«Le fruit de Chaenomeles Japonica est-il comestible ?»
«Le code de déontologie des pharmaciens mentionne-t-il les médicaments génériques ?»
«Depuis quand l’assurance habitation est-elle obligatoire ?»
«Quelle quantité de kérosène consomme un Airbus A-320 pour aller de New York à Paris ?»
«Quel était le nombre d’habitants de Saint-Pierre-Avez en 1916 ?»
1Il y a quelques années personne ne vous aurait raisonnablement demandé de répondre à toutes ces questions en moins d’une heure ? François Bouvard et Juste Pécuchet, les deux héros épistémiques de Gustave Flaubert, auraient probablement reculé devant l’épreuve. À moins que, devenus nos contemporains, ils n’assouvissent sur Internet leur passion encyclopédique. De fait le réseau mondial Internet (ou World Wide Web) rend maintenant cette entreprise plausible sinon réalisable.
2Un certain air du temps laisse accroire qu’Internet soulagerait de la pesanteur des apprentissages. Vous cliquez – Vous savez, pouvait-on lire dans une publicité. Plus raisonnablement, un apprentissage de l’interrogation est nécessaire qui installe des connaissances et des habilités particulières comme la manipulation d’un pointeur, l’appel à un moteur de recherche, l’usage d’opérateurs booléens, la navigation sur le site cible, l’estimation de la validité des informations, etc. (Vom Hoffe et al., 1999). Une composante importante de cet apprentissage est l’évaluation de nos propres compétences. Nous évaluons-nous comme capables de rechercher une information sur Internet dans un délai raisonnable et avec le degré de confiance souhaité ? Le cadre conceptuel est ici la théorie socio-cognitive proposée par Albert Bandura (1977, 2002). L’angle d’approche concerne autant les comportements observables (ce que font les internautes) que le rapport subjectif à ces comportements. L’individu est capable de planifier ses actions, de réguler ses propres comportements en fonction des résultats attendus et obtenus, et plus particulièrement d’apprécier sa propre capacité à mettre en œuvre des comportements particuliers pour atteindre une performance souhaitée. Alors que les notions de pratique ou d’usage ramènent les individus à ce qu’ils font sans considérer explicitement leurs capacités d’anticipation, d’auto-évaluation et d’autorégulation, la notion d’auto-efficacité perçue renvoie aux croyances dans ses propres capacités à organiser et exécuter les séquences d’action propres à obtenir certains résultats, (Bandura, 1997, p. 3). Une forte auto-efficacité est prédictrice tant des performances elles-mêmes que de la persévération devant l’échec (motivation) ou encore de la résistance au stress. Appliquée ici à l’interrogation d’Internet, l’auto-efficacité est documentée dans des champs très divers comme l’apprentissage scolaire, le management, la santé, le sport, etc.
3Nous résumons ici les principales étapes de la construction d’une mesure d’auto-efficacité à rechercher une information sur Internet. Dans une première partie, nous rappellerons quelques propriétés de la base de données Internet. Dans une seconde partie, nous présenterons des éléments de validation de la mesure proposée.
Rechercher une information sur Internet : exercer du contrôle sur un univers dynamique
4Les recherches sont nombreuses en psychologie à propos d’Internet quant à ses conséquences psychosociales négatives ou positives (Gackenbach, 1998 ; Kraut et al., 1999 ; Mc Kenna et Bargh, 2000). Les applications éducatives sont aussi largement considérées (Maki et Maki, 2002). Notre intérêt porte ici exclusivement sur l’utilisation d’Internet comme base de données encyclopédique dans le but de rechercher des informations.
Un système ouvert, instable et dynamique
5Comme base de données, Internet réunit un ensemble de connaissances et d’informations hétérogènes dont le volume s’amplifie chaque jour et qui se renouvellent rapidement quant à leur contenu et quant à leur forme. Cette croissance est nécessairement désordonnée du fait qu’elle implique une multiplicité d’acteurs (gouvernements, agences, industries et services, associations, particuliers, etc.) qui contribuent à alimenter un service continu d’informations selon des objectifs très variables. Il est particulièrement difficile de se représenter mentalement l’organisation et la variété des contenus d’une base mondiale, hypermédia et multilingue. De plus comme chacun peut en faire l’expérience, les résultats d’une interrogation sont fluctuants. Les formats de présentation changent régulièrement. Tel site propose un nouveau point d’entrée (portail) quand un autre disparaît ou est momentanément inaccessible. Le réseau lui-même est plus ou moins occupé, quand telle ou telle panne locale de machine ou de logiciel ne vient pas perturber le projet d’interrogation. Internet se présente comme un univers dynamique au sens où il change indépendamment de l’activité de l’usager. Enfin la validité des informations est très variable. L’usager devra s’appuyer sur sa propre connaissance du domaine (scientifique, juridique, technologique, etc.) pour faire la part entre ce qui est fiable, obsolète ou fantaisiste. Dans ce contexte, les assistances à l’utilisateur sont indispensables. Les moteurs de recherche uniques ou multiples (méta-moteurs) permettent de retrouver des informations en partant de quelques mots-clés.
Auto-efficacité et recherche d’information sur Internet
6Face à un tel système ouvert et dynamique, et de plus instable, le rôle de la métacognition (connaissances sur nos propres connaissances et régulation de l’activité) s’avère crucial (Harvey, 1994 ; Valot, 2001). Il faut non seulement développer des compétences pour mettre en œuvre une interrogation, mais il faut être capable de fixer des buts réalistes, de persévérer, ou d’avoir la clairvoyance de renoncer, dans un contexte où la réussite n’est pas assurée. Les recherches d’orientation psychologique et psychosociale suggèrent de s’intéresser à la manière dont l’usager contrôle subjectivement son activité. Le contrôle perçu renvoie d’une part à l’expérience subjective de la contingence entre des actions entreprises et des résultats obtenus, et d’autre part à l’évaluation de ses propres compétences (Skinner, 1995). Échecs et réussites plus ou moins aléatoires (non-contingence entre actions et résultats entraînant un faible contrôle perçu) peuvent aboutir à une diminution de la motivation voire à des formes de stress. Les usagers développent une croyance en l’efficacité de l’action. Pour démarrer une interrogation il faut faire le pari que l’interrogation elle-même a quelque chance d’arriver à un résultat. Cette dimension renvoie en particulier aux croyances relatives à la disponibilité de l’information sur le réseau, et à son accessibilité via les moteurs de recherche. Du point de vue de l’appréciation des compétences, l’auto-efficacité renvoie aux croyances relatives à sa propre capacité à mettre en œuvre des actions appropriées suivant la définition donnée plus haut. L’auto-efficacité ne décrit pas une caractéristique stable des individus, elle reflète l’acquisition d’habiletés envisagées sous l’angle métacognitif et motivationnel (Gist et Mitchell, 1992). Elle est mesurée sur la base d’échelles le plus souvent au niveau d’une tâche particulière : nous nous intéresserons ici au fait d’utiliser Internet avec le but de répondre à des questions précises. L’auto-efficacité peut encore être approchée au niveau d’un domaine d’activité (utiliser Internet) ou d’un encore au niveau d’une évaluation générale de ses capacités (auto-efficacité généralisée). Aux États-Unis, des échelles d’auto-efficacité ont été développées à propos d’Internet considéré dans toutes ses composantes (recherche d’information, communication synchrone et asynchrone, loisirs, etc. ; Eastin, et LaRose, 2000 ; Torkzadeh et van Dyke, 2001, 2002). Ces échelles s’avèrent un prédicteur intéressant des performances sur Internet. Quelle que soit l’attitude générale par rapport à l’informatique, une formation initiale à Internet augmente l’auto-efficacité. Une auto-efficacité élevée est associée à moins d’anxiété devant l’ordinateur et une fréquence d’usage plus importante (Dundell et Haag, 2002). Ces derniers auteurs trouvent aussi un score plus élevé chez les hommes que chez les femmes corrélé à un moindre intérêt déclaré pour la technologie chez ces dernières. L’importance de l’auto-efficicacité a été mise en évidence dans le cadre de l’utilisation de bases de données sur support numérisé (Debrowski et al., 2001). Aucune échelle d’auto-efficacité dédiée à la recherche d’information sur Internet n’a été développée.
Une mesure de l’auto-efficacité à rechercher des informations sur Internet
7Nous avons développé une mesure originale de l’auto-efficacité à rechercher de l’information sur Internet dont nous avons éprouvé la validité psychométrique et les propriétés fonctionnelles.
Participants
8L’échantillon est composé de 159 étudiants usagers d’Internet (âge moyen de 21,5 ans dont 60% de femmes) rencontrés individuellement. Les « débutants » utilisent Internet dans sa fonction base de données de manière autonome (sans assistance d’un tiers) depuis moins de 1 an, les « confirmés » depuis 1 à 2 ans, et les « expérimentés » depuis plus de 2 ans. Parallèlement, nous avons travaillé avec dix internautes professionnels (âge moyen = 32 ans) dont l’activité consiste à rechercher des informations sur le réseau dans tous les domaines. Bien qu’il soit difficile de caractériser une véritable expertise à propos d’Internet, nous désignerons ces derniers comme des « experts ».
Construction de l’échelle
9Notre Échelle d’auto-efficacité à interroger la base de données d’Internet informe sur la valeur attribuée par un individu à sa capacité à organiser et exécuter une recherche d’information sur le réseau Internet. Dérivée de l’échelle d’auto-efficacité généralisée proposée par Schwarzer (1997) et Schwarzer et al. (1999), elle est composée de huit affirmations du type « Je peux résoudre la majorité des difficultés rencontrées au cours d’une consultation sur le Web si je fais l’effort nécessaire » ou « Quels que soient les imprévus que je rencontre au cours d’une recherche sur Internet, je suis capable de réagir efficacement ». Les participants notent leur degré d’accord avec ces propositions. Les qualités psychométriques de cette échelle se sont avérées suffisantes (unidimensionnalité et consistance interne). L’auto-efficacité est une fonction directe de l’expérience de l’usage d’Internet. Les scores d’auto-efficacité augmentent de manière statistiquement significative, depuis les « débutants » jusqu’aux « experts » (cf. figure 1). Elle est mieux prédite par la fréquence de l’usage d’Internet que par la durée de l’expérience (nombre de mois d’utilisation). À chaque niveau d’expertise, on ne trouve pas de lien significatif avec le sexe. À titre indicatif, nous avons reporté dans cette même figure les scores à une échelle d’attitude générale à l’égard d’Internet. Cette échelle est composée de six qualificatifs positifs ou négatifs relatifs à l’usage d’Internet (pratique, compliqué, ennuyeux, etc.). Moins discriminante des niveaux d’expertise que l’échelle d’auto-efficacité, l’attitude générale à l’égard d’Internet croît plus avec la durée d’usage qu’avec la fréquence d’usage. Elle est significativement corrélée au sexe (les femmes présentant une attitude plus défavorable par rapport à Internet). La corrélation entre les deux échelles est significative mais modeste (r = .34).
Scores à l’échelle d’auto-efficacité à interroger la base de données d’Internet et scores d’attitude générale par rapport à Internet en fonction de l’expérience d’Internet (échelle standardisée)

Scores à l’échelle d’auto-efficacité à interroger la base de données d’Internet et scores d’attitude générale par rapport à Internet en fonction de l’expérience d’Internet (échelle standardisée)
Auto-efficacité et durée attendue de l’interrogation
10L’intérêt d’une mesure d’auto-efficacité est son lien avec les performances elles-mêmes. Dans une seconde phase, nous avons spécialement travaillé sur l’impact de l’auto-efficacité sur les anticipations de performance (Byram, 1997, Newby-Clark et al., 2000). La tâche principale des participants consiste à prédire sa réussite ou son échec à trouver une réponse correcte sur Internet à quatre questions caractérisées par le fait qu’elle conduisent à une réponse unique. Pour chaque question, les participants estiment le temps (en minutes) qui leur serait nécessaire pour trouver une réponse correcte. Ces questions concernent respectivement : la proportion d’individus touchés par le virus de la grippe, le prix d’un véhicule utilitaire d’une marque connue, un itinéraire en transport commun en région parisienne et un score de sondage de popularité d’un homme politique national.
11Tous les participants estiment être en mesure de trouver ces informations sur Internet (attente de l’efficacité de l’action). Les résultats (cf. figure 2) contrastent nettement les niveaux d’expertise. Pour toutes les questions, les experts s’attendent à un temps de recherche significativement inférieur aux expérimentés, confirmés, et débutants avec une hiérarchie claire entre les questions.
12L’échelle d’auto-efficacité s’avère le meilleur prédicteur du temps anticipé pour répondre à la question (régression multiple) pour toutes les questions alors que la durée de la pratique contribue à un moindre degré et seulement pour les deux questions jugées les plus faciles par les experts (prix et itinéraire). Ni l’attitude générale par rapport à Internet ni la fréquence d’utilisation ne sont des prédicteurs significatifs du temps estimé de l’interrogation.
Temps moyen estimé (minutes) pour trouver la réponse sur Internet à quatre questions selon l’expérience de l’interrogation d’Internet

Temps moyen estimé (minutes) pour trouver la réponse sur Internet à quatre questions selon l’expérience de l’interrogation d’Internet
Robustesse aux effets de contexte : perméabilité à l’influence normative
13Afin de tester la robustesse de l’échelle aux effets du contexte, nous avons mis à l’épreuve sa perméabilité à des facteurs sociaux d’évaluation de la performance. On peut penser en effet que l’évaluation de ses propres capacités à interroger Internet n’est pas insensible à un contexte dans lequel il est plus ou moins désirable de se présenter comme performant en matière d’Internet (Gibbons et Weinart, 2001). Nous avons donc mis en place une procédure susceptible de changer l’appréciation de l’auto-efficacité. Juste avant de répondre aux questions, les participants prenaient connaissance de témoignages écrits. Ceux-ci rendaient compte d’expériences personnelles soit de réussite soit d’échec dans la recherche d’information sur Internet. Le score d’auto-efficacité est bien affecté par les témoignages de manière significative mais modeste (± 8 %) dans le sens suggéré par les témoignages. Cette influence affecte au même degré les utilisateurs « débutants » et « expérimentés ». Autrement dit, l’introduction d’un point de comparaison à propos de l’interrogation d’Internet amène un effet de simple ajustement du score d’auto-efficacité sans changer la valeur discriminante de l’échelle. L’anticipation des performances est elle-même affectée surtout pour les questions les plus difficiles.
L’auto-efficacité : une condition nécessaire à l’usage d’Internet
14Le caractère itératif d’une interrogation comme suite d’essais et d’erreurs dans un univers ouvert, instable et dynamique se prête bien au cadre conceptuel de l’auto-efficacité qui met l’accent sur les anticipations des usagers, leurs capacités à s’auto-évaluer et à maintenir une motivation pour la tâche. Les usagers développent donc une croyance en leur propre efficacité à interroger Internet. Au-delà des qualités psychométriques indispensables, notre mesure d’auto-efficacité présente des propriétés fonctionnelles attendues. L’auto-efficacité est fortement reliée non seulement à l’expertise des participants mais aussi à leurs attentes en matière de performance, ce qui la distingue d’un simple jugement de valeur (échelle d’attitude) à propos d’Internet associé à la simple familiarité.
15Deux limitations encadrent cette première approche. D’abord l’objectif épistémique est imposé aux internautes sous forme de réponse à des questions simples. Pour améliorer la représentativité de l’activité, d’autres tâches peuvent bien sûr être envisagées (buts de documentation d’un domaine, questions plus ouvertes, etc.). Ensuite, il reste à examiner les performances elles-mêmes. Il est en effet indispensable de distinguer dans l’usage d’Internet entre l’auto-efficacité comme expression fonctionnelle de l’expérience, et une auto-efficacité illusoire telle que chacun pourrait sur-estimer ou sous-estimer ses propres capacités à répondre à des questions sur Internet. Nos premières observations vont plutôt dans le sens d’un calibrage approprié, cohérent avec l’expérience des participants, plus que d’un biais systématique ou d’une forme d’illusion de compétence. Les applications de ce programme de recherche concernent tant la formation à l’utilisation du réseau que le développement d’aides pertinentes adressées aux usagers.