CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Edgar Morin – Georges Friedman, qui avait été pendant plusieurs années directeur du centre d’études sociologiques, avait consacré son travail fondamental à la civilisation qu’il appelait technicienne. Il se préoccupait de ce problème éminemment technique des moyens de communication. Et notamment tout ce qui pouvait être lié à la culture de masse. Avec Paul Lazarsfeld, ils avaient convenu de l’éventualité de créer un centre voué à ces questions. De mon côté, après avoir fait mon livre sur Le Cinéma ou L’Homme imaginaire, et son complément Les Stars, j’étais poussé à faire de la sociologie du cinéma. Je ne pouvais pas isoler le cinéma de cet ensemble qu’on appelait « culture de masse ». J’étais intéressé par la manière dont les Américains faisaient progresser la culture de masse, et je ne partageais pas forcément la position de ceux qui comme Herbert Marcuse et Adorno, pourtant de mes amis, y voyaient l’abrutissement complet des citoyens. Cette jonction entre l’aristocratisme de l’universitaire allemand et la vigilance du marxisme, ou se croyant tel, qui voyaient notamment dans les médias et dans les films une façon d’aliéner les prolétaires et de les empêcher de prendre une conscience de classe, n’emportait pas mon adhésion. J’essayais de dépasser ce jugement. J’ai étudié le cœur de ce qui était à l’époque l’industrie culturelle : le système hollywoodien. Je n’y ai pas vu que de l’aliénation. Cette analyse sera valable pour la chanson, pour le rock, pour bien d’autres choses et même pour la télévision. Je réfléchis au paradoxe. Hollywood était certes une entreprise destinée à faire de l’argent, avec la spécialisation du monde industriel, et la rationalisation du monde industriel. Comment se fait-il alors qu’il y ait tant de films médiocres ou nuls ? Comment se fait-il qu’il y ait non seulement des réalisateurs, des films extraordinaires mais qu’une bonne partie des films ne soient pas complètement nuls ? Alors j’ai défendu le paradoxe central : la production est obligée de faire appel à la création. On ne peut pas fabriquer des films comme on fabrique des automobiles en faisant simplement des petits changements d’enjoliveurs ou de capots. Chaque film doit avoir sa singularité, son originalité et sa fascination. Le système fait appel aux stars pour ceci, comme éléments de fascination, mais ça ne suffit pas. Il faut que dans le scénario, la façon de diriger les acteurs, il y ait de l’art. J’ai dépassé la phrase de Malraux disant que d’un côté, le cinéma est un art et de l’autre côté c’est une industrie, je disais c’est un art industriel mais qui ne se réduit pas aux normes classiques de l’industrie. Et cette dialogique ou dialectique production/création, j’allais la mettre au centre de l’analyse. Quand j’ai voulu étudier le rock, c’était encore plus intéressant car on voyait des groupes tout à fait marginaux, tout à fait transgressifs, tout à fait sauvages. Et une partie de ces groupes ou de ces chanteurs allait pouvoir quand même être intégrés dans le système de production des spectacles et des disques, à commencer par Bob Dylan et d’autres. Bien entendu, le système lui-même rejetait de l’inassimilable. J’avais connu des groupes en Californie où les types se shootaient tellement qu’ils étaient incapables de venir à un rendez-vous ... Je ne dis pas que le système était bon, parce que les normes de la production pouvaient étouffer la création, comme exemple : Éric von Stroheim, Orson Wells, etc. Ou bien le système appelait des écrivains comme Faulkner et ne les utilisait pas à plein génie, mais le système utilisait des Dashiell Hammett et d’autres auteurs de grand talent et le système a permis quand même Howard Hawks, John Ford ...

2D.W. – Mais l’idée de créer le Cecmas (Centre d’études des communications de masse) est-elle venue de G. Friedman, de toi, de R. Barthes ?

3E.M. – Non, l’idée du Cecmas, est de G. Friedman, après que Lazarsfeld lui eut dit: « il faut faire un centre sur l’étude des communications ». Friedman a convaincu l’École des hautes études et le CNRS de faire ensemble le centre. Et il a appelé R. Barthes et moi. Pourquoi moi ? Parce que j’étais en train d’écrire L’Esprit du temps, je traitais à fond le problème de la culture de masse. Et pourquoi Barthes ? Parce qu’il avait écrit les Mythologies, se trouvait en plus dans une situation difficile, rejeté de la section linguistique du CNRS. Il est entré au Cecmas et par la suite il a bénéficié de la protection et même de l’amitié suprême de F. Braudel.

4D.W. – Aviez-vous des adversaires à l’époque ?

5E.M. – Écoute, au moment de la création, c’était plutôt l’indifférence. Je me rappelle qu’une fois je suis allé avec G. Friedman voir Lévi-Strauss. G. Friedman tenait à lui annoncer la chose, Lévi-Strauss écoutait avec indifférence … Non, l’opposition est venue après, de P. Bourdieu. Il pensa, avec R. Passeron, que ce livre, dont il surestimait le succès, était un grand danger intellectuel parce que ma thèse générale était qu’il y avait un côté universel dans le cinéma. Il y avait un côté « trans-classes » si tu veux dans l’amour des chansons, pour Charles Trénet ou pour Édith Piaf.

6D.W. —Pour lui et d’autres, c’était insupportable …

7E.M. – C’était l’époque où, au contraire, il voulait montrer que l’habitus déterminait tous les goûts, les couleurs … Toujours est-il que ce livre, pas seulement à cause de cette attaque de Bourdieu, n’est pas entré dans les classiques sociologiques parce qu’il n’était pas sociologique au sens classique. Il était aussi bien historique que sociologique ou psychologique, il était un peu ce que je fais encore. Enfin toujours est-il que, après L’Esprit du temps, et dans la revue Communication, j’ai écrit un certain nombre de textes, notamment un texte au moment de l’assassinat de Kennedy qui s’appelle Une Télétragédie planétaire. J’ai fait un article sur les différences entre l’interview disons sociologique et l’interview de média. Après je suis parti ailleurs, j’ai fait l’étude en Bretagne ; je me suis lancé dans d’autres voies d’épistémologie, sur la théorie du système. R. Barthes par ailleurs évoluait. Après les Mythologies, il a fondé en quelque sorte la sémiologie barthienne, par opposition à celle de Greimas.

8D.W. – Pourquoi as-tu laissé tomber ?

9E.M. – J’ai pensé que ce que j’avais à dire, je l’avais dit dans L’Esprit du temps et dans Les Stars aussi. Après, il y a eu la fameuse Nuit de la Nation de 1963. Salut les copains, cette émission gentille, est devenue quelque chose de violent, on a arraché les grilles des arbres, on a renversé des voitures. Stupéfaction. Et Jacques Fauvet a demandé : « Comment est-ce arrivé aux oreilles de Claude Lefort ? N’y a-t-il pas un sociologue qui pourrait traiter ça ? »

10D.W. – Claude Lefort ne s’est jamais occupé tellement des questions de communication.

11E.M. – Non.

12D.W. – Pourquoi ?

13E.M. – En s’intéressant à la démocratie, il aurait pu être sensibilisé à la modernité, mais il était plutôt intéressé à l’élaboration d’une théorie métamarxiste. C’était l’époque disons du métamarxisme de C. Castoriadis, de C. Lefort, et de moi aussi dans un sens. Alors Jacques Fauvet me demanda un texte. J’étais très mobilisé. Pourquoi ? Il y avait déjà eu la nuit de la Saint Sylvestre, à Stockholm, deux ans avant, où brusquement la jeunesse suédoise était devenue enragée, brutalisant les vieux, renversant les grilles des arbres, les bagnoles, une fête adolescente se transformant en quelque chose de violent. Et puis j’ai vu un film qui m’influença beaucoup, où des gens, qui vivaient dans toutes les conditions matérielles du bonheur en Californie, étaient vraiment malheureux. C’était déjà le « malaise dans la civilisation ». Donc, j’avais les éléments qui me permettaient de développer le thème d’une nouvelle culture adolescente relativement étonnante. Je m’appuyais aussi sur deux films très importants, légèrement antérieurs, l’un était L’Équipée sauvage avec Marlon Brando, et les autres étaient les films de James Dean, notamment Les Rebelles. Je me suis dit : il y a une adolescence qui n’est plus dans le cocon familial, qui n’est pas intégrée dans le monde adulte et professionnel, et qui exprime des aspirations à plus de liberté, à plus de communauté et qui, par là, a un potentiel de révolte que d’ailleurs allait montrer Mai 1968. Mais bien entendu, pour les sociologues, l’idée de parler d’une « classe d’âge adolescente » était iconoclaste. Il n’y avait que des classes sociales.

14D.W. – C’est iconoclaste …

15E.M. – Chez moi, c’était possible, pour eux, c’était du confusionnisme ! Alors, si tu veux, toute cette époque allait contribuer, avec Mai 1968 d’ailleurs, à développer ce thème de la culture de masse.

16D.W. – Oui, mais ce qui est bizarre, c’est que les études de communication vont péricliter après 1970 jusqu’aux années 1980-85.

17E.M. – Parce que R. Barthes ne s’intéresse plus qu’à la sémiotique, puis il évolue encore. G. Friedman lui-même, qui paternellement encourageait des études sur les médias, avait d’autres préoccupations qui allaient donner son livre La Puissance et la sagesse. Après avoir été l’apôtre de la civilisation technique, il commençait à voir la crise du progrès. Ce livre a quelque chose de très actuel, La Puissance et la sagesse. C’est, comment vivre dans ce monde où la puissance peut tout détruire.

18D.W. – Ce silence sur G. Friedman est injuste.

19E.M. – Oui. Il y a deux ans, nous avons fait un congrès sur G. Friedman. Les actes vont être publiés, mais … hélas ! il est tombé dans un trou, il y a des injustices historiques. Après Mai 1968, je suis pris par les problèmes épistémologiques, par « la méthode ». C’est pour cela que, R. Barthes et moi, nous décidons, en commun que le mot Cecmas ne convient plus. Je propose le mot transdisciplinaire qui nous laisse toute liberté d’actions.

20D.W. – À cette époque, Communications était la seule revue sur ces questions …

21E.M. – De plus, le mot communication m’a servi pour faire quelques numéros sur les communications entre disciplines, sur le retour de l’événement, sur l’épistémologie de la complexité ; mais cela, c’est plus tard. Ce que je veux te dire aussi, c’est que les phénomènes pris sous l’angle du mot communication, pour beaucoup auraient pu être pris sous l’angle du mot culture.

22D.W. – Tu veux dire qu’on pourrait faire la même chose sur le mot culture ?

23E.M. – Pour moi, le mot culture de masse me permettait d’intégrer les vacances, l’utopie concrète, le Club Méditerranée … Du reste, sur les médias j’ai fait encore une étude après 1968, avec mon petit groupe d’enquête, le thème était : néo-féminisme, néo-féminité, à laquelle on a mis le titre grotesque « Les femmes majeures ». C’était une analyse des thèmes de la presse féminine avant et après 1968. Alors que, avant 1968, c’est l’euphorie : « soyez belles, soyez séduisantes, vous garderez votre petit mari, etc. ». Après 1968, « nous vieillissons, les enfants s’en vont, les maris s’en vont, la solitude … », cela devient problématique. J’avais analysé que le thème central de la Happy End avait perdu son hégémonie majestueuse et qu’on allait vers des fins équivoques, vers des fins tragiques. J’allais oublier l’enquête sur « Madame Soleil », à Europe n° 1 dans les années 1970.

24D.W. – Ça, c’était original, il n’y avait pas de légitimité.

25E.M. – J’étais mobilisé par l’événement. Pourquoi, brusquement, Madame Soleil surgit à Europe n° 1 et devient un événement ? Bien sûr, on a débordé sur l’astrologie moderne. Jusque dans les années 1972, par là, je suis resté un peu engagé dans ces intérêts. Puis il y eut la théorie de Weawer et Schanon. Qu’est-ce que c’est que l’information ? Le paradoxe de la « société de l’information », est qu’elle est une société de l’information castrée. C’est une société de l’information sans événement. Alors que le concept d’information renvoie à la rupture, parler de société de l’information n’a pas beaucoup de sens. À l’époque, il n’y avait pas beaucoup d’intérêt pour les études médiatiques. Il y avait des mouvements d’opinion soutenus par une partie de l’intelligentsia pour dire que le cinéma jouait un rôle nocif sur les gens ; ensuite ce fut la bande dessinée qui a été maudite et après c’était évidemment la télévision. On cherchait une cause aux maux de la société, au problème de la délinquance juvénile, une cause extérieure à la vie même de la société, extérieure à la famille. Bien entendu, je m’insurgeais contre cette idée, me basant du reste sur des enquêtes qui avaient été faites aux États-Unis et en Angleterre dans les années 1930. Mais le marxisme était déterminant, il n’y avait plus que lui. On ne parlait que d’aliénation. Je me souviens, une fois à Florence, il y avait une grande réunion d’intellectuels. J’ai eu le malheur de dire : « Ah, moi j’aime le western ! ». À ce moment, Lucien Goldman qui était dans la salle bondit d’indignation, arrive au micro pour dire : « Je ne veux pas que l’on parle du western, c’est l’aliénation de la classe ouvrière ! »

26D.W. – Trouves-tu que les enjeux ont changé par rapport à la communication et l’information ?

27E.M. – Il y eut d’abord un gros impact de la télévision, et puis après le gros impact d’Internet …

28D.W. – Pas grand chose sur la radio …

29E.M. – Elle continue à jouer un rôle très important. La radio, comme le cinéma, on y observe un processus de diversification, de même la littérature : la littérature de gare, les romans populaires … Pour le cinéma : cinéma d’auteur, cinéma à grand spectacle … La radio s’est elle-même merveilleusement différenciée …

30D.W. – C’est la même chose pour la télévision avec les nouveaux supports …

31E.M. – La télévision, déjà aux États-Unis, s’est diversifiée avec les satellites ou le câble. Tu as des chaînes musicales, des chaînes documentaires scientifiques, culturelles … Autrement dit, le processus de diversification est un processus de maturation d’un moyen de communication. C’est manifeste. À condition de ne pas oublier l’autre rôle fondamental du mass media. Et quant à Internet, n’en parlons pas, il sert à tout, aux rencontres, à l’érotisme, aux spéculations financières, etc. On arrive à cette idée banale de la polyvalence d’un moyen technique. Ce qui est intéressant, c’est qu’Internet réalise un système neurocérébral planétaire, immiscé partout. Il présente des caractères de la complexité à partir de trois données. La première, que j’appelle le principe dramatique, c’est-à-dire quelqu’un qui est devant son ordinateur tout en étant singulier, a potentiellement la totalité à sa disposition. Le tout est potentiellement dans le singulier. Il y a un côté récursif. Sans arrêt Internet devient producteur d’autre chose. C’est un principe en boucle. Troisièmement, il est fondamentalement dialogique. Il est fondé sur les relations de complémentarité et même parfois d’antagonisme. Internet est quelque chose à mon avis d’important de par ses caractères de complexité, l’autonomie extraordinaire qu’il donne et son caractère planétaire. On voit bien l’enjeu. Faut-il censurer Internet ? Mettre des garde-fous ? … Je suis partisan que les avantages de la liberté sont beaucoup plus importants que la lutte contre la pornographie ou les insignes fascistes ou des propos racistes. J’ai discuté avec des internautes chinois, etc., on voit à quel point c’est important pour des pays qui subissent de l’oppression, des systèmes …

32D.W. – Penses-tu que les questions de communication sont appelées à devenir des disciplines académiques ? C’est le cas à l’université depuis 1974. Pas au CNRS par contre. Et que faire pour les problématiques interdisciplinires ?

33E.M. – Je suis partisan – c’est un texte que j’ai fait pour l’Unesco, Les Sept savoirs nécessaires à l’éducation – de créer des sphères qui permettent de traiter des questions qui sont désintégrées dans différentes disciplines et qui doivent être rassemblées. Par exemple, si je fais une sphère sur la compréhension humaine, je suis obligé de mobiliser la psychologie, différentes psychanalyses, des études culturelles. Même chose pour une sphère sur la question planétaire, ou sur l’identité humaine. De ce point de vue, la communication peut absolument être une sphère.

34D.W. – Y a-t-il à terme une place pour un domaine de connaissances quand on voit à la fois l’emprise des techniques, de l’économie sur la communication ?

35E.M. – C’est un domaine typique où le réductionnisme et le spécialisationnisme sont un risque majeur, c’est évident que la réduction à l’économie et la réduction à l’abus technologique sont dangereuses. La réduction à l’information est aussi un risque. On l’a vu, toi et moi, au sommet sur la société de l’information en décembre 2003. Dans le fond, le problème est de savoir dans quelle mentalité on voit ces questions-là. Si on accepte le concept de complexité par opposition au réductionnisme ambulant, il est évident que le monde de la communication est un monde fondamentalement ouvert et polydimensionnel. De toute façon, les constradictions éclateront s’il y a trop de rationalisation et de réductionnisme. Regarde l’édition. Il s’est créé des conglomérats énormes, mais un système aussi gros ne peut fonctionner qu’en laissant un peu d’autonomie à ses satellites. Le gigantisme, surtout pour des domaines aussi subtils, doit donner sa place au talent personnel.

36D.W. – À propos des rapports entre information-culture-communication, crains-tu quelque chose de particulier ?

37E.M. – La « connerie », comme tout le monde …

38D.W. – D’accord, mais c’est intemporel et universel. Dans la mondialisation de l’information, ou dans la croissance des industries culturelles, vois-tu des contradictions particulières ?

39E.M. – Les dangers sont autres. Il y a Internet, on essaie de le contrôler mais on n’y réussit pas bien, c’est une nouvelle sphère de liberté. De même, la multiplication des chaînes de télévision dans le monde, même s’il y a très souvent les mêmes programmes, c’est tout de même une source de diversité. Même quand il y a concentration financière, les concentrants sont obligés, pour leur réussite, de donner de l’autonomie. En fait, la pluralité des sources d’information, même entre les mains de gens qui veulent gagner de l’argent, conduit au fait que les journaux sont obligés de donner un minimum d’informations pluralistes. Sinon les gens iraient les chercher ailleurs.

40D.W. – Crois-tu à l’idée d’un contrôle des consciences occidentales par R. Murdoch par exemple ?

41E.M. – Il faut être prudent, nous l’avons vu en effet pendant la Guerre d’Irak. Il suffit qu’à un moment donné des grands groupes de presse répètent, « Saddam a des armes de destruction massive » pour créer une psychose hystérique. C’est un phénomène que nous avons vu en 1914 où une presse très diverse a été dans l’unanimité d’une hystérie de guerre. Alors, il est sûr que des sortes d’oligopole comme Murdoch sont très mauvais, mais enfin il n’est quand même pas tout seul, en Angleterre …

42D.W. – D’un point de vue plus anthropologique, si on pose la question par rapport à un individu, du ratio à préserver entre le temps consacré à l’ordinateur, à écouter la radio, de la musique, à regarder la télévision ? Quel rapport avec l’expérience ? Des risques de déséquilibre ?

43E.M. – Dans un premier temps, la télévision, comme le cinéma, sont des inhibiteurs de lecture, mais dans un deuxième temps on montre des films qui donnent envie de lire le roman, et plus profondément ils vont révéler progressivement le côté unique de la lecture. Un livre, c’est l’avoir entre les mains, on le regarde, on le feuillette, etc. Maintenant, il faut voir pour les jeunes générations. En ce qui concerne les études sur la lecture des adolescents, on se rend compte qu’ils lisent encore au collège, après ils n’ont plus envie de lire au lycée. Cela tient notamment au détestable enseignement de la littérature qu’on y fait, en faisant de la sémiotique, en découpant les textes.

44D.W. – Crois-tu que la généralisation des industries culturelles et de l’information peut modifier de façon favorable ou défavorable le rapport entre culture et communication ?

45E.M. – Il y a un danger incontestablement lié à la technicisation, à l’industrialisation et à l’hyper-commercialisation. Ainsi, hier, Le Seuil pouvait éditer des auteurs avec une perspective de faible tirage. Aujourd’hui, que se passe-t-il ? Si l’ordinateur voit un certain volume de ventes, il calcule lui-même la réédition. Et le pilon, dans le cas contraire. Autrement dit, des choses qui relevaient auparavant de décisions individuelles sont maintenant mécaniques. D’autre part, il y a maintenant une volonté systématique de favoriser certains livres et auteurs, ceux qui sont susceptibles d’être des best-sellers – au détriment des autres. Pour certains auteurs, on voit même une campagne systématique orchestrée dans plusieurs journaux. À la télévision, il y a aussi une certaine dégradation. Dans le temps, je pouvais être invité pour parler une demi-heure ou une heure dans une relation de tête-à-tête. Maintenant, c’est fini. Cela dure quelques minutes et c’est vers minuit. Les débats sont plus des shows spectaculaires et le meneur de jeu fait attention que personne ne puisse développer sa pensée car il pense que cela va « embêter » les spectateurs. Il y a cette obsession de l’audimat et donc un phénomène de régression. Ce que disait D. Castoriadis : la montée de l’insignifiance est un fait.

46D.W. – Pour la communication politique, vois-tu des enjeux spécifiques ?

47E.M. – La décadence du débat politique n’est pas tellement liée aux médias. Si le débat politique était devenu riche, et que les médias l’empêchent, je dirais qu’il y a quelque chose de spécifique. Ce n’est pas le cas. C’est vrai qu’il y a le quatrième pouvoir, c’est-à-dire que les journalistes ont un pouvoir sur les politiques, sur les écrivains, mais il faut y résister. Il y a de nombreux autres pays où les journalistes de presse écrite sont beaucoup plus sérieux.

48D.W. – Pour la pauvreté du débat politique, trouves-tu que les intellectuels, les universitaires ont une responsabilité particulière ?

49E.M. – Plus le monde devient livré à la bureaucratisation, à la spécialisation, aux règles des experts, des techniciens et des technocrates, plus on a besoin de la voix autonome de l’intellectuel. Pas seulement à cause de son autonomie, mais parce que c’est lui qui peut traiter des problèmes fondamentaux et de logo. Malheureusement, certains profitent de ce privilège pour dire n’importe quoi sur ces problèmes fondamentaux.

50D.W. – La télévision est-elle le forum ?

51E.M. – C’est un forum potentiel, mais il est évident qu’aujourd’hui on apprécie les intellectuels télévisuels et médiatiques parce qu’ils entrent bien dans le champ. Il est certain que les médias peuvent utiliser l’intellectuel qui les conteste parce que cela aussi c’est intéressant. C’est pour ça que Régis Debray ou P. Bourdieu ont été largement médiatisés. La télévision adore parler de la société du spectacle … Mais on ne peut pas rendre les médias responsables de la médiocrité du débat intellectuel et politique. Il y a quand même un pluralisme des médias. Il y a quand même une régression intellectuelle, qui peut-être n’est que provisoire et qui n’est pas liée à la nature des médias.

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Dans cet entretien avec Dominique Wolton, Edgar Morin évoque la naissance des recherches sur la communication, à partir de son propre itinéraire de chercheur.

Mots-clés

  • communication
  • sciences sociales
  • épistémologie
  • culture
Edgar Morin
CNRS
Edgar Morin, directeur de recherche émérite, CNRS.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9427
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