Introduction
1L’accès aux systèmes de recherche d’information sur Internet (bibliothèques numériques, moteurs de recherche ...) reste problématique pour les non-spécialistes du processus de recherche. (Ihadjadene, 1999) et (Spink, 2001) ont montré que les ressources sont sous-utilisées dans les catalogues en ligne, les bibliothèques numériques ou les moteurs de recherche. L’une des premières difficultés pour les usagers est d’identifier les sources pertinentes et d’avoir une vision claire des contenus et de leur structure. Par ailleurs, bien que les moteurs de recherche proposent des fonctionnalités avancées comme la troncature ou les opérateurs booléens, les usagers les emploient rarement. Plusieurs études ont également montré que le choix des termes ne se fait pas selon un plan de recherche méthodique mais résulte au contraire d’une démarche d’essai erreur, aggravée par le fait que les usagers n’ont souvent qu’une vague idée de ce qu’ils cherchent. Qu’ils préfèrent changer le contenu de la requête plutôt que de modifier sa formulation interroge la pertinence des outils logico analytiques mis à leur disposition et nécessite de définir un cadre d’évaluation des SRI qui prennent en compte les véritables comportements informationnels.
2Dépassant l’approche techniciste fondée sur la notion de performance intrinsèque du système, l’approche «usager » de l’évaluation oriente l’attention vers la réalité et la complexité des comportements, dans ses dimensions sociales, organisationnelles et cognitives. L’approche évaluative orientée usager porte sur la pratique, au sens de processus d’identification, de recherche et d’accès à l’information médié par un dispositif technique.
3En dépassant l’approche techniciste et ses limites (Chaudiron, 2001 ; Chaudiron, Ihadjadene, 2002), cet article présente l’apport des sciences cognitives à l’évaluation des SRI. Dans la première partie, nous présentons l’intérêt de l’approche cognitive par rapport à l’approche système tout en soulignant ses limites théoriques et méthodologiques ; dans la deuxième partie, l’extension de l’approche cognitive, qualifiée d’holistique.
L’approche cognitive
4L’approche cognitive en RI trouve ses origines à la fois dans le développement des sciences cognitives de la fin des années 1970 (De Mey, 1977 et 1980), et dans le rejet de l’approche strictement algorithmique en recherche d’information. Ce champ de recherche a connu un essor particulier à la suite des travaux de Marc De Mey présentés lors du séminaire International Workshop on the Cognitive Viewpoint (1977), souvent considéré comme le point de départ de l’approche cognitive en sciences de l’information [1]. Elle se fonde en particulier sur la thèse selon laquelle : « any processing of information, whether perceptual or symbolic, is mediated by a system of categories or concepts which, for the information processing device, are a model of his (its) world » [2].
5En ce sens, la tâche d’un SRI peut être décrite comme l’appariement des structures cognitives des producteurs d’informations, des concepteurs de SRI, des indexeurs avec celles des utilisateurs (usager final et intermédiaire de l’information). Ainsi, pour Nicholas Belkin, le véritable problème n’est pas celui de la représentation des documents mais celui des caractéristiques cognitives et situationnelles qui déclenchent le processus de recherche d’information et l’utilisation d’un SRI. Il propose la notion de Anomalous States of Knowledge pour rendre compte des besoins individuels d’information (Belkin et al., 1982).
6De nombreux travaux s’inscrivent dans cette approche. Ceux de Marcia Bates proposent différents modèles décrivant le processus de recherche d’information et dont le point commun est d’insister sur la notion d’interactivité entre l’usager et le système. En 1981, elle propose un modèle qui décrit les tactiques de recherche (search tactics) mises en œuvre par les usagers des SRI en ligne. De leur côté, (Borgman, 1989) et (Fidel, 1991) proposent différentes analyses de l’interaction et du processus de feedback par les utilisateurs.
7Les tenants de cette approche tentent d’expliquer comment les usagers organisent leur pensée et leur activité. Pour eux, les caractéristiques de l’usager (styles cognitifs) représentent des mesures primaires à étudier et celles-ci restent constantes durant l’interaction avec le système. Un ensemble d’auteurs dont (Chen et Dhar, 1990) considère que la démarche de recherche des utilisateurs dépend des représentations qu’ils ont du monde qui les entoure. Quand elles sont fausses, ces représentations sont à l’origine de l’improductivité des recherches. Pour les optimiser, les usagers ont à réactualiser ces représentations. Parmi ces idées fausses, on peut citer :
- les représentations issues d’une connaissance inexacte du domaine informationnel et qui se traduisent par des problèmes dans la formulation des requêtes ;
- celles concernant les éventuels outils classificatoires (vocabulaires contrôlés, thésaurus, ontologies, …) et le niveau de connaissance du système d’indexation ;
- celles, enfin, qui concernent le fonctionnement du système qui entraîne une mauvaise interprétation des commandes du système et des fonctionnalités qu’il propose.
8À inclure dans cette catégorie, les travaux qui reposent sur l’hypothèse que les écarts dans les performances d’un SRI sont liés aux différences individuelles entre les usagers : expériences, objectifs, habilité verbale et spatiale, dépendance au champ, etc. (Borgman, 1989) et (Chen et al., 2000).
9L’approche cognitive stricte fait l’objet de trois types de critiques : le manque de réalisme de certains travaux, la méconnaissance d’apports extérieurs et le manque de vision globale.
10Le manque de réalisme concerne essentiellement le fait que la plupart des études visaient à modéliser les structures cognitives des différents acteurs du processus informationnel sans tenir compte des contraintes techniques des SRI. Il semble que peu de chercheurs ayant adopté cette approche connaissaient suffisamment en détail les différentes technologies (booléennes, vectorielles, ensemblistes, etc.) pour améliorer véritablement le fonctionnement des systèmes. Il est également lié au fait que beaucoup d’études se font en laboratoire et non dans des conditions réelles.
11Le deuxième type de critique concerne la méconnaissance, par les tenants de l’approche cognitive individuelle, d’autres paramètres tels que le contexte socio organisationnel, l’affectif, la cognition située, etc. Ainsi ont été peu pris en compte les travaux de Dervin et Nilan, proposant la théorie de « Construction du sens » (Sense-making theory) (Dervin et Nilan, 1986) fondée sur une théorie de la communication, ceux de (Winograd et Flores, 1986) sur la conception cognitive des systèmes ou ceux de (Kuhlthau, 1993) sur la dimension affective de la RI.
12Enfin, l’approche cognitive montre que si les différentes variables et facteurs (métacognition, différences interindividuelles, style cognitif, apprentissage, expertise, stratégies, …) jouent un rôle dans le processus de recherche d’information, elle reste néanmoins limitée par le fait qu’elle ne prend pas en compte l’interaction de ces différentes variables.
L’approche holistique
13Par approche holistique [3], nous entendons un ensemble de travaux menés en sciences de l’information qui se caractérisent par la volonté de fournir un modèle plus global et plus cohérent des différents éléments du SRI, prenant en compte aussi bien l’analyse de l’usager du SRI et son environnement socio-organisationnel que les objets informationnels (bases de données, sources d’information, etc.), les différents composants du dispositif. L’approche holistique se distingue donc de l’approche cognitive individuelle par la volonté de construire une théorie unifiée de la recherche d’information. Cette approche se construit sur un certain nombre de considérations nouvelles insistant sur le rôle du contexte, de l’émotion, de l’incertitude et des interactions dans l’élaboration des processus cognitifs.
14Plusieurs auteurs ont proposé des modèles s’inspirant de l’approche holistique parmi lesquels (Kuhlthau, 1993), (Ingwersen, 1996), (Saracevic, 1996) et (Wilson, 1999). Nous ne prétendons pas être exhaustifs ni présenter ces modèles en détail mais souhaitons donner des exemples significatifs de la diversité du paradigme usager en soulignant les éléments qui les caractérisent. Pour une présentation et une discussion plus détaillées de ces modèles comportementaux (cf. Chaudiron, 2001).
Le modèle de Carol Kuhltlau
15Pour Carol Kuhlthau, qui s’intéresse essentiellement à la recherche d’information médiatisée par un expert, un usager qui recherche de l’information s’inscrit dans un processus d’apprentissage dont le succès résulte de ses stratégies cognitives et de l’aide reçue. Influencée par les travaux de constructivistes tels que Bruner, Kelly, Dewey et Taylor, (Kuhlthau, 1993) a établi un modèle selon lequel la recherche d’information est un processus de construction du sens à partir de l’information trouvée. Son modèle segmente le processus de recherche en six étapes (initiation, sélection d’un thème, identification, exploration, formulation, collection, présentation). Elle y incorpore trois dimensions qui sont communes aux six étapes : la dimension affective, cognitive et physique.
16Le processus de recherche d’information y est enclenché par un état d’incertitude dû à un manque de compréhension, à un sens inexpliqué, à une structure incomplète. Il s’agit d’un état de nature cognitive qui provoque des symptômes affectifs comme l’anxiété, le manque de confiance ou le contentement. En soulignant le rôle majeur de la dimension émotionnelle dans le processus de recherche, elle montre que les usagers ont des attentes différentes mais surtout que leur comportement, leur perception de la difficulté de recherche et leur état évoluent au cours du processus. À chaque étape, l’usager passe de l’incertitude à la satisfaction ou à l’insatisfaction. Elle montre ainsi que ces états affectifs influencent la manière dont les usagers recherchent et utilisent l’information. Elle suggère donc aux bibliothécaires de fournir une aide appropriée selon l’état affectif de l’usager.
17Si ce modèle apporte de nouveaux éclairages dans le cas d’une recherche médiatisé par un expert à travers la prise en compte des états cognitifs et affectifs des usagers, il offre peu de pistes dans le cas d’une interaction usager-SRI.
Le modèle de Peter Ingwersen
18L’intérêt de ce modèle est de proposer une vision globale des différents éléments impliqués dans la recherche d’information, au-delà du seul SRI, et de montrer que le processus est dynamique. Il propose une nouvelle approche de la pertinence qui s’appuie sur le constat qu’une même source d’information est perçue différemment par les usagers, en fonction de leurs structures cognitives propres. Cette variabilité de la représentation de l’objet est appelée par P. Ingwersen la «polyreprésentation des objets informationnels» (Ingwersen, 1996). Un même document par exemple est perçu et représenté différemment par le créateur du document, le concepteur du thésaurus utilisé pour l’indexer, l’indexeur, le concepteur du SRI et l’usager du système.
19Un SRI n’est donc plus simplement le lieu où s’apparient différentes structures cognitives dans le cadre d’interactions (entre l’usager et le système essentiellement). Il est considéré comme un système plus global dans lequel entrent en jeu de multiples variables : l’espace cognitif des différents acteurs, les caractéristiques contextuelles psychologiques, sociales et organisationnelles, l’évolutivité de la représentation des sources d’information, le changement des besoins d’information et les types de médiation proposés par les systèmes techniques.
Le modèle de P. Ingwersen

Le modèle de P. Ingwersen
Le modèle de Tefko Saracevic
20Le modèle de Saracevic propose également une vision globale du processus de recherche. Il considère en particulier (Saracevic, 1997b) qu’une information doit être considérée comme un message traité d’un point de vue cognitif par un usager en fonction d’un contexte donné.
21(Saracevic, 1997a) envisage donc le contexte réel de l’activité des usagers dans sa dynamique et sa complexité mais sans faire l’impasse sur l’impact des opérations de traitement de l’information (indexation, classification) et des modes d’appariement utilisés. La pertinence d’un document ne s’apprécie pas selon une seule dimension mais se caractérise au contraire de façon dynamique par l’interrelation entre différentes composantes :
- contextuelle (informations liées aux contextes d’usages : tâches, définition du problème) ;
- intentionnelle (analyse des croyances et motivations des usagers) ;
- cognitive (représentation des connaissances de l’usager) ;
- requête (caractéristiques des questions de l’usager) ;
- interface homme-machine ;
- système du logiciel de recherche (puissance, mémoire, etc.) ;
- logiciel et algorithmique (composants du SRI) ;
- fonds documentaire (structure et caractéristiques de la base documentaire).
Le modèle de Tom Wilson
22T. Wilson a proposé en 1996 un modèle (Wilson, 1996) général du comportement informationnel qui s’appuie sur trois éléments :
- l’origine du besoin informationnel, c’est-à-dire les facteurs qui ont conduit à la perception du besoin par l’individu ;
- les facteurs qui déterminent la réponse de l’individu en réaction à la perception du besoin ;
- les processus ou les actions impliqués par cette réponse.
23Ce modèle enrichit celui proposé en 1981 en introduisant d’autres variables (psychologiques, démographiques, environnementales, etc.) qui permettent d’expliquer les facteurs qui facilitent ou au contraire freinent l’accès à l’information.
24Wilson s’appuie sur des travaux issus d’autres disciplines pour rendre compte de certains aspects particuliers du comportement. Il introduit d’autres éléments dans le modèle expliquant comment associer une stratégie de recherche à un besoin d’information (stress/coping theory), pourquoi certaines sources d’informations sont utilisées et d’autres non (risk/reward theory) et comment l’usager procède par apprentissage pour adapter son comportement à celui qui est requis pour arriver au résultat escompté (social learning theory).
25Ce modèle présente l’intérêt d’appréhender l’usager en situation de recherche d’information de manière beaucoup plus globale que dans le modèle initial et pose en particulier les questions de la décision de lancer une stratégie de recherche et du choix des sources d’information qui sont en effet des questions essentielles « en amont » de la procédure de recherche elle-même.
26Le modèle révisé de Wilson est le suivant :
Le modèle de T. Wilson

Le modèle de T. Wilson
Conclusion
27L’approche cognitive constitue l’une des alternatives à l’approche système de l’évaluation des SRI. Néanmoins, cette approche reste limitée car les processus de repérage, de recherche et de navigation sont occasionnés par d’autres facteurs, notamment contextuels. D’un point de vue méthodologique, l’approche cognitive a la plupart du temps considéré l’usager comme un individu isolé, en négligeant ses dimensions sociale et culturelle. De plus, les études de l’approche cognitive stricte, souvent réalisées « en laboratoire » ne portent donc pas sur des tâches réelles.
28Les approches holistiques présentées ici fournissent un cadre « conceptuel » permettant d’expliciter les logiques d’usage en situation de repérage et de recherche d’information. En ce sens, elles constituent un dépassement de l’approche cognitive stricte et offrent de nouvelles pistes de recherche, tant d’un point de vue théorique que méthodologique même si l’idée d’un modèle explicatif unique en matière de RI ne semble plus pertinent et si on peut légitimement s’interroger sur les difficultés méthodologiques de mise en œuvre d’une telle approche et sur ses conditions de validation.
Notes
-
[1]
Voir par exemple (Belkin, 1990).
-
[2]
De Mey, 1977, p. XVI-XVII.
-
[3]
Du grec holos = qui forme un tout. Conception de la société qui fait que le tout domine les parties, qui ne sont alors que des composantes secondaires, soudées les unes aux autres, interdépendantes, subordonnées à une fin qui leur préexiste.