Postulats
1Nos travaux de recherche portent sur la double nature du média informatisé : à la fois support communicationnel (symbolique) et artefact technique. Cette part du technique s’est considérablement accrue au xxe siècle, au point de générer des objets qui ne sont souvent vus qu’à travers le prisme de la technique, soit pour déplorer le phénomène, soit pour le louer. Il se développe ainsi toute une idéologie de la transparence, de l’immédiateté, l’épaisseur technique est soit niée, soit fantasmée comme moyen de résoudre toutes les difficultés inhérentes à la nature de l’objet traité, la machine communique, la machine traduit, la machine indexe, met en page ... Dans tous les cas, on se refuse à voir le rapport de façonnage qu’elle entretient avec l’objet, et la part plus ou moins grande qu’elle prend dans l’énonciation même.
2Or, la technique ne mérite, en tant que telle, « ni cet excès d’honneur, ni cet excès d’indignité ». Nous pensons qu’il faut la considérer à une juste place comme partie intégrante des dispositifs de communication modernes et la prendre en compte comme un composant indéfectible de ces objets, qu’on les appelle documents, textes ou informations. Il s’agit de rendre à ces objets toute leur épaisseur technique, bref de poser les bases d’une véritable techno-logie [1] de l’information qui ne soit pas simplement technologie, mais s’articule également avec d’autres approches (sémiologie, ethnologie).
3Nous avons montré (Cotte, 1999) que tout dispositif de communication contemporain s’articulait sur (au moins) deux niveaux : une partie visible, offerte sur des dispositifs de lecture fortement technicisés (les écrans) et une partie invisible formée des dispositifs de programmation, d’organisation et de transfert. Ce que l’on appelle les « écrits d’écran » (Souchier, 1996) relèvent de ce haut degré de complexité.
4Dans le champ de recherche à peine ouvert sur ces objets de l’écran que sont les sites Web, il nous semble pouvoir dégager un certain nombre de lignes directrices :
- considérer ces objets comme des « textes », en faisant ainsi remonter, dans la notion même de texte, une dimension graphique et iconique qui en est constitutive (Christin, 1995 ; Souchier, 1996) ;
- prendre en compte les dispositifs techniques de production de ces objets, non comme un mode accessoire ou une contrainte nécessaire, mais comme un élément constitutif ;
- ne jamais observer ces objets en les abstrayant de leur mode d’(ap)préhension par les sujets qui les manipulent.
5Emmanuel Souchier introduit le concept fort riche d’énonciation éditoriale (Souchier, 1998). Dans la mesure où il s’agit d’appréhender le texte non pas uniquement comme texte écrit, mais comme objet « polyphonique », objectivé sur un support matériel, ce sont les conditions de production (au sens large) de cet objet, qui doivent être convoquées. Or, ces conditions de production regroupent en un équilibre complexe, ce qui relève à la fois d’un système de signes, d’un système technique, et de la logique des usages. Traversant le tout, le système d’acteurs structure la dynamique de l’énonciation éditoriale. Un document est le produit d’une multitude d’instances intervenant « dans la conception, la réalisation ou la production» (Souchier, 1996).
6L’énonciation éditoriale peut être définie comme « un texte second dont le signifiant n’est pas constitué par les mots de la langue, mais par la matérialité du support et de l’écriture, l’organisation du texte, sa mise en forme, bref tout ce qui en fait l’existence matérielle » (id.).
7Autrement dit, le texte « premier » ne s’objective qu’à travers l’existence d’un texte « second » qui fournit au premier sa mise en forme. On peut parler d’effectuation. Le formel, le matériel, le visuel, sont ici remis au centre de la problématique, au rebours de la logique linguistique qui, justement, sur le plan épistémologique, dépouille, pour l’étudier, le texte de tous ses atours formels. À l’inverse, ne voir que la mise en forme, le résultat de l’énonciation, sans prendre en compte ce qui est énoncé, c’est-à-dire le « contenu » serait commettre une erreur symétrique à la première. Si l’énonciation éditoriale, consacrait le déséquilibre entre « texte premier » et « texte second » au profit de ce dernier, elle romprait de façon unilatérale la dialectique puissamment reconstituée entre l’image et le texte, le voir et le lire, la forme et le contenu.
8Tel est précisément le risque encouru par le « texte d’écran»: voir la détermination technique l’emporter sur toutes les autres et réduire le « texte » à son affichage, abuser du recours à tous les artifices de présentation pour faire exister, pour « effectuer » le texte.
9Si l’on s’interroge sur la légitimité de parler d’énonciation sans énonciateur visible, il convient d’appliquer la même interrogation à l’idée d’une « co-énonciation » technologique : comment, par qui et par quoi, l’artefact technique pourrait-il participer à l’énonciation, s’il n’est pas simplement au service d’un énonciateur qui en dominerait parfaitement l’usage ? Cette question est complexe et ouvre un vaste champ à la conceptualisation. C’est pourtant – au moins momentanément – à une approche plus empirique que nous souhaiterions recourir ici, pour illustrer, au moyen de quelques exemples concrets, les effets du retour du technologique dans l’objet communicationnel.
10L’énonciation éditoriale relève, sans conteste, d’une praxis sociale encore plus que d’une pratique professionnelle. Au-delà des procédures fixées, chez l’éditeur, dans les salles de rédaction, les imprimeries, un échange complexe d’actions s’effectue, par l’entremise desquelles se créera le produit éditorial. Le concept de praxis est employé ici pour désigner un ensemble plus complexe et plus riche qu’une suite de pratiques que l’on peut décrire et fixer de manière intentionnelle. La praxis est le résultat d’un ensemble de composantes au sein desquelles se mêle le professionnel, le technique, le social. Nous pensons qu’à cette praxis sociale ne peut que correspondre une pratique de recherche qui ne se contente pas d’examiner des « textes » comme produits, mais qui prenne aussi en compte leur système de production au sens large. Il importe dès lors de plonger au sein de celui-ci, l’analyse n’étant menée à bien qu’associée à une pratique de type observation participante (voir Le Marec, in Souchier, 2003). L’approche sémiotique pure montre ici ses limites. Dans la mesure où la technique (jamais absente, même dans les médias classiques) est considérée comme praxis et révèle de l’humain, c’est en croisant l’approche ethnologique et l’approche sémiotique de l’objet technique que l’on pourra réellement exploiter le matériau fourni.
Objet de la recherche et méthodologie
11L’objet de ces réflexions est l’écrit d’écran, ou plus généralement les médias informatisés. Loin des théories du virtuel, il s’agit de montrer que ce que l’écrit a perdu en épaisseur tangible, en dimension volumique présente dans l’objet imprimé, il l’a recréé par ailleurs dans une organisation logique qui se présente comme une superposition de couches. Du niveau le plus profond où se calcule la représentation codée des caractères alphabétiques, au niveau le plus superficiel où se manifeste à l’écran la mise en forme des médias informatisés, s’élabore un dispositif complexe de construction, d’accès et de représentation des textes et documents.
12Il paraît primordial, de considérer ces produits en général (qu’on les appelle textes, documents, informations), dans leur épaisseur, apparemment niée par la « virtualité » du dispositif, mais qui intervient constamment dans l’acte de lecture.
13À partir de là une ligne méthodologique peut être dégagée ; il s’agit :
14• De restaurer systématiquement le lien entre ce qui affleure à l’écran et les mécanismes profonds qui régissent cette énonciation.
15• D’interroger la manière dont l’ensemble de ce dispositif (face ouverte et face cachée) est appréhendé par cet utilisateur/lecteur et donc favoriser un regard techno/anthropologique. On postule, dès lors, que le chercheur peut se poster devant n’importe quel dispositif d’écrit d’écran, et opérer selon deux attitudes :
- une attitude formelle qui permettra, au moyen de grilles d’analyses, de protocoles d’observation, de check-lists, de recenser, catégoriser, classer par types les différents objets techno-sémiotiques qu’il a sous les yeux (icônes, boutons, liens, formulaires, textes, paratextes, etc.). Cette logique de protocole est évidemment indispensable dans la perspective d’élaboration de résultats scientifiques contrôlables et reproductibles ;
- dans une approche non opposable, mais complémentaire, adopter une attitude plus inductive. Se placer comme Georges Perec en position d’observateur de ce qui « ne se remarque pas ». Si les concepteurs de ces médias déposent des signes faits pour être vus et dont certains passent inaperçus du destinataire, pourquoi le chercheur n’essaierait-il pas, lui, de voir au-delà de ce qui a été volontairement signifié ? Le croisement des regards est riche d’éclairages permettant de mettre en valeur ce qui n’a (apparemment) pas d’importance, en l’élevant au statut d’objet de recherche.
Des exemples, des concepts
16Sur le plan théorique, l’approche décrite ci-dessus permet de revisiter un certain nombre de concepts, soit liés aux théories du texte, soit à celles de l’information. Nous nous limiterons ici, à titre d’exemple, à deux questions liées à l’architextualité et à l’intertextualité.
Architextualité
17L’existence des médias informatisés et l’ouverture de ce nouveau champ d’étude, tendra probablement à renouveler de façon considérable la réflexion sur la généricité des documents (Genette, 1986). À la question des «genres» qui fait l’objet d’un débat dans la théorie littéraire, il conviendrait d’adjoindre une réflexion sur la construction formelle des objets qui sont porteurs des textes et des documents. Si cette question fait déjà l’objet, dans le cadre de la bibliographie (Mc Kenzie, 1989) de réflexions en ce qui concerne l’imprimé, il faut reconnaître son caractère crucial pour les objets de lecture informatisés. En effet, dès lors qu’il ne peut y avoir de lecture autrement que par la médiation d’un appareillage technique, nous sommes forcés d’analyser en quoi les composantes de cet appareillage – à commencer par les écrans – influent sur notre prise de connaissance des documents.
18Le média informatisé, à partir du moment où il implique l’affleurement sur une surface de ce qui était auparavant contenu dans la tri-dimensionnalité du volume documentaire (Cotte, 2001) bouleverse les conditions de qualification des textes et des documents. Ce qui s’énonce physiquement, dans le cas de la presse par exemple, comme journal ou magazine ou revue, se présente de manière indifférenciée en tant que «page Web» ou « site Web ». De même, pour ce qui concerne le genre éditorial. Dans l’exemple ci-dessous (page d’accueil du journal Le Monde), tous les articles relevant du genre « écrit éditorialisé » sont regroupés dans un pavé central sur fonds de couleur noire, alors que dans la version imprimée du quotidien, ils sont séparés physiquement entre la page de Une (dessin de Plantu), les pages intérieures (éditorial) et la dernière (chronique). La surface d’écran a joué ici un rôle surdéterminant pour re-qualifier les textes.

Intertextualité, le cas des moteurs de recherche
19L’étude de la présence d’un fragment de texte au sein d’un autre, comme dans le cas de la citation, relève des analyses classiques de l’intertextualité. L’idée d’une co-énonciation technique nous renvoie aux cas où un intertexte est produit par le rapprochement programmé de fragments de textes ou de documents dont on connaît la configuration formelle (qui participe elle-même d’un méta-genre comme les « métadonnées » des headers des sites Web), mais pas a priori le contenu linguistique qui y sera affecté. Il existe donc un jeu de miroir entre d’une part les programmes des robots des moteurs de recherche, qui prévoient les zones de découpage des documents à prendre en compte, et d’autre part les concepteurs des sites eux-mêmes, qui doivent prendre en compte ce découpage, en anticipant sur la réception de leurs documents dans de multiples contextes, c’est-à-dire dans des moules différents.
20Si l’on considère les pages de résultats fournis par les moteurs de recherche, ceux-ci sont donc constitués de fragments de documents qui, en tant que tels, relèvent d’une certaine énonciation, mais qui, ramenés dans un tout, prennent un sens nouveau. La recherche sur un personnage est susceptible de ramener une série d’écrits qui contextualiseront différemment le personnage en question.
21Pendant une certaine époque, la plupart des moteurs se livraient à une activité de reformulation qui rentre parfaitement, selon nous, dans cette logique d’intertextualité. Avant même de fournir les résultats attendus (une liste de sites), le moteur propose, sur une page entière, une série de reformulations de la question, visant à attirer le lecteur vers des sites partenaires ou d’autres produits et services, comme le montre le découpage en quatre zones distinctes de la page ci-dessous.
22Par exemple, pour une recherche formulée dans « hotbot.com » sur Albert Einstein, avant d’avoir la liste des sites, le moteur proposait quatre zones d’informations distinctes :
23Zone 1 : Les gens qui ont fait la recherche avant vous ont cherché aussi sur Albert Einstein. On reconnaît là le thème de la communauté d’intérêt qui structure une certaine représentation du Web. Je ne suis pas seul, d’autres cherchent avec moi. Le problème est que les requêtes posées sont réexploitées telles quelles. On trouve donc les recherches suivantes : « Albert Einstien », « Albert Eistein », « Einstien », soit autant de fautes de frappes dans la saisie du nom, qui n’amèneront aucune réponse pertinente.
24Zone 2 : Résultats de recherche sponsorisés. Sites de ventes d’objets plus ou moins évocateurs d’Albert Einstein, par exemple, vente de cravates dont une à son effigie.
25Zone 3 : Partenaires de recherche. Renvoi de la question sur des sites « partenaires ». Il s’agit de la simple intégration de la chaîne de caractères figurant dans le premier énoncé, replacée dans un autre contexte. Si « Did you go to school with Albert Einstein ? Search with classmates.com » peut être vu d’une manière humoristique, le « Search for Albert Einstein jobs in your area at Headhunter.net !» relève de la pratique surréaliste du cadavre exquis !
26Zone 4 : Du réseau Lycos. Sites émanant du réseau Lycos, dont Hotbot fait partie (Tripod), ou partenaires de celui-ci (Barnes and Nobles).
27Le premier résultat attendu n’est lisible que sur une deuxième page écran. Quel est le statut du texte ainsi recomposé ? Quelle est la nature de cet objet que nous avons sous les yeux ? Pour répondre à ces questions il conviendra, comme le paléo-anthropologue devant son carré de terre, de dégager minutieusement les témoignages de strates diverses : traitement informatique, traitement « linguistique », agencement commercial, manifestations d’une sémiotique d’écran.
Conclusion
28Les discours d’accompagnement du Web ont fait la part belle aux métaphores liquides, marines : surfer, naviguer, Web profond, etc., qui ont elles-mêmes fait l’objet de critiques (Jeanneret, 2000). Le chercheur est plus amené à effectuer des carottages dans les strates de pratiques sédimentées par la construction techno-sémiotique de l’objet, que des prélèvements dans un univers fluide et mouvant. Faisons le pari que cette logique de couches soit aussi garante d’une interdisciplinarité bien comprise, l’interprétation de chaque niveau relevant d’une approche conceptuelle particulière : technologique, psychologique, anthropologique, sémiotique, etc.
Note
-
[1]
André Leroi-Gourhan, dans un livre d’entretiens (Les Racines du monde, Belfond, 1982), déplorait que l’on n’accorde en général, et en particulier en ethnologie, qu’une place réduite à la technique. Cantonnée dans un rôle logistique, cette dernière n’est souvent vue que comme servante de développements plus « nobles », culturels, économiques ou sociaux. On préfère toujours homo sapiens à homo faber. Il ne paraît pas si hardi de transposer le propos dans le domaine des sciences de l’information et de la communication, tant celles-ci se trouvent à l’articulation d’un savoir technique (l’informatique) et d’un agencement intellectuel.