise en scène.
10– Enfin, au-delà du grand succès du réseau et de l’équipement actuel d’un nombre croissant de ménages en Europe dûs à l’aisance de la transmission des mails et de leurs fichiers attachés, l’usage familial et amical ouvre la voie à de plus amples pratiques collectives. Celles-ci sont encore contraintes par le peu de fonctionnalités disponibles bien articulées les unes aux autres, et l’utilisabilité des équipements est encore grandement insuffisante : machines peu adaptables, aide en ligne peu conviviale, protocoles trop complexes, multitude de logiciels « propriétaires » non intégrables.
11Huit ans après le véritable décollage d’Internet vers des publics non spécialisés, les pratiques sociales collectives de ce réseau n’en sont encore qu’à leurs balbutiements :
12– Bien entendu, l’idée de « communautés virtuelles » ne date pas d’hier. Les débuts de l’informatique (Castells, 2001) furent bien non seulement une affaire de réseaux de collègues, mais une affaire de désir d’outiller des collectifs ! Rheingold (1993) décrivait de manière assez lyrique les expériences pionnières. Un livre d’interviews grand public éclairait « l’univers des micro-communautés électroniques » (Coisne et Soussin, 1998). On connaît mieux depuis peu les nouvelles pratiques militantes sur les réseaux (Granjon, 2001).
13– La recherche n’a pas encore pris ces sujets à bras le corps. Si la communauté internationale sur le CSCW (Computer Supported Cooperative Work) poursuit un effort louable de pluridisciplinarité entre sciences sociales et sciences de l’informatique, elle n’a pas su ou voulu engager de fortes investigations hors du monde de l’organisation productive.
14Il faudrait reprendre les réflexions de François Sigaud (1991), redonner tout son sens au terme de « technique ». S’interroger profondément sur la manière dont les humains se servent des outils existants et imaginent leur développement.
Quelles nouvelles pratiques ?
15De nombreuses activités sont concernées dans l’éducation, la santé, la citoyenneté, l’association, les formes multiples de voisinage à l’échelle du quartier ou du monde, sans le développement réel de pratiques de masse. On parle de l’Internet citoyen, associatif, militant, non marchand parfois. Le trait le plus générique des groupes impliqués qui permet de les comprendre au mieux dans leur diversité, est leur objectif de « faire face collectivement ». Ce n’est pas seulement un intérêt commun (Wenger) ; ici un environnement existe porteur de ressources et de contraintes, avec des alliés et des adversaires plus ou moins actifs. L’action collective est pensée comme volontaire, sur une base de liberté et d’égalité. On verra plus bas que cela rejoint une idée ancienne, le principe « associationniste ».
16On peut citer quelques exemples de telles structures :
– Des associations socioculturelles de divers pays francophones se relient pour confronter les questions vives rencontrées par la jeunesse. Les jeunes, par la pratique de réseaux numériques, acquièrent les savoirs de base sur ces derniers et les mettent au service d’une recherche d’expression croisée de leur identité culturelle.
– Des personnes malades se relient entre elles et avec des établissements de soins, des groupes de professionnels de la santé. Elles y échangent aussi bien des données médicales que des propos personnels. – Des groupes de plus en plus nombreux, interculturels et inter-langues, essaient de développer une pensée et des actions communes au niveau international, dont des diasporas scientifiques et techniques.
17Tous ces collectifs se sont emparés des réseaux numériques, au point que la politique de communication de ces groupes en est devenue constitutive.
Vers une sociologie de ces groupes
18Ces expériences sont encore naissantes. Un travail considérable d’analyse sociologique de leur inscription réelle dans le tissu social est nécessaire.
19– Les rapports hiérarchiques sont faibles, relatifs, limités dans le temps, l’engagement personnel est fort, mais non permanent, le temps disponible souvent limité ; l’hétérogénéité culturelle est souvent notable, de même que la variété des habiletés et des compétences.
20– La demande de transparence est vive, de même que la volonté de partager les décisions et de contrôler leur mise en œuvre ; les valeurs et les symboles partagés sont déterminants. Les groupes sont ouverts à l’incertain et à la complexité. Ils savent que la virtualité du numérique porte des risques de fragilité. Ils trouvent des moyens pour les maîtriser.
21– Les ressources économiques de ces groupes sont réduites.
22Plusieurs pistes peuvent être explorées pour construire une sociologie de ces groupes.
23Depuis quelques années, une intense production d’ouvrages en sciences sociales permet de penser ces phénomènes : sur le «don» (Caillé, 2000 ; Godelier, 1996 ; et récemment Hénaff, 2002) ; sur le lien social et l’association, la sociologie de l’association du courant de Sainsaulieu (1997), et surtout celle de Sue (2001) ; enfin des travaux sur la démocratie, ses crises et son renouveau (Gauchet, 2002). On ne retient pas ici le courant qui travaille sur le fait « communautaire » Maffesoli (1988), où il y aurait indifférenciation et « perte » de l’individu dans un sujet collectif ; ni celui de la sociologie des réseaux sociaux, qui repère les modes de constructions du « capital social » des individus, de leur sociabilité à travers leur tissu relationnel, souvent sans analyse précise de la signification des échanges opérés dans ces réseaux.
24Trois approches sont privilégiées :
25– La sociologie de l’action.
26Laurent Thévenot s’intéresse depuis longtemps à penser « sans couture » le passage de l’action individuelle à l’action collective. (Thévenot, 1990). Se rattache à cette lignée une formalisation moins connue (Dumas et Séguier, 1997), issue de travaux de terrain sur des groupes défavorisés en milieu urbain. Trois dimensions sont présentes dans ces groupes, la conscientisation, l’auto-organisation et la mobilisation.
27La notion de conscientisation désigne le processus où chacun des membres du collectif passe par une prise de conscience qu’il est possible de faire quelque chose. « La conscientisation peut être définie comme le processus à travers lequel tout sujet devient à la fois acteur et auteur collectif de son histoire et de l’histoire, de sa culture et de la culture. »
28Ce premier processus se structure à travers quelques actions pionnières, toujours dans des conditions contingentes, et souvent précaires, en amont de l’action publique : perception de la situation, des problèmes qu’elle soulève, de la variété des engagements possibles, détermination des premières stratégies et de leurs effets, connaissance des alliés. « Ce mécanisme collectif dépasse le seul niveau des échanges inter-individuels, pour se centrer sur la poursuite d’intérêts communs à défendre ou de solidarités collectives à promouvoir. »
29Se mettent ensuite en place des actions saisissant les opportunités et activant les réseaux d’alliés. Ce niveau est le plus visible, le plus facile à repérer et à décrire, car c’est celui dans lequel des actions deviennent visibles : l’auto-organisation.
30Mais l’action collective porte en elle un troisième processus, sans lequel elle ne perdure pas après quelques actions, fussent-elles éclatantes. Pour tenir, il faut attirer et convaincre de nouveaux membres d’apporter leur soutien, d’imaginer d’autres actions et d’utiliser d’autres alliés. Ce troisième processus est celui de la mobilisation. Il consiste à établir des consensus internes afin d’engager des négociations avec l’environnement du groupe. La constitution de rapports de force favorables est nécessaire à la poursuite de résultats négociés.
31Dans tous les cas, on doit passer d’un groupe latent à un collectif qui se met en route, puis devient acteur. Les Tic peuvent permettre des formes de mobilisation dans lesquelles relations conviviales et « proximités à distance » peuvent se déployer, et les dimensions culturelles, organisationnelles et politiques en jeu se mêler. Elles permettent aussi de modifier les rapports aux institutions environnantes.
32– L’associationnisme (Roger Sue).
33La poussée des usages des réseaux numériques nécessite de retravailler sur les formes « d’association », ce dernier terme étant à prendre de manière large, conceptuelle. La pensée sociologique classique, sensible au risque de délitement individualiste, renforcé dans les sociétés construites autour du contrat (dont la généralisation extrême s’étend dans les sociétés libérales d’aujourd’hui) n’avait proposé que deux formes de communautés, la communauté politique, autour de l’État-Nation et la communauté de travail.
34Selon le sociologue Roger Sue (2001) qui travaille sur la distinction de grande valeur heuristique entre principe communautaire et principe associationniste, dans une société d’individus, c’est l’évolution des liens qui induit la transformation sociale. « Il ne faut pas confondre l’effet et la cause : le formidable engouement autour des associations s’explique avant tout par les relations d’association que les individus établissent spontanément ou cherchent à établir, entre eux et avec la société dans son ensemble … Le principe associationniste suppose la liberté et l’égalité des individus, il ne les crée pas … La démocratie représentative, pensée et pratiquée pendant des décennies, n’est plus adaptée : il faut intégrer l’idée d’une multiplicité des représentations, dans laquelle chaque citoyen puisse être à la fois représentant et représenté. »
35Ce courant réactualise la pensée des socialistes « utopiques » ou associationnistes, dont la force des modèles, nés autour de la révolution de 1848, a été depuis largement sous-employée (Chanial, 2000).
36Alors que dans la communauté, les membres sont reliés par un système de valeurs et de références idéologiques très unitaires et puissantes, qui peut produire leur repli sur le groupe, le « principe associationniste » est présent dans un groupe de personnes autonomes, se pensant comme libres et égales, la construction du lien social étant une des visées importantes du groupe. Autrement dit, le principe associationniste est relié au principe d’autonomie individuelle et au principe constructiviste de la réalité sociale et de son évolution.
37– Le don réciproque revisité ?
38Comprendre le lien tel qu’il apparaît dans les réseaux numériques nécessite aussi d’éclairer des mécanismes d’échanges différents de ceux de la société marchande. Marcel Hénaff (2002) reprend l’histoire du « don social cérémoniel » dans la longue durée, et dans une cohérence anthropologique bien nécessaire. Il cherche à comprendre comment savoir ce qui ne doit pas se vendre, et comment le définir. Selon lui, deux dimensions coexistent, celle de l’échange marchand et celle du don réciproque. « Le don n’est pas d’abord un échange de biens …, il s’agit de se reconnaître réciproquement, de s’honorer, de se témoigner de l’estime […] Donner, ce n’est pas d’abord donner quelque chose, c’est se donner dans ce que l’on donne […] Le don cérémoniel est une procédure de reconnaissance publique entre partenaires. »
39Si ce don a structuré les sociétés dites segmentaires, basées sur les lignées familiales, son importance subsiste après la naissance de la société politique en Grèce. Celle-ci a construit la reconnaissance par la loi. Elle n’a pas pour autant supprimé celle construite dans la « relation civile » ; alors que nous sommes dans une crise de la première, c’est la seconde civilité que les réseaux numériques permettent, non pas d’initier, mais d’étendre et d’épanouir, au sein de pratiques collectives.
40Dans ce mouvement complexe et incertain que des sociologues cherchent à penser, peut-on faire un pas de plus et se demander si, et par quel chemin, les techniques numériques pourraient en devenir un élément plus déterminant ? On voudrait terminer par quelques suggestions.
Un appel aux techniciens
41Les conditions pour que les réseaux numériques facilitent le développement des pratiques collectives ne semblent pas hors de portée, si les forces de recherche s’orientent plus résolument dans ce sens.
42Des caractéristiques majeures des réseaux numériques, sont désormais acquises (De Kerkhove, 2000) : l’interactivité, l’hyper-textualité, la connectivité multipliée. Mais au-delà des ces acquis, l’acteur se liant à d’autres pour agir exprime nombre de besoins de fonctionnalités qui lui font défaut. Si l’aisance d’interaction avec les équipements progresse, on est encore loin de passer facilement de la relation de soi à ces dispositifs à la relation de soi à un ou plusieurs groupes.
43Les caractéristiques majeures du fonctionnement des groupes « associationnistes » en réseaux, présentées plus haut, devraient pouvoir guider les concepteurs d’outils :
– La discontinuité individuelle de l’action appelle un calendrier mis à jour et une mémoire des décisions et des actions. Chacun y retrouverait rapidement son chemin quand il redevient actif dans le groupe, après un temps d’absence.
– La perception du contexte de l’action du groupe se déroulerait en continu, ainsi que le repérage des points de vue en présence. On pourrait passer aisément d’un sujet à l’autre, monter et descendre en généralité dans les préoccupations du groupe.
– Au principe d’ouverture du groupe à toute personne exprimant sa volonté de participer s’adjoindraient des dispositifs permettant de s’isoler à plusieurs, en vue de construire une proposition ou de régler un différend.
– Au principe d’alliance avec d’autres groupes répondraient des techniques de mutualisation d’information et de mise en contact de groupe à groupe.
44Volontés individuelles, autonomie, disponibilité temporaire et motivation pour réexaminer continuellement des actions autour de valeurs pérennes sont centrales pour élaborer les techniques souhaitées. Les outils soutiennent la construction collective, dès lors que sont visibles les traces des valeurs partagées et les engagements de chacun.
45De récents outils ouvrent cette voie ; des avancées sont faites sur « l’édition partagée » (voir le site du logiciel Spip) et sur les outils traitant rapidement des évaluations individuelles de propositions, non pas comme un nouvel outil de sondage, mais de construction d’intelligence collective (Delibera).
Conclusion
46On a esquissé l’idée d’un enchaînement réciproque possible entre une forme nouvelle de dynamique sociale et un ensemble de techniques qui la renforceraient. Quelques outils récents montrent ce type de réciprocité, portée par des besoins exprimés en direction de concepteurs techniques.
47Même si la force de ce mouvement reste encore peu perceptible car le modèle dominant reste très puissant, les expériences se multiplient, des organisations cherchent à ouvrir d’autres voies. La « boucle » entre société et techniques commence à trouver une certaine cohérence. Les enjeux sont immenses.
48Serait-ce irréaliste de demander aux sciences sociales de se donner le droit « d’influer » sur le développement technique lui-même ?