CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Michael Palmer, Quels mots pour le dire? Correspondants de guerre, journalistes et historiens face aux conflits yougoslaves, Paris, Budapest, Torino, L’Harmattan, coll. «Communication et Civilisation », 2003

1Le dernier ouvrage de Michael Palmer, directeur du laboratoire Communication, Information, Médias (CIM-CHRIME) de Paris 3, peut, au premier abord, décontenancer quelque peu le lecteur non averti qui s’attendrait à une analyse universitaire « classique » du traitement médiatique d’une décennie de conflits yougoslaves, entre 1989 et 2003. Par exemple, plutôt que de proposer l’étude systématique et approfondie de la couverture par tel ou tel média, l’ambition de ce travail, « mi-essai, mi-recherche », comme le présente lui-même l’auteur, est à la fois plus modeste et plus vaste. Il s’agit en fait d’ouvrir, à partir de ce « laboratoire» du sud-est européen, toute une série de pistes de réflexion en multipliant les coups de projecteur, les « angles d’attaque », selon les termes de Palmer, sur la mise en récit dans l’urgence des événements par les journalistes, surtout ceux des « transnationales de l’information » (et notamment les agences de presse), et les multiples logiques d’action qui la sous-tendent.

2Le livre se divise en trois parties. La première propose une originale remise en perspective historique de cette question du récit en croisant temps long de l’histoire et temps court du journalisme et en s’attardant sur le regard d’historiens, depuis Hérodote, et celui de journalistes devenus progressivement des experts sur cette région du monde. La deuxième partie, la plus consistante, s’attache à analyser la couverture par quelques « transnationales de l’information » (l’agence de presse britannique Reuters surtout) des conflits yougoslaves entre 1989 et 1999, principalement la crise du Kosovo en 1999. Enfin, comme pour un dernier coup d’éclairage après la bataille, Palmer se penche sur les comptes rendus médiatiques du procès de Slobodan Milosevic devant le tribunal international de La Haye (qui débute en février 2002).

3Procédant à la manière de l’auteur, nous choisirons ici, plutôt que livrer un compte rendu linéaire de l’ouvrage, de nous attarder sur plusieurs de ces pistes de réflexion qui nous apparaissent particulièrement heuristiques.

4Le premier mérite de ce travail, et l’un de ses partis pris méthodologiques forts, est d’attirer l’attention sur le rôle joué dans la couverture de ce type de crise internationale par ces «transnationales de l’information», trop souvent négligées par les sciences sociales, que sont les agences de presse. Palmer, qui est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs dans le champ universitaire de ces agences de presse internationales, et qui est l’auteur d’un travail pionnier ayant fait date sur leur histoire (Des petits journaux aux grandes agences, 1983), nous convainc aisément de l’intérêt qu’il y a à observer de près la mise en récit « agencière » en s’efforçant en permanence de relier le travail des journalistes sur le terrain à des enjeux de géopolitique, de « géo-économie », de « géo-information » comme il dit, dans lesquels sont prises les transnationales qui les emploient.

5L’analyse se veut ainsi compréhensive, au sens où l’auteur, qui ne cache d’ailleurs pas une certaine estime pour ces professionnels, essaie de se mettre à la place des correspondants de guerre, mais elle s’efforce aussi de mettre en relation ces observations avec des exigences à saisir à l’échelle macro de l’entreprise de presse et de sa position dans le système médiatique. Cela permet de rendre compte de la complexité de cette activité journalistique, « signaler dans l’urgence » comme le résume Palmer, en soulignant les nombreuses contraintes, parfois contradictoires, qui pèsent sur ce travail.

6Ainsi, si Palmer s’attache plus particulièrement à suivre le travail et la production de deux agenciers, l’Américain Kurt Schork, correspondant de Reuters dans la région (avant d’être tué en mai 2000 en couvrant la guerre civile au Sierra Leone), et Aleksander Mitic, journaliste local de l’AFP, l’un des rares à avoir pu couvrir les événements au Kosovo pour un média occidental depuis Pristina, c’est pour les mettre immédiatement en perspective en soulignant la dimension collective du travail des agences de presse. Pour précieuse qu’elle soit pour la révélation de certains faits de guerre (notamment les bavures de l’Otan) et pour l’expression du point de vue des Serbes du Kosovo, la copie de Mitic, pour ne prendre que cet exemple, ne vaut que parce qu’elle peut être équilibrée par le travail du bureau de Belgrade, des bureaux couvrant l’Otan (Bruxelles, Washington) et les desks de Paris, sans quoi l’AFP risquerait d’être accusée de partialité.

7Palmer s’efforce aussi de manière fine de signaler des évolutions concrètes des pratiques journalistiques, comme le renforcement de l’impératif de rapidité induit par le développement du multimédia et d’une clientèle hors médias (notamment des traders et autres acteurs des marchés financiers, friands d’urgents et de nouvelles «market-moving ») ou par un regain de concurrence entre les branches vidéo des deux plus grandes agences de presse, Reuters TV (RTV) et APTV, à la suite du rachat par cette dernière d’un troisième larron (WTN) en 1998 pour donner naissance à APTN, le conflit du Kosovo devenant alors aussi un « champ de bataille » médiatique entre agences, pour montrer ce que l’on sait faire et conquérir (ou conserver) la clientèle.

8Mais, contre toute évaluation simpliste des effets des logiques commerciales sur le travail journalistique, l’auteur montre aussi que cette concurrence n’exclut pas sur le terrain des ententes et entraides entre journalistes de médias rivaux, habitués à se rassembler et à travailler en meute pour affronter l’adversité dans certaines conditions extrêmes, comme le siège de Sarajevo. Et à l’inverse, deux journalistes d’un même média, comme un rédacteur et un photographe de Reuters, peuvent à l’occasion se quereller parce qu’ils partagent une même voiture mais pas les mêmes impératifs en terme de deadline de transmission de leurs informations.

9Il faut ici souligner l’intérêt pour le chercheur des données originales obtenues par Palmer en exploitant les rapports des contrôleurs de copie de Reuters (« quac » dans le jargon de cette agence). Elles permettent à la fois de prendre en compte l’important travail de réflexivité des agences sur leur mise en récit des événements et de mettre en évidence, à partir d’observations concrètes, la pluralité des contraintes auxquelles elle est soumise, la moindre d’entre elles n’étant pas celle du langage.

10Car l’un des autres mérites de l’auteur est de mettre, comme l’indique bien le titre de l’ouvrage, la question du langage et de l’usage des mots au cœur de l’analyse. La mise en récit passe bien évidemment par des mots, mais ceux-ci ne sont jamais neutres, ils sont même souvent des enjeux centraux du conflit dont le journaliste, ou l’historien, cherche à rendre compte. Faut-il par exemple dire «Kosovo» (appellation courante dans le monde occidental), « Kosova » (appellation albanaise) ou « Kosovo Metohija » (titre officiel serbe) ? Faut-il reprendre le terme de « purification ethnique » (ethnic cleansing), même entre guillemets, alors qu’il peut passer pour un doux euphémisme quand ce dont il est question, c’est de meurtres, viols, massacres, et autres exactions.

11La question de la maîtrise de la langue des diverses communautés yougoslaves ne se pose pas seulement au moment de l’écriture, elle peut aussi faire partie des compétences requises pour avoir accès à l’information (Palmer évoque à cet égard le rôle ambigu ou intéressé joué par les interprètes mis à disposition des journalistes par le gouvernement bosniaque), ou tout simplement pour ne pas se mettre en danger sur le terrain (employer par mégarde une locution croate à un point de contrôle serbe peut mettre dans une situation compromettante).

12Le Franco-Britannique qu’il est n’oublie pas non plus de s’interroger également sur la langue du journaliste ou du média, en signalant à plusieurs reprises la prégnance de l’anglais, sorte de lingua franca de la « géo-information », dans le travail des professionnels de l’information.

13Palmer souligne plus largement la difficulté pour les journalistes de se défaire, lors de la mise en récit des stéréotypes, des clichés, des stocks de connaissances et de représentations sédimentées sur le Sud-Est européen, les « Balkans », Sarajevo (d’où l’intérêt de replonger dans le passé comme il le fait dans la première partie), ou sur l’état du monde (« la fin de l’histoire » …), qui offrent bien souvent des grilles de lecture commodes mais trop simplistes pour interpréter une situation complexe.

14La solution passe notamment par une capacité d’expertise qui naît d’une fréquentation prolongée de cette partie du monde qui, comme bien d’autres, souffre de ne faire l’objet que d’une attention à éclipses, n’étant revenue sur le devant de la scène médiatique occidentale qu’à la toute fin des années 1980. À cet égard, l’auteur ne cache pas une certaine admiration pour quelques journalistes devenus experts de la région, comme Tim Judah ou Misha Glenny, des «héritiers d’Hérodote » comme il les appelle, dont les livres peuvent à leur tour devenir, comme ceux des historiens, des pourvoyeurs de représentations un peu plus justes pour les récits plus éphémères d’autres journalistes. Il souligne dans le même ordre d’idée l’avantage d’une présence prolongée (mais aussi ses limites lorsqu’il faut composer avec les autorités parce que l’agence ne peut se permettre l’exclusion définitive de son correspondant) pour des grandes agences de presse capables de mettre en place un dispositif de couverture permanent, même si leur production passe nécessairement par des formats plus courts qui se prêtent plus difficilement à la fonction d’éclairage et de commentaire (à laquelle, souligne-t-il à juste titre, les agenciers ne renoncent pourtant pas).

15Il n’est pas possible de mentionner ici toutes les autres pistes ouvertes par Palmer. On signalera juste celle de « l’engagement » de ces correspondants de guerre, qui passe surtout par la recherche de l’impact (comment réveiller l’opinion publique ?) et donc de l’efficacité dans l’écriture (comment renouveler les angles quand une situation, aussi tragique que celle des réfugiés albanophones du Kosovo, se prolonge au risque de lasser et provoquer une « compassion fatigue »), ou de leur désarroi, comme dans le cas de ce journaliste désabusé par la diplomatie occidentale, regardant pendant des heures à la télévision serbe les scènes de guerre les plus macabres.

16Au final, ce travail illustre le bien-fondé de la stratégie compensatoire de Palmer, consistant à travailler essentiellement à partir de matériaux de seconde main (archives des agences, livres et témoignages d’acteurs, notes et contrôles internes, manuels, analyses de contenu de dépêches ou informations publiées), faute de pouvoir recourir par exemple à l’observation ethnographique directe (on imagine en effet la difficulté à suivre les journalistes sur ce type de terrain à risque). L’ouvrage montre bien le profit que le sociologue des médias peut tirer de ce type de matériaux, malgré ses imperfections.

17Mais son principal défaut est sans doute de poser davantage de questions en multipliant les pistes de réflexion qu’il n’apporte de réponses. D’où les regrets du lecteur alléché qui reste un peu sur sa faim, parce qu’il aurait espéré dans bien des cas que l’auteur prenne le temps de creuser davantage ses exemples, quitte à faire des choix. On aurait ainsi bien aimé le voir interroger de façon plus systématique dans la première partie la comparaison entre les registres narratifs des historiens et des journalistes pour souligner aussi les limites du rapprochement opéré.

18Le lecteur peut également se sentir frustré dans l’analyse du travail des agences de presse, lorsque Palmer suggère de manière roborative à travers quelques exemples le bénéfice qu’il y aurait à étudier la façon dont l’information circule et est transformée (ne serait-ce que dans l’exercice de traduction d’une langue à l’autre) au sein même de ces usines à nouvelles en fonction des besoins des différents fils et produits, c’est-à-dire des différentes clientèles (avec des intérêts divers, voire divergents) à servir. Le sujet n’est ici qu’effleuré. De même, en donnant un bref exemple de l’utilisation pour le moins partiale par un journal de Birmingham des dépêches de Reuters auxquelles le quotidien fait subir des coupes assurément non anodines, il nous invite clairement à nous interroger sur le devenir et l’usage de ces informations d’agence dans le reste de la chaîne de l’information. Dommage, là aussi, que l’auteur n’aille pas un peu plus loin dans son argumentation car on ne doute pas qu’il ait bien d’autres choses à nous dire.

19Mais, encore une fois, ces défauts sont indéniablement la rançon du choix de l’auteur de multiplier les angles d’attaque pour nous aider à saisir toute la complexité de la mise en récit journalistique, ce qui ne peut qu’incliner à l’indulgence. D’autant que Palmer annonce deux autres volets au triptyque entamé par le présent ouvrage : l’un consacré à « l’information au fil des millénaires : l’agencement de l’urgence », l’autre aux « Médias discours USA : de la communication en Amérique ». Nul doute que le lecteur ainsi mis en appétit y trouve un approfondissement de bien des pistes ouvertes ici de manière stimulante.

20Éric Lagneau

Jacques Demorgon, Edmond-Marc Lipiansky, Burkhard Müller, Hans Nicklas, Dynamiques interculturelles pour l’Europe, Paris, Anthropos, coll. « Exploration interculturelle et science sociale », 2003

21Cet ouvrage «Dynamiques interculturelles pour l’Europe » veut indiquer les directions d’action et de pensée pour une Europe qui se trouve au premier rang d’une nouvelle expérience : « celle de la formation unifiée d’une grande région du monde ».

22La construction de l’Europe s’enracine dans des cultures et des formes de sociétés qui, au cours de l’Histoire, se sont transformées et ne sont pas appelées à disparaître dans une homogénéisation européenne générale. D’où l’intérêt et la nécessité d’inventer une réappropriation partagée d’une histoire encore entachée de luttes fratricides, et de mettre en œuvre un véritable travail interculturel dont le sens n’a pas toujours été compris, et ce livre a le mérite d’expliquer clairement les enjeux d’une telle approche.

23Jacques Demorgon définit ce travail interculturel comme toutes les expériences, actions, formations, évaluations qui consacrent des échanges conflictuels ou non entre personnes appartenant à des sociétés, religions, idéologies différentes pour produire, in fine, de nouvelles connaissances partagées. Il souligne la nécessité de travailler (mise en œuvre de l’interculturel volontaire) pour être capable d’accéder à la culture comme une totalisation complexe et singulière, irréductible aux autres, avec des différences et des ressemblances qui relèvent de caractéristiques générales ou particulières et sont néanmoins « partageables» par tous les pays européens.

24Faire éprouver le besoin de ce partage, développer les rencontres, et par là l’expérience et la connaissance de soi-même et de la culture des autres, voilà une action que l’Ofaj (Office franco-allemand pour la jeunesse) a initiée depuis des décennies. L’Office a étendu ce travail franco-allemand à des pays européens tiers. Comment mieux vivre et mieux penser ces échanges européens est explicité et développé dans les chapitres « expériences et méthodes », où sont développées l’observation participante, la recherche-action, la formation, le théâtre, autant d’ouvertures passionnantes et productives …

25L’expérience interculturelle, d’après les auteurs, repose sur la dissociation existentielle, qui suppose chez les partenaires la possibilité d’une ouverture dans leur propre culture, sans laquelle l’ouverture à l’autre n’est pas possible, mais aussi sur l’association communicative, c’est-à-dire, selon J. Habermas, une association suspendue à la libre volonté de chaque partenaire.

26Et c’est là que l’on découvre par l’observation participante, la recherche-formation, le théâtre, comment aborder concrètement les relations réciproques entre structures et actions des personnes et structures et actions des sociétés. Ces multiples pratiques d’échanges sont accompagnées de méthodes d’évaluation qui sont parties intégrantes du travail interculturel, de l’animation à la recherche, dont le premier objectif est d’augmenter les capacités à l’autorégulation et à l’autoréférence de groupes culturellement hétérogènes. L’évaluation de ces actions débouche sur la question centrale : qu’est-ce qu’une compétence interculturelle? Comment peut-on évaluer si lesdites compétences sont acquises ?

27Enfin, les auteurs font un point et un bilan comparatif à l’échelle internationale sur les formations existantes dans lesquelles la dimension interculturelle est prise en compte. Soulignons qu’actuellement, l’interculturel occupe une place clandestine au plan des savoirs enseignés dans les diplômes de 3e cycle de l’Université française. Une réflexion est proposée toutefois sur la mise en œuvre de formations interculturelles approfondies.

28Cet ouvrage passionnant a le mérite de montrer comment mieux vivre et mieux penser ces échanges européens en intégrant le concept d’interculturalité, dont la prégnance bien appropriée et bien utilisée par les acteurs permettra de dynamiser la structuration progressive d’une communauté européenne désormais élargie.

29Marie-Noële Sicard

Paul Rasse, avec la participation de Catherine Benzoni-Grosset, Alice Marrié, Nancy Midol et Nicolas Pélissier, Le Théâtre dans l’espace public. Avignon Off, Aix-en-Provence, Édisud, 2003

30L’ouvrage dirigé par Paul Rasse révèle la dynamique particulière du festival d’Avignon Off dans laquelle ni presse ni critique ne font le succès d’une pièce mais où le public s’avère être le seul véritable déterminant.

31Paul Rasse nous rappelle tout d’abord la naissance du festival d’Avignon, initiative de Jean Vilar dans les années 1950, puis évoque déjà l’idée que, contrairement aux études qui ont été menées sur le sujet, il faut traiter le Festival Off, non comme l’antichambre du In mais comme un festival à part entière, possédant sa dynamique propre. L’objectif étant de considérer celui-ci comme un « espace public », l’ouvrage traitera des trois acteurs principaux : la presse, les comédiens, le public.

32Dans le premier chapitre, tout en resituant le contexte historique du festival, Paul Rasse pose son hypothèse : le festival Off, « espace public partiel exemplaire car révélateur des aspirations de catégories sociales jusque-là exclues du jeu esthétique» (p. 24). Le public devient acteur au sens où il participe activement à la critique, à la reconnaissance et au succès des spectacles. Véritablement populaire comme le souhaitait Vilar, il dépasse les espérances de celui-ci en devenant un nouvel espace public.

33La naissance du Off (1966) est rapidement perçue comme le second souffle du In, alors même que se crée déjà un clivage entre les deux. « Avignon Public Off » (association loi 1901) accueille et informe public et compagnies tout en se refusant à hiérarchiser celles-ci, dans un souci d’égalité. Et parce qu’il appartient au public de faire son choix, l’esthétique devient l’affaire de tous.

34Seul juge, le public, provenant majoritairement de la classe moyenne et non des classes populaires comme l’espérait Vilar, fait dès lors apparaître la quasi-absence des journalistes dans ce festival sous-médiatisé. Selon Nancy Midol, quand le In devient synonyme de monde clos obsédé par la distinction, le Off se révèle lieu d’expression pour tous, mais finalement assez normalisé en raison des conditions de précarité qui y règnent. Ce qui limite, entre autre, le nombre de comédiens sur scène et favorise les décors simples et vite montés, autant que l’amateurisme … Le Off n’échappe donc pas non plus aux forces des rapports économiques, même s’il conserve, par son absence de sélection, une « initiative de résistance sociale et d’inventivité culturelle » (p. 102).

35Après quelques pages consacrées aux différentes approches théoriques de l’environnement médiatique, Nicolas Pélissier apporte enfin les résultats d’une enquête de terrain. Enquête semi-directive auprès de journalistes rencontrés lors du festival, afin de comprendre cette sous-médiatisation du Off. Les raisons apparaissent clairement et se révèlent d’ordre économique, sociologique (leurs choix se portent sur ce qu’ils connaissent), organisationnel (le service très organisé du In facilite leur travail et s’oppose à l’hétérogénéité des lieux et des informations du Off). Tout en conservant son identité propre, il faut donc réfléchir à une meilleure coordination et communication du Off, tant du point de vue des organisateurs du festival que des compagnies. Ainsi, celles-ci doivent penser le Off en terme de médiation et non de médiatisation et comprendre qu’il ne faut pas tenter d’imiter le fonctionnement du In en voulant à tout prix être soutenues et médiatisées par les journalistes.

36Pour Catherine Benzoni-Grosset, les compagnies ne cessent de venir chaque année plus nombreuses participer au Off, tout en étant majoritairement conscientes que celui-ci peut certes représenter un tremplin mais s’avère souvent un gouffre financier. Car même ici existent les inégalités financières entre compagnies, qui doivent souvent composer entre la volonté de trouver un lieu adéquat à leur spectacle mais aussi à leur budget. Ces lieux, souvent éphémères, sont devenus un véritable commerce.

37Pour remplir ces locaux, plus que les articles de la presse locale, la plupart des compagnies partent à la rencontre des festivaliers afin de se promouvoir. Elles savent que le bouche-à-oreille reste le moyen de communication le plus efficace, il faut donc agir vite. Une énorme préparation doit se faire en amont et tout se joue presque avant … Ainsi, le Off s’inscrit lui aussi dans une logique mêlant l’artistique et l’économique, et il révèle les nombreuses difficultés du spectacle vivant. Rarement financiers, les bénéfices qu’en retirent toutefois les compagnies sont toujours profondément humains.

38Alice Marrié et Paul Rasse reviennent sur ces données et les renforcent grâce à une enquête semi-qualitative menée auprès du public : public quatre fois plus nombreux que dans le In. Cette enquête, particulièrement claire, révèle les principales caractéristiques de ce public (sociologiquement quasi identiques à celles du public In !), diplômé, cultivé, mais surtout loin de représenter les couches les plus modestes. Et si le public du Off, loin d’être là par hasard, apprécie sa promiscuité spatiale et sociale (souvent due aux conditions matérielles difficiles …), son aspect plus populaire et authentique, dynamique et engagé, convivial et motivé, divers et disparate et qu’il l’oppose en tout point au In, le festival Off est loin d’être un festival de marginaux …

39Hypothèse de départ confirmée : il existe bien un espace public caractéristique du Off, dont le spectateur a pleinement conscience.

40Si la conclusion reprend en premier lieu les faits essentiels des chapitres précédents et oppose notamment le In et sa culture savante, au Off et son public, elle s’attarde aussi sur l’idée lancée dans le premier chapitre, selon laquelle le Off témoigne d’un vaste mouvement d’émancipation culturelle comme a pu l’être le siècle des Lumières. Certes, il est intéressant d’évoquer comment la classe moyenne est susceptible de faire évoluer la culture en fonction de ses attentes sociales et politiques, mais la mise en parallèle de cette classe avec la bourgeoisie du xviiie siècle est si complexe, qu’elle mériterait d’être approfondie et, pour cela, traitée ailleurs qu’en conclusion (peut-être même dans un autre ouvrage).

41La collaboration de plusieurs personnes venues d’horizons divers apporte quant à elle un atout de taille : elle montre les différents angles d’approche à partir desquels le festival peut être étudié et enrichit considérablement ce travail de recherche. Seul inconvénient, la redondance d’informations, notamment au cours des premiers chapitres.

42Hormis cette réserve, l’ouvrage a le mérite de nous montrer clairement que le festival d’Avignon se compose de deux festivals bien distincts en tout point. Et son plus grand intérêt est certainement d’insister sur le fait que le Off n’est pas un sous-festival In

43En 2003, le contexte socio-économique aura fait ressortir d’autant plus l’opposition entre les deux festivals : opposition idéologique à défaut d’être physique, puisque le In a « choisi » d’annuler la totalité de ses représentations, tandis que le Off les maintenait coûte que côute …

44Gaëlle Redon

Argumentation et discours politique. Antiquité grecque et latine. Révolution française. Monde contemporain, actes du colloque international de Cerisy-la-Salle 2001, sous la direction de Simone Bonnafous, Pierre Chiron, Dominique Ducard, Carlos Lévy, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res publica », 2003

45En septembre 2001 s’est tenu à Cerisy-la-Salle un colloque international sur le thème « Argumentation et discours politique », réunissant des spécialistes de l’Antiquité grecque et latine, de la Révolution française et de l’analyse contemporaine des discours politiques. Les actes publiés aux Presses Universitaires de Rennes (2003), sous la direction de S. Bonnafous, P. Chiron, D. Ducard et C. Lévy, reflètent le caractère pluridisciplinaire du colloque (une vingtaine de communications de sociologues, historiens, linguistes et spécialistes de la communication) et réalisent le premier objectif de celui-ci : montrer « les échos et les correspondances entre [des] discours [politiques] d’époques éloignées, prononcés par des personnes de niveau social différent sur des supports divers » (avant-propos, P. Carlier). Cet objectif prend un relief particulier quand on apprend que ce colloque s’est terminé deux jours avant le 11 septembre 2001 : la rhétorique cicéronienne évoquée par F. Prost, en particulier la figure du monstre, également abordée par B. Cuny-Le Callet, s’actualise dans la rhétorique post-11 septembre, dans « l’opposition manichéenne du Bien et du Mal ». L’ancrage temporel de ce colloque et la publication des actes dans un monde en désarroi donnent à ces textes une fascinante actualité.

46Un tel colloque offre la possibilité d’ouvrir des chemins entre disciplines et éclaire une problématique à partir de diverses perspectives. Toutes ces perspectives ne sont pas également à la portée du commentateur critique des actes publiés. Si tous les textes retiennent l’attention et procurent plaisir de lecture, c’est en tant qu’analyste de discours, et de l’argumentation dans le discours, que j’approcherai cet ouvrage.

47Les Actes sont structurés en cinq parties. La première, « Genres et adaptations des modèles », rassemble des réflexions sur la classification des discours politiques dans l’Antiquité (M.-P. Noël), les constantes rhétoriques du discours nationaliste du ier siècle ap. J.-C. en Italie au xixe siècle en Espagne (A. Ruiz Castellanos), l’éloquence révolutionnaire vue par Mme de Staël et B. Constant (A. Principato), les rapports entre engagement littéraire et politique chez Zola (A. Wrona) ou Césaire (R. Jouanny). Réflexions très diverses, on le voit, dont certaines retiendront plus l’attention que d’autres, peut-être parce qu’elles éclairent ou illustrent des thèmes actuels de nos discussions quotidiennes. C’est par exemple l’étude de A. Ruiz Castellanos sur la notion de « nation », dont il est dit qu’elle est indispensable pour « établir les bases culturelles de l’individu », qu’elle a une dimension phénoménologique plus qu’ontologique. La nation, souligne Ruiz Castellanos, « dépend du degré d’identification qu’ont les individus par rapport à elle et de la reconnaissance qu’elle reçoit des autres nations, ce qui constitue l’effet perlocutif de tout discours nationaliste » (p. 39). Velleius (ier siècle) et Costa (fin du xixe siècle) partagent « un nationalisme de type constructif, intégrant les diverses ethnies, nations et villes, s’identifiant à l’autre sans rejet » (p. 47). Dans la conclusion de cette comparaison entre l’Italia de Velleius et l’Hispania de Costa, en deçà des différences, Ruiz Castellanos souligne l’idéalisation d’un passé plus ou moins mythique.

48Un peu inattendus dans cette première partie sont les textes de Ch. Le Bart (sociologie des gaffes politiques, dont on retiendra la définition et la catégorisation des gaffes) et de C. Ollivier-Yaniv (les « écrivants » des prises de parole ministérielles), que l’on aurait peut-être placés dans la seconde partie « Mise en scène et théâtralité ».

49Cette deuxième partie se déplace également dans le temps, du règne de Louis XIV, dont P. Zoberman étudie les représentations, textuelles ou picturales, de Shakespeare à Pirandello, dans une étude esquissée de la représentation du fait politique au théâtre (B. Lamizet, dont on ne partagera peut-être pas la conclusion selon laquelle la « théâtralité confère à l’argumentation politique la force d’une distanciation », p. 118), aux formes modernes de la représentation du corps politique : la mise en scène de l’autorité politique dans les assemblées locales, dont P. Mazet dit qu’elle s’apparente à un rite politique double, « entretenir (…) la fiction de la démocratie représentative locale alors même que son fonctionnement est défaillant » et « symboliser la communauté locale » (p. 148), ou à la télévision, medium privilégié dans cet ouvrage. M. Coulomb-Gully parle du corps dans la rhétorique télévisuelle en référant à certains aspects de la campagne municipale toulousaine, et B. Le Grignou, des émissions politiques du dimanche des Français, illustratives des tendances modernes du discours et du journalisme politique : personnalisation, prétérition (visant à attirer l’attention), allusion et dilution.

50La troisième partie, « Argumentation et manipulation », est probablement la plus « technique » de toutes. Ph. Breton propose un critère opérationnel pour séparer argumentation et manipulation dans un texte très argumenté sur le « plaidoyer en dehors de la cause » d’Aristote. Dans l’introduction de ce texte, un principe essentiel est énoncé : « Cet article s’appuie, en arrière-plan, sur la croyance qu’aucun contenu, quel qu’il soit, n’a le pouvoir de sanctifier le procédé utilisé pour le défendre » (p. 153). P. Chiron revient à la théorie rhétorique du discours figuré (selon Démétrios), afin d’en dégager les ressorts de la manipulation, qu’il aborde en se référant à certains concepts de la psychologie sociale. Ph. Moreau s’interroge sur un dispositif de communication entre le peuple et les gouvernants, les contiones, à la fin de la République romaine, pour rejoindre les historiens les plus pessimistes sur le degré de démocratie du système politique romain. D. Ducard clôture cette partie avec une description de la question rhétorique dans le débat parlementaire, prenant comme arrière-plan théorique les approches d’Habermas et d’Apel. Du premier, on ne pourra résister au plaisir de re-citer la remarque suivante : « Les discussions rationnelles ont un caractère improbable et se détachent de la praxis quotidienne comme des îlots dans la mer » (p. 194).

51La quatrième partie, « Rhétorique politique et violence », rassemble trois textes remarquables à divers égards. Déjà abordée, la figure du «monstre» (comme prodige et causeur de prodige), dans la rhétorique cicéronienne présentée par B. Cuny-Le Callet, ne cesse d’évoquer celle de Saddam Hussein, telle qu’elle a été construite dans le discours politique et médiatique occidental de ces dernières années. M. Angenot étudie les Grands récits (formations idéologiques) du xixe siècle (des romantiques aux socialistes ou anarchistes de la fin du siècle) qui mettent en scène la lutte perpétuelle entre deux Principes, dans une vision manichéenne de la société. On est frappé par la pérennité des formules que l’on retrouve pratiquement à l’identique dans une certaine rhétorique américaine (« Tout ce qui n’est pas AVEC nous est contre NOUS », p. 216) ; ou celle des topoï concernant la légitimité du recours à la violence, ou la théorie du complot (que l’on retrouve sous l’un de ses nombreux avatars dans le texte de D. Desmarchelier sur les débats parlementaires «le complot contre la France ourdi par les responsables de la politique de l’immigration », p. 228).

52D. Desmarchelier, recourant à la lexicométrie, analyse la violence verbale dans les débats parlementaires se manifestant au plan des prises de parole (interruptions) ou au plan de la formulation (invectives, attaques ad personam et ad hominem). Il distingue les attaques ou réponses plus ou moins spontanées (en réaction par exemple au discours fleuve contre le Pacs d’une députée de droite) de celles, minutieusement pesées, dans les discours du leader de l’extrême droite. Il reconnaît même à la violence verbale par allusions perfides, observée dans les discours des ministres de gauche, un statut de « méthode gouvernementale ». Dans une conclusion dérangeante, et ô combien actuelle, Desmarchelier signale que cette violence verbale, révélatrice de sentiments de haine à l’égard de l’autre, n’est pas l’apanage du discours politique.

53La dernière partie présente deux réflexions sur un lieu commun, celui de la dégénérescence du discours politique. Carlos Lévy réfute chez Sénèque père et Tacite l’existence d’une déploration de la décadence de la rhétorique. On retiendra la déclaration de l’un des dialogueurs de Tacite, Maternus : « tout comme les corps robustes n’ont pas besoin de médecin, les peuples bien portants n’ont pas besoin de rhétorique » (p. 245).

54S. Bonnafous souligne la communauté d’accents pessimistes et catastrophiques entre Tacite et les essais sur la politique de la fin du xxe siècle. On trouvera chez le premier des propos d’une étonnante modernité. S’il dénonce dans l’éloquence réduite à la déclamation «l’afféterie du langage, la futilité des pensées et le rythme trop libre des phrases», il en rend responsable «tout à la fois l’éducation des enfants que les mères n’élèvent plus elles-mêmes mais confient aux servantes grecques et aux esclaves, le goût immodéré pour les divertissements de théâtre et du cirque, l’absence de culture réelle chez les jeunes, le manque de soin apporté à la langue» (p. 250). Dans les seconds, de l’École de Francfort aux dénonciateurs américains de la culture de l’image et de la fragmentation des sentiments aux dépens d’une culture de l’écrit rationnel (Postman), en passant par les philosophes (Finkielkraut) ou les médiologues (Debray), on souligne le «dépérissement de la chose publique face à l’émergence des pouvoirs économiques internationaux» (p. 251), et les effets des techniques modernes d’information et de représentation du politique (rapidité, format compact, séduction savamment orchestrée par les spin doctors de tous poils), quand ce n’est pas le dépérissement de la pensée, de l’expression et de la culture, dans un monde moderne où «démocratie» est remplacée par «démagogie», où les populismes de tous bords se multiplient, et où la rencontre entre citoyen et politique prend la forme d’un show spectaculaire personnalisé et polarisé (cf. ma remarque critique ci-dessus à l’égard de B. Lamizet). Mais Bonnafous rappelle avec justesse que les critiques ci-dessus cités n’ont jamais mis au centre de leurs préoccupations une analyse des aspects stylistiques et rhétoriques des discours politiques contemporains, et que la majorité de ces études sont bien pauvres en données empiriques. Par ailleurs, souligne Bonnafous, la notion d’éloquence suppose un jugement esthétique et normatif, étranger aux approches en sciences humaines ou en analyses de discours jusqu’aux années 1990, où l’on voit apparaître les premières analyses systématiques des stratégies argumentatives de politiques.

55On pourra reprocher à S. Bonnafous d’adopter ici une perspective bien hexagonale, ou limitée aux recherches d’expression française, perspective qui semble ignorer l’existence, dès la fin des années 1970, de nombreux travaux anglo-saxons ou nord européens en rhétorique dite critique, en analyse critique du discours (par exemple T. van Dijk sur l’expression du racisme) ou encore dans l’approche normative de l’argumentation (par exemple dans la pragma-dialectique de F. Van Eemeren). Si le colloque de Cerisy se désigne comme international, la participation de chercheurs étrangers est limitée, et le champ d’étude est essentiellement le patrimoine philosophique ou littéraire européen, et plus particulièrement français. De même, dans les approches des discours politiques modernes, les références théoriques sont pour l’essentiel hexagonales ou européennes, à l’exception de l’incontournable Goffman.

56Simple constatation qui ne diminue en rien le grand intérêt de cet ouvrage, ou le plaisir de lecture qui sera celui d’un public plus large que celui des diverses disciplines représentées. Avec, en fin de parcours, deux regrets : celui de ne pas avoir été présente à Cerisy et celui de devoir reconnaître que l’être humain a bien peu changé depuis l’Antiquité.

57Danièle Torck

Uli Windisch (dir.), Suisse-immigrés : quarante ans de débats 1960-2001, Lausanne, Paris, L’Âge d’homme, 2002

58Le dernier ouvrage d’Uli Windisch, professeur à l’université de Genève, traite de la question de l’immigration, thème d’actualité s’il en est. La première de ses qualités est de rendre compte d’une étude dans la durée : quarante années de vie politique et sociale en Suisse. Les études ponctuelles marquent vite leurs limites et perdent rapidement leur validité. Celles sur des périodes longues donnent une mise en perspective particulièrement riche et permettent de mettre en évidence des traits généraux. Elles facilitent aussi les comparaisons : les résultats mis en évidence dans ce travail pourraient recouvrir une des formes possibles de l’évolution du débat dans d’autres pays, et particulièrement en France.

59Un autre intérêt de cet ouvrage est qu’il est sous-tendu par une méthodologie très sûre qui ne « se cache pas». De nombreux travaux, considérant ces aspects matériels comme peu nobles, les évacuent et empêchent ainsi une dimension pourtant essentielle d’un travail scientifique : la possibilité pour un autre chercheur de refaire la même analyse avec la même méthode pour pouvoir arriver aux mêmes résultats. Dans ce travail, dans un cadre théorique clair, la démarche utilisée est toujours explicitée, empruntant tout à tour à la sociologie, à la linguistique, à la communication et à la politique, pratiquant avec bonheur analyses de contenu et de discours.

60La thématique de l’immigration a été d’actualité en Suisse dès le début des années 1960, c’est-à-dire plus tôt et de manière plus massive que dans les autres pays européens. Le besoin particulièrement fort de main d’œuvre dans un pays en pleine croissance économique a amené le gouvernement à introduire rapidement une population étrangère importante. L’analyse menée par l’auteur montre que le débat s’est d’abord focalisé sur le thème du « national », qui est pour lui « une forme de pensée sociale spécifique ». Dans la logique idéologique qui s’est vite emparée des débats, le patriote devient un «xénophobe» ou « un raciste », et celui qui relativise l’appartenance nationale un « mauvais Suisse », un « traître à la patrie ». Dénigrement, diabolisation caractérisent les discours de cette période, excepté ceux du Conseil Fédéral (gouvernement).

61L’auteur relève ensuite un tournant important : alors qu’auparavant le mythe du retour est dans tous les esprits, ceux des Suisses comme ceux des immigrés, à partir des années 1980, la grande majorité des médias va nettement s’investir dans un discours que résume le titre d’une des votations (nom suisse des référendums) : « être solidaire », critiquant les décisions conservatrices du gouvernement, incitant les Suisses à se montrer plus ouverts, à faciliter l’intégration. Leur engagement sera si fort que, dans le débat public (émissions de télévision, lettres de lecteurs …), les opposants seront discrédités et se retrancheront dans ce que Uli Windisch appelle avec malice « la spirale du silence », en attendant de pouvoir exprimer leur opinion lors des votes, formant une majorité silencieuse qui devient bruyante lors des consultations.

62L’une des conclusions de ce travail est le constat d’une évolution très nette tout au long de la période analysée. Même si aujourd’hui les controverses restent vives, même si les irréductibles de tous bords sont toujours là, les attitudes et les mesures positives prennent une place beaucoup plus grande tant dans le débat public que dans la politique migratoire officielle. Cette évolution est également sensible dans le sens où les usages des mots employés : par exemple, « immigrés » ou « immigration » ne recouvrent pas les mêmes significations en 1960 et 2000 ; aujourd’hui, on parle beaucoup moins « d’assimilation » et plus de « multiculturalisme » ou « d’intégration plurielle ».

63Par-delà sa thématique, ce livre est un véritable plaidoyer pour la démocratie référendaire. Uli Windisch postule que si la situation à propos de l’immigration traditionnelle est moins tendue en Suisse que dans d’autres pays, c’est que « le problème de l’immigration a été discuté très largement publiquement et politiquement pendant près de quarante ans sous tous ses aspects, même les moins agréables et cela grâce à la démocratie référendaire». Il ajoute: «les choses ont été dites» et cette verbalisation a servi d’exutoire. Les votes réguliers sur la question ont permis de connaître l’état de l’opinion, ont donné des indications précises aux autorités qui devaient tenir compte des résultats afin d’éviter, par exemple, qu’une forte minorité ne se transforme en majorité au vote suivant.

64Si le livre d’Uli Windisch convainc, c’est aussi parce que, par-delà la qualité de l’analyse politique et communicationnelle, il est animé par une forte croyance, celle en la capacité des citoyens à avoir un jugement autonome et à exprimer leur volonté de participer à la vie politique. Utopie ou vision réaliste de l’avenir ? C’est au lecteur de l’ouvrage d’en décider. On ne peut cependant s’empêcher de remarquer que la prolifération des forums citoyens et des nouvelles formes de participation semble lui donner raison.

65Philippe Viallon

Mis en ligne sur Cairn.info le 11/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9487
Pour citer cet article
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