CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Abraham Moles (1920-1992) fut le créateur de multiples liens entre les sciences de l’information et de la communication et les sciences psychologiques.

Présentation

1La publication par la revue Hermès d’un numéro sur les rapports entre sciences de l’information et de la communication et sciences psychologiques permet de rappeler le rôle éminent, fondateur et précurseur d’une figure exceptionnelle, que la récente génération des chercheurs en sciences humaines et sociales méconnaît trop, celle d’Abraham Moles.

2La richesse de son œuvre est proprement confondante, une bonne trentaine de livres, la plupart très importants, largement traduits, plus de 650 articles publiés dans 25 pays d’Europe, des Amériques et d’Afrique. L’essentiel de cette remarquable production peut être lu en français, en allemand, en anglais et en espagnol.

3La biographie d’Abraham Moles a été synthétisée sous une forme brève, dans les Mélanges publiés en 1989 sous le titre « La physique des sciences de l’homme ». Sa formation initiale a été très largement pluridisciplinaire. Des études scientifiques à Grenoble le conduisent à un titre d’ingénieur (1942) et à un doctorat ès Sciences (1952) portant sur l’acoustique et l’électroacoustique. Cette intense activité de laboratoire, qui s’étend de 1945 à 1954 s’est enrichie d’études en philosophie auprès d’Aimé Forest et de Jacques Chevallier à Grenoble, puis de Gaston Berger à Aix-en-Provence et de Bachelard à Paris. Elles le conduiront, en 1956 à la soutenance de deux belles thèses de philosophie en Sorbonne intitulées «La création scientifique » et « Théorie de l’information et perception esthétique ». Dans cet exceptionnel parcours, rien n’évoque la psychologie, car cette discipline vivait alors à l’ombre de la discipline reine qu’était la philosophie. Notons que ceux qui instituèrent la psychologie à la Sorbonne étaient des agrégés de philosophie, comme Henri Piéron, Maurice Merleau-Ponty, Paul Fraisse, alors que la psychologie scientifique en France fut d’abord portée par des médecins aliénistes tels Pinel ou Charcot, ou épris de pédagogie, comme Alfred Binet.

Abraham Moles et les sciences de la communication

4Quelques repères chronologiques montrent les étapes de l’émergence de l’intérêt d’Abraham Moles envers les phénomènes de communication.

5Sa formation initiale, son intérêt très vif pour l’acoustique (deux thèses d’État en sciences et un livre), sa passion pour la musique, l’ont conduit à travailler sur les questions de perception, sonore bien entendu, mais qu’il ne tardera pas à élargir. D’où son engagement dans les théories de l’information, non seulement au sens de Shannon, mais aussi et surtout de façon structurale. Dès 1950, il entreprend des travaux de phonétique et de linguistique, ce qui donnera lieu à de nombreuses publications, dont un livre dans le titre duquel apparaît pour la première fois le terme « communication ».

6Suivent une « Étude prospective sur les modifications sociales entraînées par le développement des techniques de communication » et des articles dans la revue allemande Kommunikation. En 1966, Moles publie l’un des premiers livres français consacré à la communication des entreprises.

7C’est en 1969 que Moles s’impose en France comme l’un des principaux penseurs de la communication (on ne parle pas encore de sciences de la communication). Il assure la direction du numéro 13 de la revue Communications, qui était alors au centre même du bouillonnement qui allait conduire, quelques années plus tard à la reconnaissance académique de ces sciences. Ce numéro thématique titré Les objets contient trois articles portant la signature de Moles : le premier, « Objet et communication » éclaire l’ensemble de la démarche ; « Si la revue Communications a pris en charge un numéro spécial consacré à l’objet c’est qu’en fait celui-ci est vecteur de communication au sens socio-culturel du terme. » ; le second intitulé : « Théorie de la complexité et civilisation industrielle » ; le troisième, écrit avec Eberhard Wahl, est intitulé « Kitsch et objet ». Ce numéro 13 de la revue du Cecmas dirigée par Georges Friedmann (son comité de rédaction comptait parmi ses membres Roland Barthes et Edgar Morin), où apparaissent entre autres les signatures de Violette Morin et de Jean Baudrillard, eut un ample retentissement dans la communauté des chercheurs en sciences humaines.

8Moles donne la mesure de l’étendue de sa science communicationnelle lorsqu’il édite et rédige en partie un volume encyclopédique intitulé « La communication ». Cet ouvrage de 800 pages (1971), était le premier du genre en France et demeura longtemps la référence incontournable des années 1970.

9La publication de cette encyclopédie participa à l’effervescence intellectuelle qui aboutit, le 25 février 1972, à l’initiative de Robert Escarpit et de Jean Meyriat, à la création du « Comité français pour les sciences de l’information et de la communication ». À la tribune de cette mémorable réunion, Roland Barthes, Jacques Bertin, Robert Escarpit, Jean-Paul Le Goff, Jean Meyriat, Abraham Moles, Edgar Morin, Michel Zeraffa. Moles, dans cette joyeuse brochette multidisciplinaire, était le seul psychologue, ce qui montre bien le rôle unique de pont qu’il joua à l’interface de sa discipline d’adoption et des sciences de l’information et de la communication. En dépit de l’intérêt très vif qu’Abraham Moles n’a cessé de porter aux sciences de l’information et de la communication, attesté par plusieurs livres publiés dans ce domaine et un grand nombre de publications, il demeura psychologue social, directeur de l’institut de psychologie sociale de Strasbourg.

10En 1978, il prit une part active au 1er congrès Inforcom, congrès français des sciences de l’information et de la communication, réuni à Compiègne, en assumant avec François Molnar, la responsabilité du thème 4 de ce congrès « Formes et contenus littéraires et esthétiques ».

11Et, vers 1980, Moles décida d’adjoindre au nom de l’institut qu’il avait fondé à l’université de Strasbourg, devenue depuis université Louis Pasteur, un complément d’objet fort significatif, qui fut dès lors l’institut de psychologie sociale des communications. Cette synthèse est un signe très fort de la démarche rationnelle qui l’a déterminé à cheminer sur les voies de crête d’une recherche à multiples faces : « La liaison s’imposait alors pour nous entre ces études sur la psychologie de l’espace et les mécanismes de communication. Peu à peu dans un approfondissement de cette théorie structurale des communications, qui pour nous s’est étendue sur la plus grande partie de notre carrière scientifique, nous avions étudié l’application des mécanismes de communication et de la théorie des systèmes aux sciences sociales dans leurs divers aspects, toujours attentifs au processus de perception … Le moment était venu pour nous [*] de franchir une nouvelle étape de généralisation et de systémisation de ces deux disciplines : celles de la psychologie de l’espace et du temps et celle de l’information et des communications … Ce terme de communications émergeait en effet à cette époque (1965-1970) comme l’un des concepts-carrefour d’une nouvelle approche des sciences sociales. (…) Ceci nous a conduit à constituer ce qu’on peut appeler une approche formaliste de l’étude des communications sociales, définissant le concept de communication à partir de l’idée d’expérience vicariale comme le transfert d’une modification de l’environnement immédiat du récepteur à partir de celui de l’émetteur en utilisant ce que l’un et l’autre possèdent au départ en commun (idées de code, de répertoire, de culture). »

12Cette conception de la communication selon Moles irrigue l’ensemble de ses recherches durant toute sa carrière scientifique. Il la fera valoir lui-même et proposera à ses nombreux élèves de faire de même. Ses terrains d’applications seront aussi nombreux que variés : affiche, labyrinthe, créations esthétiques liées à l’informatique, image, et autres objets tels que schéma, graphisme technique, photographie, cinéma et télévision, vidéocassette, télématique, caricature, design, architecture et urbanisme, cité câblée, banque, etc. [**]

Abraham Moles et la psychologie

13Dans l’autobiographie scientifique [1] que Moles nous a laissée, il éclaire l’origine de son intérêt pour les phénomènes vus sous l’angle de la Psychologie : « Cette élaboration fut fortement influencée, de façon indirecte, par l’enseignement de philosophie et de psychologie de Gaston Berger, que nous avons suivi près de sept ans et qui, peut-être le seul à cette époque, faisait connaître dans la calme université d’Aix, la phénoménologie de Husserl qui était l’un des travaux de sa thèse, la psychologie de la forme et ses lois, à l’époque extrêmement mal connue en France en dépit du petit livre de Paul Guillaume, et en tout cas très mal acceptée dans les milieux psychologiques, nous révélant toute une série de chercheurs dont nous avons, plusieurs années après, connu quelques-uns directement : Wellek à Mayence, Rudolf Arnheim, Michael Wertheimer ».

14Le terme même de « psychologie », employé explicitement, n’apparaît dans le titre de l’un de ses articles qu’en 1960. À titre de comparaison, il convient de préciser que le terme « information » fait partie du vocabulaire scientifique de Moles dès 1951 ; que le terme «message » y prend place en 1952, le terme « communication » en 1956.

Les détours préalables

15La culture scientifique, technologique et philosophique de Moles l’a d’abord porté vers une pensée informationnelle, puis communicationnelle, avant que ses préoccupations humanistes ne le poussent à mettre à l’œuvre ses compétences en psychologie pour lancer un pont, entre ce qui émergerait ultérieurement sous le nom de « Sciences de l’information et de la communication » et les sciences psychologiques et, plus tard, les sciences cognitiques, économiques, urbanistiques et écologiques.

16Georges Gusdorf, professeur de philosophie à Strasbourg, chargé de réorganiser les sciences humaines, fit nommer en tant que professeur un philosophe marxiste demeuré hors de l’université en dépit d’une œuvre considérable (il a durablement gagné sa vie en travaillant comme chauffeur de taxi !) : Henri Lefebvre débuta ainsi autour de sa soixantaine en se voyant confier la création d’une section de sociologie. Lefebvre, philosophe marxiste connu avait en effet publié dès 1947 un important ouvrage Critique de la vie quotidienne. Ce philosophe engagé possédait un point de vue franchement original : « …on oubliait que, se déroulant au niveau des hautes sphères – l’État, le parlement, les personnalités et les programmes – le drame politique gardait pourtant une base dans les questions de ravitaillement, de tickets, de salaires, d’organisation ou de réorganisation du travail. Une base humble et quotidienne » (…) En conséquence, « Le philosophe et la philosophie ne peuvent plus s’isoler, ni se masquer, ni se cacher. Et cela précisément parce qu’en suprême instance la vie quotidienne juge la sagesse, le savoir, le pouvoir ».

17Cette grande figure intellectuelle, ce chercheur atypique qui orienta en quelque sorte le regard du sociologue vers ce que l’on dénomme depuis peu, avec quelque mépris, « la France d’en bas », comprit vite l’absolue nécessité de s’associer un collègue plus jeune. Il fit appel à Abraham Moles, nommé professeur de sociologie à l’université de Strasbourg en 1961.

18Ce choix se révéla totalement justifié. Moles, alors âgé de 49 ans, avait déjà accompli une œuvre scientifique considérable, s’intéressait à la vie quotidienne : écoute des auditeurs de la radiodiffusion, perception de l’environnement sonore urbanistique, etc. Surtout Moles, dans son ouvrage Théorie de l’information et perception esthétique, marque l’émergence scientifique de la communication dans la vie quotidienne des hommes : « C’est un des traits les plus remarquables de l’évolution récente des sciences que cette insertion de la psychologie dans la physique appliquée comme un élément essentiel de la solution des problèmes où le sujet récepteur est impliqué (éclairagisme, acoustique architecturale, économie politique en sont des exemples). La psychologie du comportement considère en effet l’individu comme un système connecté au monde et dont l’évolution est déterminée par son environnement, par l’intermédiaire des messages qu’il reçoit de ce monde inerte ou des autres individus qui, selon la thèse existentielle, lui demeurent presque aussi étrangers que le monde physique ».

19En 1966, la faculté décide de confier à Moles une chaire de « Psychologie sociale ». Théoricien très attaché à la pratique, Moles fonda dès lors l’institut auquel il assigna, la double mission d’enseignement et de recherche, inséparable à ses yeux : « Dans les sciences humaines, enseignement et recherche ne sont jamais séparables. Enseigner signifie mettre en forme, systématiser, définir, montrer ou démontrer, parallèlement au travail de réflexion personnelle, d’expérimentation, d’information, de mise au courant de travaux voisins ou contradictoires. » [2]

La psychologie sociale selon Moles

20De là surgit « l’École de Strasbourg de psychologie sociale des communications ». Il y forma de nombreux chercheurs, offrant à tous son immense culture d’une part, des champs de recherche de l’autre. Citons les noms d’Élisabeth Rohmer bien sûr, mais aussi ceux de Françoise Enel, T. Enderlin, Gustave-Nicolas Fischer, Albert Kientz, Victor Alexandre, Denis Muzet, Victor Schwach, Baudoin Jurdant, Philippe Breton, Pierre Harvey, Park Sung Ho, Michel Mathien et tant d’autres, venus de partout.

21Dès cet instant, son rapport à la psychologie en général, et à la psychologie sociale en particulier, sont modifiés : un nombre important de ses livres, la plupart de ses articles font référence à sa discipline d’adoption, sans renoncement de sa part à l’approche interdisciplinaire à laquelle il demeura toujours attaché. Coup sur coup paraîtront La Psychologie du Kitsch, l’art du bonheur (1971) puis, en collaboration avec Élisabeth Rohmer, La Psychologie de l’Espace qui obtint un vif succès (1972).

22Le premier de ces ouvrages aborde cet objet méconnu (seuls les artistes et critiques d’art s’en étaient jusque-là préoccupés), et le définit comme un « concept universel, familier, important » correspondant à « un style d’absence de style, à une fonction de confort surajoutée aux fonctions traditionnelles, à un rien de trop du progrès ». Issu du «monde bourgeois », il est installé dans « un décor artificiel de plastique, d’acier et de verre ». Une sorte de sommet du mauvais goût, que Moles étudie avec soin dans ses diverses déclinaisons, du kitsch religieux à la psychanalyse du supermarché, des rituels du collectionneur à l’éthique du gadget. Enfin il esquisse, en un paragraphe titré « Vers une théorie des situations et des actes » les axes de ses recherches à venir.

23Le second, portant la double signature de ses auteurs, se veut être à la fois une psychologie et une philosophie de l’espace, et se réfère explicitement à la pensée de Heidegger d’une part, et de Bachelard de l’autre : « Une philosophie de l’espace sera à la fois, et nécessairement, une philosophie de l’être percevant l’environnement, à la fois une philosophie de l’aménagement de l’espace dans lequel s’inscrit la société. » La première question traitée est celle de la liberté de l’homme dans l’espace topologique : l’ouvrage explicite le concept de « champ de liberté ». Par extension du concept, il recherche « l’élasticité des limites », et montre l’immense intérêt pratique de la « liberté marginale » et la richesse de la « liberté interstitielle » accessible entre les «blocs de la loi » qui enserrent la vie de l’homme en société.

24D’autres chapitres traitent de l’espace de l’homme, de la distinction espace public/espace privé, des différentes « coquilles » de l’homme, de la peau, son enveloppe corporelle, au vaste univers, lieu de tous les projets, rêves et utopies humaines. Les auteurs accordent une grande attention à la dimension verticale, qui confère à l’espace euclidien sa tridimensionnalité. Partant de la spécificité du concept de lieu libre, issu de la tradition talmudique, ils en déduisent une vision de l’appropriation de l’espace et d’un urbanisme permutationnel permettant à l’homme de s’affranchir de la gravitation.

25Moles et Rohmer ouvrent, sous le titre « Les caractères généraux d’une séquence d’actes de l’espace », le chantier qui les conduira, cinq ans plus tard, à la Théorie des Actes. Enfin, ils créent et éclairent la notion jusque-là ignorée d’opulence communicationnelle et surtout le concept de « Téléprésence », posant à l’occasion des questions prophétiques en 1972, telle que : « Les centres de décision bureaucratiques se désagrégeront-ils en pièces de travail, munies de terminaux téléscripteurs dans un cottage de l’État-Jardin ?»

26La Théorie des Objets s’attache à la construction de la relation de l’homme contemporain au monde qui l’environne, au rôle des objets, de leurs formes, de leur emplacement, de leurs couleurs, préfigurant le concept d’écologie communicationnelle, développé largement par la suite. « L’Objet, médiateur universel, révélateur de la Société » dans la dénaturation de celle-ci, constructeur de l’environnement, système de communication sociale, plus chargé de valeurs qu’il ne le fut jamais, en dépit de l’anonymat de la fabrication industrielle, note-t-il. « L’Objet est devenu le médiateur essentiel du corps social … », Moles théorise le message romanesque autant que sociologique légué par Georges Perec dans son célèbre roman Les Choses. Moles formalise ainsi le rapport aux objets en termes de communication : « La communication de masse s’établit alors par cette voie, l’objet est communication : il est porteur de signes ; parfum Je reviens de Worth, monocle ou lit à trois places, Dites-le avec des fleurs, Rolls-Royce des 200 familles ou Mercédès noire du directeur, universalité et ubiquité de l’égouttoir en plastique … » (…) « passage progressif de l’objet fonction à l’objet communication, qui lui fait suivre de plus en plus étroitement les lois de cette science des communications dont les applications aux sciences humaines sont désormais déterminantes ». [3]

Un concept nouveau et créatif : la Micropsychologie

27Les méthodologies mises en œuvre dans la Théorie des Objets et dans la Théorie des Actes présentent un grand parallélisme : les auteurs y portent la plus extrême attention à ce que l’objet ou l’action révèlent si on en étudie au plus près possible les éléments les plus ténus. Connaisseurs en proxémique, ils se comportent en chercheurs de proximité.

28Cette démarche totalement originale a ouvert une sorte de continent nouveau à explorer, «Nous croyons qu’il y a là un tout nouveau domaine que nous désignons sous le nom de Micropsychologie, dont l’objet est d’analyser aussi rationnellement que possible, le jeu des interactions, des valeurs, des choix, des micro-décisions, qui se trouvent impliquées dans une action globale donnée ou dans un flux de comportements. » [4]

29L’originalité de cette démarche n’a pas été bien comprise par les psychologues français (à la notable exception près de Robert Pagès), Moles s’est employé à en expliquer les fondements, les usages et les applications. Il trouva des auditoires attentifs chez les philosophes, les sémiologues, les sociologues, les urbanistes, les entrepreneurs, les spécialistes des télécommunications, les banquiers, les gens de théâtre (qui sont aussi des acteurs!), les artistes et les chercheurs en sciences de l’information et de la communication, mais étrangement, les psychologues sociaux français ne semblèrent jamais porter attention à cette voie. Moles et ses collaborateurs ont mis la Micropsychologie à l’épreuve de divers types de phénomènes: la publicité, les communications téléphoniques, l’espace urbain du cracheur de feu, le bureau et la bureautique, les attentes au guichet, le théâtre, les activités de création esthétique, pour lesquelles il invente la notion de «microesthétique», mais aussi l’activité économique, financière et bancaire.

Un précurseur méconnu du prix Nobel d’économie ?

30Abraham Moles se révèle être l’un des précurseurs du prix Nobel d’économie 2002, Daniel Kahneman, professeur de psychologie à l’université de Princeton, a été couronné «pour avoir introduit en sciences économiques des acquis de la recherche en psychologie, en particulier concernant les jugements et les décisions en incertitude». Le correspondant de l’AFP écrit dans sa dépêche: «Daniel Kahneman a pris en compte le fait que l’homme n’était pas l’animal rationnel et égoïste que l’on croyait, dans ses prises de décisions (…) il a ainsi montré comment la décision des individus peut systématiquement s’écarter des prédictions de la théorie économique traditionnelle, introduisant une variable d’irrationalité dans les calculs.» [5]

31Moles a en effet porté très tôt son attention sur ce terrain, en se fondant en un premier temps sur la théorie de l’information, sur la micropsychologie ensuite et même sur la théorie psychanalytique. Son article de 1979 est particulièrement riche de perspectives. Il s’ouvre sur cette définition : «Nous appellerons Micropsychologie économique l’analyse de l’irrationalité apparente des comportements de l’être dans son accès à des objets ou services. » Il assure que « l’idée de juste prix est désormais remplacée par l’analyse de la catastrophe que constitue la décision d’achat vue par le motivationniste et le psychologue ».

32Il note que « deux attitudes sont possibles à ce sujet : la première est de déclarer que le consommateur est un être irrationnel et qu’il est illusoire de chercher des raisons quelconques à des comportements qui sont de hasard. (…) L’autre attitude consisterait à déclarer que la psychologie est précisément l’étude rationnelle de l’irrationalité de l’homme mais que cette prétendue irrationalité n’est qu’un défaut de rationalité suffisante du psychologue, qui est le théoricien sur lequel se base l’économiste pour construire des modèles intelligibles de comportement ».

33Là, Moles préconise « l’attitude micropsychologique, effort pour prendre en compte la richesse et la complexité des situations – des microsituations bien sûr –. (…) Cet effort contribuera au remplacement d’une rationalité théorique par une infrarationalité pratique plus développée, que le chercheur comportemental considère, lui, plutôt comme une suprarationalité fine devant remplacer une rationalité (?) qui n’a que faire dans les mécanismes de la vie quotidienne ».

34Il me semble plus que probable que Daniel Kahneman, qui a conduit ses travaux avec Amos Tversky sur la théorie de la décision en situation d’incertitude, a ignoré les travaux d’Abraham Moles. Ces derniers se fondaient, eux, sur l’analyse micropsychologique, sur la théorie des actes, sur la notion de coût généralisé, intégrant, bien au-delà du seul coût strictement économique, le coût temporel, le coût énergétique et le coût psychologique. De manière symétrique pouvons-nous assurer que Moles n’a pas connu les travaux de Kahnemann et Tversky, parus de façon dispersée dans des revues de management, d’économie politique, de business, de psychologie cognitive, etc.

35Reste une coïncidence : c’est la même année 1979, qu’ils publient, chacun de son côté, en mobilisant des arguments différents des articles tendant à la même conclusion : la fin du prétendu acteur économique rationnel et l’émergence d’acteurs aux motivations plus aléatoires, plus ou moins irrationnels. C’est le surgissement, dans un domaine jusqu’alors traité sur le mode calculatoire, de l’inattendu, de l’imprévu et pour tout dire, de l’humain.

Conclusion

36Abraham Moles fut un créateur de ponts entre des aires disciplinaires relevant toutes du champ des sciences humaines et sociales, avec un constant souci de théorisation, de modélisation et d’application des résultats de ces éléments théoriques à la vie réelle des hommes et des sociétés. La multiplicité de ses centres d’intérêt lui a permis d’aborder des questions relevant aussi bien de la sociologie que de l’esthétique, de la philosophie que des sciences de l’éducation, de l’étude du théâtre à l’urbanisme et au paysage, du design à la musique contemporaine, de l’économie à la linguistique, etc. La psychologie sociale d’une part, et les sciences de l’information et de la communication de l’autre y ont occupé une situation privilégiée, tandis que sa philosophie humaniste, non utilitaire et non instrumentale, gardait une position particulière, légèrement surplombante.

37Le tissu conceptuel construit par Abraham Moles croise constamment chaîne communicationnelle et trame psychologique. Il a lui-même dessiné un schéma, qu’il appelait sémantogramme, de ses champs épistémologiques pour matérialiser la cohérence profonde de champs d’intérêt apparemment disparates, mais qui, en réalité, se recoupent.

38Ce schéma, publié dans le n° 93 de la revue Communications et langages et reproduit ici, est éclairant : à gauche, il montre les inclinations de Moles pour la théorie de l’information et la perception esthétique, l’étude des médias de masse, la théorie structurale de la communication sociale ; à droite figurent la théorie des objets et celle des actes, la psychologie de l’espace et la micropsychologie. Entre ces deux zones bien caractérisées, Moles a dessiné un ensemble de liens fléchés qui indiquent les interactions entre les divers éléments de ces champs épistémologiques.

39Ce sont ces liens qui nous éclairent sur la complexité de la communication que Moles a défini comme la mesure de ce que le message apporte réellement, avant de remettre courageusement en question l’essence même de cette mesure en se proposant d’énoncer l’existence et les formes de concepts imprécis, et de montrer que ceux-ci sont bien des données de fonctionnement de l’esprit dans sa création, de tactiques et de comportements mentaux.

40Les sciences de l’information et de la communication doivent beaucoup à cet éclaireur de l’avant qui, de la phénoménologie à l’analyse cognitive en passant par la psychologie sociale, a permis à ces sciences de transcender la seule dimension des médias de masse pour s’approcher de la compréhension intime des relations de communication qu’entretient l’homme avec ses frères humains, comme avec son environnement.

Les champs épistémologiques d’Abraham Moles

figure im1

Les champs épistémologiques d’Abraham Moles

41Dans ce schéma qu’il a lui-même dessiné pour matérialiser la cohérence profonde de champs dintérêts apparemment disparates, mais qui, en réalité, se recoupent, Moles a orienté ceux-ci sur un axe bipolaire. Il se sert, d’un côté, de la phénoménologie pour comprendre l’individu et, de l’autre, du structuralisme (ou de toute autre approche globale) pour analyser le fonctionnement de la société. Ce dipôle permet de repérer chacun des champs couverts et des rapports entre eux.

Notes

  • [*]
    Ce moment peut être situé à l’orée des années 1970 (NdA).
  • [**]
    On pourra trouver des listes impressionnantes, de références de ces travaux dans l’ouvrage La physique des Sciences de l’homme. Mélanges pour Abraham Moles, édité sous la direction de Mathien, M., Strasbourg, Oberlin, 1989, p. 195-208.
  • [1]
    Moles, A., Rohmer, E., voir référence.
  • [2]
    Moles, A., Rohmer, E., voir référence.
  • [3]
    Moles, A., Théorie des Objets, op. cit., p. 21.
  • [4]
    Moles, A., Rohmer, E., voir référence.
  • [5]
    Dépêche AFP du correspondant à Stockholm, 10 octobre 2002.
Français

L’auteur fournit une analyse très complète de la biographie et de la production scientifique d’Abraham Moles. Physicien de formation, son vif intérêt pour l’acoustique conduit Moles à focaliser son attention sur l’objet en tant que vecteur de communication. Il approfondit la notion fondamentale d’expérience vicariale de perception. Ses travaux sur les rapports entre théorie de l’information et perception esthétique construisent une passerelle entre les champs disciplinaires de la psychologie d’une part, de l’information et de la communication d’autre part. Abraham Moles fondera la psychologie sociale de la communication puis la micropsychologie.

Mots-clés

  • théorie informationnelle
  • communication
  • percepteur esthétique
  • psychologie sociale
  • micropsychologie

Références bibliographiques

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  • Perec, G., Les Choses, Paris, Julliard, 1965.
Jean Devèze
Professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’université de Marne-la-Vallée. Président honoraire de la Société française des sciences de l’information et de la communication (Sfsic). Décédé en novembre 2003.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9482
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