Les communications managériales : un intérêt trans-disciplinaire
1La psychologie et les Sciences de l’information et de la communication (Sic) se préoccupent des pratiques communicationnelles des managers. Ces disciplines ont, chacune, une bonne tradition d’étude de ces pratiques de communication dans les organisations. Pour la psychologie des organisations nous pouvons évoquer des auteurs très connus comme : Maslow, Leavitt, Herzberg, Gellerman, Jaques, Bion, Levy-Leboyer, Enriquez,... Quant aux sciences info-com, elles revendiquent le champ des communications organisationnelles en ayant, une revue spécialisée Communication et Organisation (Isic, Bordeaux 3) et un groupe de recherche spécifique à la Société française des sciences info-com (Org & Co). Par ailleurs elles tiennent des colloques sur les « communications internes ». Des ouvrages essaient de faire le point sur les pratiques communicationnelles dans les organisations.
2Pour caractériser les façons dont ces disciplines abordent l’étude des pratiques communicationnelles des managers, je me concentrerai sur des pratiques de communication de commandement que l’on trouve dans la littérature psychologique sous le nom générique de « styles de management » et, dans la littérature sciences info-com, sous le nom générique de «systèmes de management».
Le « style affectif » des communications managériales
3Pour l’approche faite d’un « point de vue psychologique », je reprendrai ici les éléments apportés par des auteurs décrivant un des « styles » majeurs de management des équipes infirmières (Hart et al., 1994).
La description des comportements du point de vue psychologique
4Pour ces auteurs, le « management affectif » se repère à ses conduites et aux répercussions que ses manières de faire entraînent au niveau de ses subordonnés. La motivation fondamentale des comportements de ce manager est la recherche de l’affection de ses subordonnés. Il essaie de créer des liens interpersonnels forts avec ses subordonnés. Il veut que l’ambiance de travail soit « compréhensive ». Ce chef est au courant de tous les petits détails de la vie de travail et de la vie personnelle de tous. Il réconforte ses subordonnés et leur donne des conseils. Il analyse toujours, en termes psychologiques, les comportements de ses subordonnés dont il connaît parfaitement les éléments-clés de la vie affective. Il explique les conduites de ses personnels par leurs motivations. Critiquer ses subordonnés, c’est l’atteindre lui-même. Il est extrêmement peiné lorsqu’il est indubitable qu’un de ses personnels a commis une faute. Son réflexe immédiat est de le défendre. Il lui trouve tout de suite des excuses. Ceci est normal car il choisit ses collaborateurs sur des critères d’affinité personnelle et non sur des critères de compétence. Quelqu’un qui lui plaît pourra toujours se perfectionner, tandis qu’un bon professionnel avec lequel il n’a pas d’accroche immédiate ne pourra lui devenir sympathique. Il « ferme les yeux » sur certains faits. Cela entraînera sa contrepartie de jalousie et de rivalité entre les membres du service. Ses subordonnés jouent sur la fibre affective pour obtenir des avantages. C’est le règne du chantage affectif réciproque. Ce chef joue aussi des jalousies et des rivalités pour manipuler chacun et pour renforcer son ascendant. Il essaie de régler les conflits en prenant les individus en tête-à-tête et en leur faisant alternativement une « leçon » de morale. Les problèmes réels dus aux contraintes de la situation de travail ne sont pas analysés. Les différends entre les personnes restent latents et rongent les relations pour éclater ensuite en grands déballages. Le chef récompense les efforts de ses subordonnés, non par des félicitations officielles et par des gratifications relevant d’une règle institutionnelle connue, mais par des « cadeaux » dont il est le seul juge.
Les caractéristiques de la description et de l’analyse du style managérial
5Cette description utilise une grille de lecture « psychologique » qui se révèle à nous par l’utilisation des concepts classiques de la psychologie. Nous pouvons noter, par exemple, par ordre d’apparition dans la narration, les termes de : « motivation », « affection », « aspirations », « sentiments », « ambiance », « engagement », « vie affective », « affinités », « jalousie », « chantage affectif », « conflits interpersonnels », « états d’âme », « tension », « déballages », « gratifications » … Le vocabulaire est donc un vocabulaire de psychologie classique. On y relève des concepts qui ont fait l’objet d’études approfondies dans des ouvrages spécialisés : « motivations », « aspirations », « ambiance », « engagement », « affinités », « conflits » et des termes plus communs.
6L’explication qui rend compte des conduites décrites est immédiatement accessible bien que non développée. Cette explication est liée à l’idée fondamentale de la psychologie classique, à savoir que les comportements humains sont déterminés par des moteurs psychiques internes propres à chaque personne : les motivations. Le chef a « besoin » d’être aimé et pour cela il va se faire aimer en satisfaisant les « besoins d’affection », de « protection », de « sécurité »,… de ses subordonnés. Il crée donc autour de lui, par sa distribution d’affection, une sorte de famille liée par des relations affectives avec ses jalousies, ses crises et ses aveuglements. C’est lui, le chef, en tant que personnage psychologique central, qui organise tout ce qui se passe. Il a la responsabilité de la situation. Ceux dont les attentes internes ne rencontreront pas son offre d’amour seront frustrés et déçus car ils ont besoin d’autre chose pour être motivés.
7La « pratique » de communication dont il s’agit, à travers ce « style », est ici une manière d’être qui sous-tend les communications. Les multiples mises en œuvres concrètes de la pratique communicationnelle de ce type de manager reposent sur la structure profonde de sa personnalité. On reconnaît même, sous ce modèle de la « pratique », une conception structuraliste de l’émetteur. Cet « émetteur » (ici, le manager), ayant un psychisme structuré d’une certaine manière, toutes ses « pratiques » managériales portent la marque de son « code » interne.
Le système communicationnel du «management affectif »
8Pour la description faite d’un point de vue plutôt sciences info-com, je reprendrai ici des éléments tirés de mon ouvrage L’Approche systémique et communicationnelle des organisations, (1998).
Le système du management affectif
9Considérons les différents acteurs au travail dans un hôpital. Nous trouvons d’abord les subordonnés, puis les surveillantes qui dirigent le travail des équipes, puis, des cadres supérieurs qui coiffent les surveillantes.
10Prenons arbitrairement comme point d’entrée dans le système, une forme reconnaissable d’interactions que les équipes de subordonnés entretiennent avec leurs surveillantes. Ces équipes font essentiellement remonter à leur chef des « plaintes » concernant leurs conditions de travail. C’est la récurrence de ces plaintes qui les fait repérer. À travers ces plaintes, les équipes demandent aux cadres une reconnaissance de leurs difficultés et une aide. Dans la modélisation du système d’échanges (cf. figure), nous portons : « demande de reconnaissance des difficultés et d’aide ». C’est le sens de l’interaction pour les deux acteurs.
11Les interactions, retour du cadre sur l’équipe, ont toutes une même « forme » : la forme « compréhension et soutien affectif ». Par ailleurs, il ne manque pas de faire remonter à son cadre supérieur une forte récrimination demandant des moyens pour son personnel. Cette réponse de soutien se fait dans un contexte particulier. Les équipes infirmières sont sous un ensemble de contraintes liées au stress dû à leurs conditions de travail (cf. figure). Par ailleurs, les chefs d’équipe ont peu de ressources en management, ils peuvent seulement jouer sur des arrangements limités. Dans ces contraintes le cadre a une réponse qui met en avant son enjeu organisationnel fondamental : maintenir le potentiel de travail de son équipe. Ainsi, à défaut de pouvoir vraiment faire autre chose, il fait une réponse de « soutien affectif ». Mais en faisant cette réponse chronique de soutien affectif face aux plaintes, ce manager abandonne, toutes les exigences rationnelles d’un chef : exigence de clarté par l’analyse des problèmes et la recherche de solutions collectives appropriées ; exigence de respect des règles fixées ; exigence d’égalité de traitement,…En conséquence, sans le vouloir, il fait aussi passer un «message » du genre : « seule compte la relation avec moi ».
12Faisant passer les « messages » 2 et 4 (cf. modélisation), le manager renforce le type de demande qui lui vient de ses subordonnés. Nous avons donc là une première boucle rétroactive d’interactions. Par ailleurs, cette façon de réagir entraîne la compétition affective chez les subordonnés car ceux-ci vont commencer à rechercher une relation de soutien privilégiée (5) et donc, ensuite et encore, vont être amenés à se disputer les faveurs affectives du chef : les conduites dites de « jalousie » vont apparaître (6).
Éléments du système du management affectif

Éléments du système du management affectif
13Le système se complexifie parce que certains subordonnés, s’estimant lésés, vont aller se plaindre au cadre supérieur (plainte dont le sens partagé sera : « le cadre est un mauvais manager : il est affectif »). Le cadre supérieur réagira par une certaine critique voilée du cadre : ce qui légitimera et renforcera les plaintes des subordonnés lui arrivant. Il réagira aussi par des interventions de mauvaise humeur sur le cadre de proximité en lui faisant comprendre qu’il est « trop affectif », et, en outre, il ne lui donnera pas les « aides » demandées. Ces façons de faire renforceront, bien sûr, le cadre intermédiaire dans sa position défensive de son équipe et dans ses relations affectives avec celle-ci. Le système mis en place par ces acteurs est très cohérent car chaque interaction provoque et entretient l’interaction suivante, laquelle renforce l’interaction de départ. Nous avons donc là typiquement ce que l’on appelle la causalité circulaire.
14Si le système est ainsi constitué et s’il perdure malgré les dysfonctionnements et les insatisfactions que tels ou tels acteurs peuvent avoir, c’est parce qu’il apporte des « satisfactions » aux acteurs. Par exemple, la plainte des subordonnés et la réponse de soutien affectif que fournit le cadre de proximité, permettent à chaque subordonné de rester à l’abri de la couverture affective du cadre et de jouer de sa propre relation affective pour avoir des avantages.
Les caractéristiques de la description et de l’analyse du système managérial
15Cette description utilise, comme toute description, une « grille de lecture ». Celle-ci est « systémique ». Elle se révèle à nous par l’utilisation de concepts spécifiques : « système d’interactions », « causalité circulaire », « point d’entrée », « fonctionnement de totalité », « forme reconnaissable d’interactions », « modélisation du système d’échanges », « sens de l’interaction », « signification pour des acteurs », « contraintes du contexte organisationnel », « communication implicite », « sens dans le contexte », « causalité circulaire », « force homéostasique », « satisfactions dans un contexte »,…
16L’explication des comportements des acteurs se fait en référence à des postulats implicites qui sont du genre : « dans les groupes humains fermés, un certain nombre de communications prennent des formes répétitives repérables » ; « la conduite d’un acteur est équivalente à une communication sous jacente » ; « les communications des divers acteurs s’insèrent dans des ensembles de communications formant systèmes », « les communications des uns et des autres, répondent à des enjeux », « les enjeux des acteurs sont essentiellement dépendants de contraintes situationnelles »,…
17Les « pratiques » de communication dont il s’agit, à travers la vision de ce système managérial, concernent un enchaînement de formes de communications typiques, en réponse à des sollicitations (elles aussi typiques), venant de l’environnement. La « pratique communicationnelle » n’est plus imputée à la personnalité du chef. Elle est imputable à l’ensemble des conditions managériales (type de travail, ressources, milieu de travail en général,…). Elle rend compte d’une sorte de modalité rituelle de défense, inventée par une collectivité, pour faire face à la situation particulière dans laquelle elle est mise.
Pratiques communicationnelles et paradigmes de référence
18Kuhn (1983) avait raison de dire que, dans les cas rapportés nous nous trouvons dans des «mondes scientifiques » différents. Les concepts d’appréhension des phénomènes sont différents. Ils conduisent à des constructions descriptives différentes. Les postulats explicatifs sur le fonctionnement des phénomènes sont aussi différents. Ils orientent non seulement les explications finales fournies, mais aussi les observations. Les « réalités » exposées aux lecteurs sont des objets scientifiques entièrement construits bien que les auteurs semblent rapporter des choses « allant de soi ».
19On voit bien que le débat, s’il avait lieu, entre les tenants de ces conceptions, ne pourrait en rien rapprocher les points de vue et dégager des possibilités de coopération. Comment, en effet, concilier théorie des motivations internes, sources des conduites, et théorie des échanges s’organisant en système, compte tenu des contraintes d’une situation ? Watzlawick (1972), le premier, a signalé cette « rupture épistémologique » qui consiste à passer d’une vision « internaliste » des déterminants des conduites humaines à une vision « externaliste » faisant intervenir un cadrage plus large et des causalités circulaires impliquant les autres acteurs de la situation d’échange. Dans un cas, le « style des communications » du manager est imputable à sa seule personnalité ; dans l’autre cas, le « système des communications » auquel, « participe » le manager est le fruit d’une élaboration collective de tous les acteurs coresponsables de leur « jeu » final.
20Nous avons vu que nous arrivons sur deux définitions éloignées de ce que peut être une « pratique communicationnelle ». Toutes les disciplines ont donné, implicitement ou explicitement de telles définitions. Ce qui compte d’ailleurs, ce n’est pas tant la discipline de référence, que le point de vue épistémologique de référence adopté. Le point de vue « internaliste » de la psychologie classique, porté par les auteurs qui se réclament de la psychologie, ne peut recouper le point de vue « externaliste-systémique », des auteurs qui se réclament du systémisme (qu’ils soient psychologues ou sciences infocom d’ailleurs). La définition de la « pratique communicationnelle » apparaît être, comme beaucoup de notions, une question de paradigme de référence. Je soutiens donc, qu’il y a autant de définitions possibles de la notion de « pratique communicationnelle » que de paradigmes. Je soutiens aussi, à l’instar de Kuhn (1983), que ces définitions sont dans des mondes scientifiques « incommensurables » et qu’il est impossible de se mettre d’accord à moins de construire un paradigme englobant. On peut cependant «comprendre» le point de vue de l’autre paradigme et parfaitement suivre un raisonnement ou une démonstration dans cet autre paradigme, du moment que l’on en a accepté les prémisses.
21Le rêve d’une « coopération » entre des visions disciplinaires hétérogènes du point de vue épistémologique doit, de mon point de vue, être abandonné. De même d’ailleurs que le rêve d’une « science englobante ». Il faut se rappeler en effet, la longue progression des élaborations théoriques ayant mené du modèle psychologique classique au modèle systémique-situationnel. La première rupture épistémologique avec la théorie des motivations s’est produite avec l’analyse transactionnelle. Berne (1975), bien que faisant référence encore à des « états du moi » de la psychanalyse, a introduit l’idée de « formes répétitives d’interactions ». La deuxième rupture est venue avec l’école de Palo Alto qui a réfuté toute « motivation » pour se tourner vers les dynamiques internes des systèmes, en privilégiant un contexte interprétatif fondamental : le contexte du système des échanges lui-même. Le « cadre interprétatif », prioritaire, pour parler comme Goffman (1991), en ce qui concerne les pratiques communicationnelles managériales, n’est pas le même dans les deux points de vue. L’hybridation et le métissage des points de vue et des concepts apparaissent difficiles à réaliser dans le monde scientifique. Je crois qu’il est plus sage, et scientifiquement plus raisonnable, de concéder qu’il y a des « approches différentes » des phénomènes, lesquels sont, du point de vue scientifique, des construits intellectuels élaborés à partir d’ensembles théoriques et conceptuels différents. La « réalité » ne peut alors départager les différentes approches car cette « réalité » est elle-même un construit élaboré à partir d’un cadre interprétatif.